La valeur des mots.
Je viens de lire un article spirituel. Cela ne vous étonnera pas quand je vous aurais dit qu'il est signé Henri Lavedan. Et je ne vous en parlerais point, s'il ne renfermait que de l'esprit. Mais il est plein de bon sens et nous peut suggérer d'utiles réflexions.
Donc, l'auteur du Prince d'Aurec a cru remarquer que la langue française se déforme. Nous ne savons plus nous servir des mots. Au lieu de choisir ceux qui traduisent fidèlement notre pensée, nous avons recours à des locutions exagérées, excessives; nous sommes atteints d'une maladie spéciale qui consiste, en toutes choses, à forcer l'expression. C'est le cas de rappeler le fameux exemple de La bruyère:
"- Vous voulez dire qu'il pleut. Dites:
Il pleut"
On ne s'accommode plus de ces façons simples et naturelles. Le terme propre devient impropre; le terme défectueux usurpe la place du nécessaire, pour l'unique et mauvaise raison, qu'il est nouveau, bizarre, inintelligible ou sonore. Dans une espèce de furie systématique, où l'émulation se donne carrière, on s'ingénie à ne choisir entre tous que le mot extrême, poussé à son dernier degré de paroxysme et d'intensité. Nous avons infusé dans nos veines, le microbe de l'intense. Cédant à la contagion, nous donnons tous, ou presque tous, dans ce travers.
Tendez l'oreille aux conversations; écoutez-vous causer vous-mêmes. Lavedan cite d'amusants exemples saisis au vol, parmi les papotages mondains. Il en pourrait faire une réédition des Précieuses Ridicules. Une jolie femme, rose, fraîche, bouillonnante de santé, tombe dans un fauteuil. Au lieu de déclarer tout bonnement qu'elle est venue à pied de chez elle et qu'elle est bien aise de s'asseoir, elle s'écrie, de la meilleure foi du monde:
- Je suis venue en courant et je suis morte.
Après quoi, pour une plume mal posée sur le chapeau de sa mère, elle déclare, bien qu'elle soit réputée la plus tendre des filles, que sa mère est à tuer de choisir de pareilles horreurs et qu'elle la déteste, ainsi coiffée de cette hideuse casquette qui lui donne l'air d'un singe...
Si l'aimable personne, qui juge si sévèrement sa mère, n'appliquait ces manières de parler qu'aux frivolités de la vie courante, ce ne serait que drôle; mais l'habitude prise, elle la garde, elle y conforme ses pensées, ses sentiments. Eprouve-t-elle un léger malaise, cela devient une souffrance aiguë, atroce, à hurler... Elle ne s'ennuie plus au spectacle, elle s'y crève; elle ne s'y amuse plus, elle s'y tord. Les jugements qu'elle porte sur autrui sont empreints des mêmes exagérations. A-t-elle quelque sympathie pour une personne rencontrée par hasard et qui lui est, au fond, indifférente, elle la proclame divine, adorable ou stupide et rasante si son nez ne lui plait pas... Tout ou rien, pas de milieu. L'apothéose ou le pilori. Le livre qu'on vient de lire est ignoble, infect, une infamie, une honte ou bien il est étonnant, unique, incomparable. C'est un chef-d'œuvre, un pur chef-d'œuvre, de grand ordre, de tout premier ordre, le livre de ces dix ou vingt ou trente dernières années qui restera, qui marquera, qui fera date...
Considérez, je vous prie, les conséquences d'une telle hystérie verbale. L'écrivain qui reçoit dans la poitrine ces coups d'encensoir ne se rend plus compte de ce qu'il vaut; il s'accoutume aux louanges immodérés. On n'en met jamais assez. A dix-sept ans, il veut être jeune et brillant. Un peu plus tard, il sera distingué, puis célèbre; ces étapes rapidement brûlées, il arrivera au maître et l'on n'imprimera plus son nom sans le qualifier d'illustre ou d'éminent. Ce dernier qualificatif est la monnaie courante du journalisme. On en fait une consommation prodigieuse. On l'applique à tout: aux vivants et aux défunts, au commerce et à la littérature; on dit l'éminent artiste, l'éminent praticien, l'éminent couturier... Dernièrement, un reporter, étant allé quérir des nouvelles d'un académicien agonisant, envoya à l'imprimerie une note ainsi conçue: "L'état de l'éminent moribond est stationnaire."
On sourit, mais on ne s'étonna point. Le même reporter, chargé de renseigner exactement le lecteur, ne se contente plus de noter l'actualité sur ses tablettes, il la devance; il annonce la pièce, le roman de demain, et ces ouvrages qu'il ne connait pas, il en proclame le succès, que dis-je, succès est faible, le triomphe! L'avant-première prédit la centième. Certaines œuvres sont discutées, commentées, portées aux nues sans jamais voir le feu de la rampe ou paraître en librairie. Nous avons ainsi l'auteur applaudi du prochain chef-d'œuvre, l'écrivain du livre qu'on s'arrachera... Il serait humilié d'être traité d'homme de talent. Il prétend au génie. Et, si l'on veut le chatouiller au bon endroit, il faut l'appeler surhomme!
Ce curieux état d'esprit dûment constaté, reste à déterminer quelle en peut être la cause... Cathos et Madelon s'assimilaient le fatras des précieuses, par "snobisme", afin qu'on pût les croire affiliés à l'hôpital de Rambouillet. Il y a bien, sans doute, une part de vanité dans nos outrances de langage. Nous souhaitons avoir l'air renseignés, avertis. Une affirmation brutale suppose la compétence. Quand on use de mots modérés, il semble que l'on n'ait pas d'opinion. Ce livre est sublime, ce livre est ignoble. A la bonne heure! Vous vous y connaissez, vous voyez tout de suite de quoi il retourne...
Et puis, il faut le temps pour réfléchir, pour motiver un jugement, en peser les termes. Nous vivons trop vite, nous filons à travers le monde avec la rapidité d'un boulet de canon; l'énergie qui nous soutient, nous la puisons dans la tension de nos nerfs. N'est-il pas logique que cette excitation nerveuse se communique aux paroles comme aux actes, et leur imprime une allure trépidante, fiévreuse, désordonnée?...
Enfin, l'ambition, la soif d'arriver, l'abondance des compétitions, l'encombrement des carrières, nous font recourir à des moyens violents. Se vanter soi-même, se faire exalter, à titre de réciprocité, par les amis, "débiner" ses adversaires et ses rivaux, crier plus fort pour attirer l'attention publique, avoir un ton tranchant qui impressionne la foule...
Voilà les principales raisons auxquelles est dû le manque d'équilibre et de mesure dont se plaint Henri Lavedan. De pareils excès sont déplorables. J'ai grand'peur qu'on ne s'en puisse guérir. Une consolation nous reste: la culture des classiques, où la plus ferme raison s'allie à la plus sobre élégance et au tact le plus délicat. Pour former le goût, rien ne vaut une page de Racine.
Le Bonhomme Chrysale.
Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.
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