Translate

samedi 27 septembre 2025

 Le salon des Refusés du siècle.


Si l'on voulait faire un Salon exclusivement composé de chefs-d'œuvre et dans lequel étaient représentés les plus grands maîtres français modernes, il suffirait de choisir parmi les tableaux ou les statues refusés au cours de ce siècle par le jury, alors qu'ont été reçues par milliers des toiles d'une médiocrité désespérante. Après s'être égayé ou attristé de ces erreurs de jugement, on peut en dégager une grande leçon, c'est que la vie de l'artiste novateur est nécessairement une vie de lutte et que l'originalité et l'importance d'une œuvre d'art digne de ce nom se mesure souvent aux résistances qu'elle provoque.


Dans le siècle qui vient de s'écouler, chaque année ou presque a ramené un événement coïncidant avec le retour du printemps, inévitable comme lui, et qui a suscité bien des émotions dans le monde parisien: le Salon de peinture. Fondé au XVIIe siècle et continué à des intervalles plus ou moins rapprochés, le Salon n'a jamais été aussi régulier ni aussi important que depuis cent ans. Il consista d'abord à quelques centaines de toiles ou de bustes qui tenaient à l'aise dans une pièce du financier Jabach* ou bien dans la galerie d'Apollon au Louvre. Mais de nos jours, le Salon est devenu une immense floraison artistique de huit mille œuvres diverses qui ont besoin, pour s'abriter, d'une voûte colossale comme celle de la Galerie des Machines* ou du Grand-Palais* des Champs Elysées. 


Au Salon de peinture: le Jury d'examen, tableau de Gervex.


Le temps est loin où les pauvres peintres étaient obligés de faire leur exposition en plein air, le temps où, par exemple, Lebrun accrochait en plein vent, dans la cour de l'hôtel de Richelieu, son Passage du Granique*, et où les maîtres peintre de l'Académie de Saint-Luc, société rivale de l'Académie royale de peinture et de sculpture, suspendaient leurs chefs d'œuvre, place Dauphine, sur le parcours de la procession de la Fête-Dieu.
Dans notre siècle, le Salon a été confortablement installé d'abord au Louvre, puis au Palais-Royal, puis à l'Orangerie des Tuileries, puis en 1855 au Palais de l'Industrie, enfin dans le Palais des arts libéraux au Champ de Mars, dans la Galerie des Machines et aujourd'hui au Grand Palais des Champs Elysées. Il est devenu un lieu de réunion mondaine, une arène de discussions passionnées, une occasion de toilettes, un berceau de gloire naissantes, un marché enfin, où commence à s'établir la valeur de signatures auparavant inconnues, bref, un événement capital dans la vie de notre pays.
Aussi, être reçu ou n'être par reçu au Salon a-t-il été pendant les cent années qui viennent de s'écouler, pour tout jeune artiste, une question de vie ou de mort.
Etre refusé au Salon, voir revenir leur tableau avec le terrible grand R au dos, c'était pour les débutants, la méfiance des amis, la fin des subsides paternels, la chute. Certes il semble que, pour de bons artistes, cette crainte dût être vaine. Et quand on pense que, de 1800 à 1900, c'est par centaines de mille que le Jury a laissé passer de médiocres œuvres d'art et prononcé le dignus es intraro, on n'imagine pas qu'il ait jamais pu en refuser de bonnes et repousser des artistes de valeur...
C'est cependant ce qui est arrivé. Quel beau Salon il y aurait moyen de faire, si l'on pouvait réunir aujourd'hui, en 1901, dans une salle du Grand Palais, tous les tableaux et toutes les statues injustement refusés depuis l'année 1801! Sur les cartouches brilleraient les noms célèbres de Corot, Millet, Rousseau, Delacroix, Diaz, Decamps, Barye, Louis Boulanger, Chassériau, Chintreuil, Marilhat, Courbet, Manet, Flandrin, Paul Huet, Français, Puvis de Chavannes, Whistler. La plupart des maîtres du XIX e siècle y seraient représentés, car la plupart ont été, une fois ou l'autre, refusés par le jury. Mettez en regard les noms des jurés qui leur fermèrent les portes au Salon. Ce sont Bidault, Blondel, Picot, Meynier, Hersent, Heim, Granet, Raoul Rochette, autant de célébrités parfaitement oubliées.
Comment des hommes aussi médiocres osèrent-ils juger et proscrire les grands artistes que nous venons de nommer? Pour le comprendre, il faut se reporter au temps où ils vivaient et aux idées qui régnaient alors.

Les Romantiques refusés par les Classiques.

On était dans les premières années qui suivirent la révolution de 1830. Une révolution plus considérable encore fermentait dans le goût, dans l'esprit public et dans l'art. Les règles du beau, enseignées à l'école depuis David, étaient fort étroites. En se basant sur les proportions des statues antiques, les professeurs avaient décidé qu'on ne devait représenter qu'un seul type humain. Par exemple, le front et le nez devait être sur la même ligne; il devait y avoir telle distance entre la bouche au menton, telle autre de l'œil à l'oreille, etc. De plus, comme l'antiquité avait laissé des modèles de mouvements harmonieux, il était interdit aux corps de faire des gestes trop violents ou imprévus et aux figures de refléter des impressions trop passionnées. Figés dans des proportions invariables et des gestes conventionnels, les personnages devaient encore être d'une couleur traditionnelle et immuable selon chaque objet représenté. Il y avait une couleur de chair, comme il y avait une couleur de ciel, une couleur d'herbe, et une couleur pour le rocher d'où il était loisible au peintre de précipiter Ariane, à moins qu'on ne préférât y faire pleurer Calypso. Cette couleur devait être assez froide pour ne pas éclipser la splendeur du dessin et assez lisse pour n'en point masquer la correction. C'était, en somme, l'idéal de la statuaire antique, excellent en soi, mais maladroitement transporté dans la peinture moderne.
Ce que cette théorie pouvait avoir d'absurde disparaissait dans les tableaux de David, parce que le génie d'un grand homme triomphe et se joue de la sottise de sa propre théorie. Cette absurdité disparaissait encore dans les portraits au crayon d'Ingres, premièrement parce que, étant des portraits, ils serraient au plus près la nature, et secondement parce qu'étant faits d'un simple trait, ils s'accommodaient plus aisément des exigences de la statuaire que de celles de la couleur. Mais en dehors de ces deux exceptions l'enseignement académique ne pouvait conduire qu'à des conventions ridicules et infécondes.
Aussi la jeune génération des peintres et des sculpteurs de 1830 cherchait-elle avec raison un autre idéal. Enthousiasmés par le récent succès des romantiques en littérature, les artistes voulurent infuser, eux aussi, un sang nouveau à l'art vieilli des Guérin* et des Girodet-Trioson*. Les écrivains romantiques avaient mis Shakespeare à la mode: Delacroix et Louis boulanger peignirent des scènes d'Hamlet et du Roi Leare. Les romantiques avaient chanté le mystère et la douceur de la grande nature: Théodore Rousseau peignit une scène pastorale dans le Haut Jura. Les romantiques révélaient la poésie enflammée de l'Orient. Marilhat peignait un Crépuscule en Egypte et une Vue du Caire. Enfin Hugo proclamait l'égalité des choses devant la loi de l'art, et affirmait que les plus humbles avaient le droit d'être décrites telles qu'elles sont. Il écrivait:

J'ai dit à la narine: Eh! mais tu n'es qu'un nez!
J'ai dit au long fruit d'or: mais tu n'es qu'une poire!
J'ôtais du cou du chien stupéfait son collier
D'épithètes...

Barye pensa que, puisqu'on appelait dorénavant une vache "une vache" et non plus une "génisse", un chien "un chien" et non plus "l'ami de l'homme", on pouvait se permettre de sculpter un vrai lion, capable de manger et de boire, de bondir et d'étouffer une proie, comme ceux qu'on voit en bronze au jardin des Tuileries, et non pas un animal héraldique comme ceux qui croisent leurs pattes à la porte de l'Institut. Il fit donc des épisodes de chasse aux tigres, au taureau, à l'ours, au lion et à l'élan et les doua d'une vie intense, tragique, comme le monde n'en avait pas connu depuis longtemps.
La vie, en effet, et la passion se traduisant par le mouvement, telles étaient les caractéristiques de tous ces novateurs. Au lieu d'un dessin calme et pur, ils apportaient des silhouettes tourmentées. Au lieu d'une couleur neutre et froide, ils produisaient des teintes violentes et chaudes. Enfin, au lieu de paysages composés de mémoire avec adjonction arbitraires de cascades, de ruines et de maisons, ils faisaient apparaître un coin de la nature sauvage, choisie dans un de ses moments les plus impressionnants. Ainsi Théodore Rousseau se trouvant pendant l'automne 1834 à Gex au milieu d'une fête campagnarde, avait assisté à la descente annuelle des troupeaux qui quittaient les montagnes du Jura pour les plaines.
" Une nation ruminante apparaît du haut des cimes neigeuses et se répand jusqu'aux derniers pâturages, semblable à un écrin de pierres précieuses, qu'un Polyphème lancerait de son antre. La caravane descend grave et lente, envahit les ravins, contourne les roches, glisse sous les hautes voûtes de sapins; elle s'accumule, se heurte et s'entraîne jusqu'aux vallées, où elle retrouve ses étables et les habitations. Cette migration en marche, d'une majesté biblique, dure des journées et des nuits, on l'entend encore dans la vague des brumes, et la trompe des marcares, le beuglement des vaches et le tintement des sonnettes bruissent comme les accords d'une symphonie pastorale."
Très ému de ce spectacle, Rousseau en fit un tableau, auquel il travailla pendant deux ans: la Descente des vaches dans les montagnes du Haut-Jura*. Portant au cou de pesants grelots, les bêtes regagnent, sous la conduite des bergers, les pâturages d'automne; on voit étinceler à l'horizon, à travers les sapins, la neige des glaciers. Telles étaient les inspirations de l'école romantique de peinture à cette époque.
Et toutes ces œuvres nouvelles auxquelles il faudrait ajouter quelques marines de Paul Huet furent présentées la même année au même Salon. On était en 1836. De leur succès ou de leur échec pouvait dater une renaissance ou une décadence. Le moment était décisif pour l'avenir de l'art français.

Vous êtres des sauvages! - Et vous des assassins!

En voyant ces tentatives, le Jury poussa un cri d'horreur! Il était alors formé des membres de l'Institut et l'Institut était lui-même composé d'hommes âgés, dévoués aux idées académiques, et préoccupés de se recruter plutôt parmi les partisans de ces idées que parmi les hommes de talent. 


Le Jury de peinture dans l'exercice de ses fonctions.
D'après une caricature de Cham.


C'est ainsi que, lorsque Eugène Delacroix, qui était déjà l'auteur du Massacre de Scio et des Femmes d'Alger*, se présenta à l'Institut en 1837, il se vit préférer M. Schnetz. En 1838, il se présenta de nouveau et fut éclipsé par M. Langlois. En 1939, il se présenta pour la troisième fois et l'Académie des Beaux-Arts crut plus glorieux pour elle de s'assurer la présence de M. Couder. On conçoit qu'un Jury qui préférait M. Langlois ou M. Couder à Delacroix ne fût pas très favorable aux tentatives de Rousseau, de Delacroix, de Huet, de Barye, de Marilhat et de Louis Boulanger. Leur ouvrir la porte du Salon, c'était renier la tradition froide de l'Académie et se renier soi-même: le Jury la ferma.


La Peinture moderne devant le Jury.
Caricature de cham.

"Accusée, je vous engage à vous présenter désormais
dans une tenue moins échevelée.
- Quel est votre nom?
- La Peinture moderne.
- Vous n'avez pas de prénom?
- Non, monsieur le Président.
- Ni de qualités?
- Non, monsieur le Président.
- Très bien, le jury tiendra compte de votre franchise
."

-

Cela fit scandale. Au lieu de se soumettre au verdict de leurs aînés, les jeunes artistes en appelèrent à l'opinion publique. Soutenus par un maître, Ary Scheffer, et par un critique fameux, Gustave Planche, ils organisèrent une résistance énergique. Ary Scheffer recueilli et exposa dans son propre atelier le paysage de Rousseau. Le journal l'Artiste fit graver et publier le Roi Lear de Boulanger, et l'Hamlet et Horatio de Delacroix*. 


 Hamlet et Horatio.
Tableau d'Eugène Delacroix, refusé au Salon de 1836.

Cette scène, tirée de Shakespeare, représente le prince Hamlet
dans un cimetière avec son ami Horatio. Il tient un crâne
dans sa main et s'écrie: "Hélas! pauvre Yorick! Je l'ai connu Horatio!
Il m'a porté sur son dos mille fois!" Le fond représente le cimetière
 de Toulon, où Delacroix était demeuré en quarantaine
à son retour du Maroc.
(Appartient à M. M. Heine.)



Des camarades comme Descamps et Tony Johannot s'abstinrent et firent le vide autour du Salon officiel. La protestation s'étendit jusqu'au duc d'Orléans, qui, outré de voir le Jury refuser les pièces du surtout qu'il avait commandé à Barye, voulut faire casser ce jugement. 


L'Hallali du Cerf.
pièce du surtout sculpté par barye, refusé au Salon de 1834.

Ce groupe est une des neuf pièces du surtout de table commandé
 en 1833 par le duc d'Orléans au grand sculpteur animalier Barye.
Le Jury le refuse, alléguant que ce n'était pas là de la sculpture
mais de l'orfèvrerie.
Barye est l'auteur des groupes de bronzes du Jardin des Tuileries.



Et le roi lui-même ne sut se tirer de cet embarras qu'en disant qu'ayant nommé un Jury, force lui était bien de recommander sa compétence. 


Autre pièce du surtout de Barye.

Combat du lion et du taureau.



Entre les Classiques rivés à leurs principes, titulaires des riches prébendes de l'Etat, couverts de décorations, d'honneurs, et les Romantiques soutenus par la jeunesse littéraire et par la presse, la lutte ne pouvait être que très violente. Les esprits étaient montés à ce point que les premiers disaient aux seconds: "Vous êtes des sauvages ivres!" et que les seconds imprimaient en toutes lettres dans l'Artiste: "Vous êtes des assassins!"

Une place bien gardée.

Ces protestations restèrent sans effet. Pendant douze années encore, jusqu'à la Révolution de 1848, l'Institut, maître du Salon, en interdit l'entrée aux novateurs; Cependant les résistances grandissaient. On organisa des Salons dissidents dans les ateliers de Paris et à Nantes. Mais les avantages matériels dont jouissait l'Institut et le prestige qu'il conservait auprès du public donnaient à ses ostracismes une importance toujours capitale. Au Salon de 1842, il refusait un tableau signé du plus grand nom de l'école de paysage moderne: Corot. C'était une esquisse pour son baptême du Christ* qui décore aujourd'hui l'église de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. 


Le baptême du Christ.
Composition de Corot pour l'église Saint-Nicolas du Chardonnet,
refusée au salon de 1842.

C'est une des rares peintures religieuses du grand paysagiste Corot.
On y retrouve la poésie qu'il savait mettre dans ses scènes champêtres
et qui n'a cependant pas trouvé grâce devant le Jury de 1842.



En 1837, Rousseau, qui ne se décourageait pas, envoya un chef-d'œuvre, la célèbre Avenue des Châtaigniers*. Elle fut refusée. 


L'Avenue des Châtaigniers.
Tableau de Théodore Rousseau, refusé au salon de 1837.

Ce chef-d'œuvre de Rousseau représente un coin du parc de Souliers,
près de Cérisaye, en Vendée. Plusieurs fois repeint avec une conscience
extrême, il fut cependant refusé par le Jury qui le trouvait trop peu idéalisé.
Il a été vendu 27 000 francs.
(Appartient à Mme la marquise Carcano.) 



C'est à grand peine que le peintre put la vendre deux mille francs à M. Paul Casimir-Perrier. Ce tableau qui devait être racheté 10 000 francs par M. Durand-Ruel et 15 000 francs par Khalid-Bey, 27 000 de nouveau par M. Durand-Ruel et qui vaut aujourd'hui près du double, fut donc refusé.
Aux Salons de 1843 et 1844 un jeune artiste, simple, souffreteux, torturé par le doute de son propre talent et l'inquiétude sur son avenir, envoyait une série de toiles: Alexis et Corindon, Sara la Baigneuse, la Chute des Feuilles, le Tombeau des Quatre Sergents de la Rochelle, qui toutes les quatre furent refusées; Elles étaient signées Chintreuil, un des plus grands noms du Paysage contemporain. En 1845, le Jury continua la série de ses erreurs judiciaires en refusant l'Education de la vierge, et une Madeleine* de Delacroix, une Nativité de Riesener, deux paysages de Paul Huet et une Cléopâtre d'un jeune peintre devenu célèbre depuis par ses fresques fameuses, qui furent recueillies dans les démolitions de la Cour des Comptes: Théodore Chassériau. Celui-ci s'indigna violemment et dans un accès de fureur il détruisit son tableau. "Nous l'avons vu, écrit Théophile Gautier, c'est la composition la plus simple, la plus grande, la plus antique qu'on puisse rêver. On se croirait devant une fresque détachée des murs de Pompéi."
En 1846, c'est un des plus grands noms encore qui fut rayé de la liste des admis: le nom de Jean-François Millet, le peintre de l'Angélus. Il avait déjà été refusé en 1842. Il venait de s'installer à Paris et voulait tenter de frapper un grand coup. Il fit une Tentation de saint Jérôme qui n'eut pas plus de bonheur, et le jeune peintre besogneux, à court de toiles, se vit obligé de détruire ce tableau qui lui avait coûté tant de peine, pour pouvoir en peindre un autre sur le même châssis. Il peignit un Œdipe détaché de l'arbre*. Il ne reste plus du premier tableau que le bas, où on retrouve plus ou moins modifié la tête de mort et quelques attributs du saint. Ce fut la dernière injustice considérable du Jury de l'Institut. Déjà grondaient les orages avant-coureurs de la révolution de 1848, et dans le Jury de peinture, plus que partout ailleurs, on était en droit de réclamer "l'adjonction des capacités".

A leur tour les romantiques refusent les réalistes.

La Monarchie tombait, le Jury fut emporté avec elle. Comme un esprit d'exclusivisme poussé à l'extrême provoque par réaction un extrême esprit d'indulgence, la Révolution triomphante, ayant eu à se plaindre d'un Jury particulier, ne voulait plus de Jury du tout. L'année 1848 fut l'âge d'or des débutants au Salon. Tout le monde fut reçu. Seulement tout le monde ne fut pas admiré; et le public se vengea de cette tolérance extrême en éclatant de rire et en jetant des gros sous devant les tableaux qui lui déplaisaient. Il jetait des gros sous devant les croûtes mais il ne couvrait pas de louis d'or les chefs-d'œuvre. Comme l'Etat en ces moments de troubles n'avait pas d'argent et que les particuliers n'en avaient guère, il est douteux que cette ère de liberté fût beaucoup plus profitable aux artistes que l'antérieure époque de servitude.
Au contraire, quand arriva l'époque de la présidence de Louis-Napoléon et le second empire, on vit un Jury mitigé, composé à la fois de membres de l'Institut et de critiques d'art partisans des idées nouvelles, accueillir plus libéralement les jeunes talents, tandis que l'Etat leur assurait plus largement sa protection. Ce fut l'époque de la dictature, en somme assez pacifique, de M. de Nieuwerkerke. Toutefois, il ne laissa pas de commettre de graves erreurs. De 1850 à 1859, il refusa sans hésiter les envois un peu étranges mais dignes de considération d'un jeune provincial, un amateur dont le nom devait devenir à jamais glorieux, Puvis de Chavannes. En 1859, Millet, qui venait de terminer son Angelus, vendu plus tard 630 000 francs, envoyait au Salon une de ses pages les plus saisissantes: la Mort et le Bucheron*



La Mort et le Bucheron.
Tableau de J.F. Millet, refusé au Salon de 1839.

Ce tableau, peint la même année que le célèbre "Angélus",
nous montre, avec un accent de vérité qui déplut au Jury de 1939,
un paysan exténué par son fardeau. Il est depuis considéré
comme un chef-d'œuvre.


Il avait grand besoin d'un succès et surtout d'un achat, car malgré sa vie très rangée et son travail incessant, il ne parvenait pas à sortir de la misère. 
"C'est affreux, écrivait-il à un ami, d'être mis à nu devant ces gens-là, non pas tant parce que l'amour-propre en souffre que parce qu'on ne peut se procurer ce dont on a besoin... Nous avons du bois pour deux ou trois jours encore et nous ne savons comment nous en procurer, car on ne nous en donnera pas sans argent... Je travaille aux dessins d'Alfred Feydeau, dont je vous prierai de m'envoyer l'argent dès que vous l'aurez reçu, car les enfants ne peuvent rester sans feu. Tant pis pour la fin du mois!"
Il comptait beaucoup sur son envoi la Mort et le Bucheron. C'était une peinture rude et puissante de la vie rurale qui contrastait étrangement avec les élégants villageois de Lancret du siècle dernier et les moissonneurs de Léopold Robert acclamés par la littérature romantique de 1830. Les paysans de Millet ressemblaient beaucoup aux pauvres hères de Lenain, dédaignés par Labruyère ou à ces mendigots hollandais que Louis XIV commandait d'ôter de sa vue. Ces figures étaient à la fois brutales et grandes. Le Jury officiel n'en compris pas la grandeur: il n'en vit que la brutalité. Il refusa la toile.
Pourquoi? A cette époque, le Romantisme avait triomphé. beaucoup de ses représentants siégeaient dans le Jury et quelques-uns mêmes avaient les cheveux blancs. On admettait la beauté de la passion, la puissance de la couleur, la liberté fougueuse du dessin, le mouvement de la composition et enfin la liberté de la grande nature rendue dans ses effets émouvants et passagers. Mais chez les jeunes gens jaillissaient aussi d'autres idées. Pourquoi, disaient-ils, prendre ses sujets dans les nobles horreurs de Shakespeare ou de Dante et non pas dans les plus humbles scènes de la vie bourgeoise, ouvrière ou rurale autour de nous? Pourquoi chercher dans la nature les effets passagers d'orage, de tempête, ou les sites lointains des Alpes et de l'Orient? Ce qui est proche n'est-il pas aussi bien la nature que ce qui est éloigné? S'il y a quelque mystère admirable dans l'organisation du monde, n'est-il pas aussi intéressant à étudier dans ces crises momentanées? Les Classiques cherchaient le paysage impossible, les Romantiques cherchent le paysage exceptionnel, pourquoi ne chercherions-nous pas le paysage habituel tel que nous le voyons autour de nous? Ouvrons une fenêtre et peignons tout simplement ce que nous voyons entre les chambranles: la nature est plus habile que nous.
Ainsi raisonnaient ces jeunes gens parce qu'ils cherchaient le réel, furent appelés des Réalistes. Leur prétention ne parut pas moins exagérée aux Romantiques que ne l'avait paru celle des Romantiques aux Classiques trente années auparavant. Au Salon de 1863 les novateurs furent refusés en bloc: on comptait parmi eux Whisler, Chintreuil, Vollon, Jean-Paul Laurens, Alphonse Legros, Manet, Bracquemond, Cazin, Chauvel, Fantin-Latour, Vayson, Jongkind et quelques autres qui ont fait depuis bonne figure dans l'histoire de l'art. La jeunesse s'indigna. Les ateliers retentirent de cris de colère. Leur protestation fut telle que l'Empereur, fort indifférent aux questions d'art, mais naturellement porté aux solutions libérales les plus imprévues, décida de faire le public juge entre le Jury et ses victimes. Pour cela, il ordonna que les œuvres d'art refusées seraient exposées dans une autre partie du palais de l'Industrie, non loin de celles qui étaient reçues. Quand le public parisien apprit cette nouvelle, ce fut dans les ateliers un soulagement et un délire universels. On riait, on pleurait, on s'embrassait. Le Salon des "refusés" de 1863 eut autant de succès que celui des "admis".



L'Espada.
Tableau de Manet, refusé au salon de 1863.

Cette œuvre du père de l'école impressionniste, inspirée de
l'ancienne peinture espagnole, fut fort mal accueillie du Jury
et de la critique quand elle parut. Elle figura au Salon
des refusés de 1863.
(Communiqué par M. Durand-Ruel)



Le triomphe des indépendants. Le suffrage universel de l'art.

Le résultat fut une réforme considérable dans la composition du Jury. Pendant les années qui suivirent, le Jury fut élu par des peintres pour les trois quarts, et pour un quart choisi par le gouvernement. Mieux averti ou plus prudent que ses devanciers, il ouvrit de plus en plus largement ses portes, et à la fin du second Empire, il était devenu d'un libéralisme que ses adversaires regrettèrent plus tard. En 1864, il acceptait l'Olympia de Manet*. En 1869 il acceptait de grandes toiles de Puvis de Chavannes, que ni la critique ni le public ne regardaient d'un très bon œil*. Son libéralisme était tel qu'en 1870 le Salon compta 5434 numéros, soit 1194 de plus que le Salon de 1869, 1221 de plus que le Salon de 1868 et 2689 de plus que le Salon de 1867. Le Jury de sculpture accepta tous les envois qui lui avaient été faits. Le Jury de peinture ne prononça qu'un nombre d'exclusions fort restreint relativement à celui des années précédentes: ce fut un second âge d'or, comme en 1848 pour les débutants.


Vue de la Seine.
Tableau de Jongkind, refusé au Salon de 1863.

Voici l'un des premiers paysages impressionnistes qu'on ait peints.
Les effets les plus subtils de la lumière en plein jour y sont rendu
avec une grande vérité. Il figura au Salon des Refusés de 1863.
 (Appartient à M. Alexandre Blanc)



L'avènement de la République ne fut pas d'abord défavorable aux novateurs. Le Jury de 1872, présidé par Meissonier, débuta par un acte de proscription en refusant une œuvre importante de Courbet: la Femme couchée*. Ce tableau, exposé dans la boutique d'un marchand de tableaux, rue Notre-Dame de Lorette, obtint cependant parmi la jeune critique un immense succès. Après Courbet, ce fut Manet, en 1876, qui essuya les rigueurs du Jury; son portrait de M. Marcelin Desboutin* fut refusé; Indignés de cet ostracisme, des artistes formant un groupe important décidèrent de ne plus paraître au Salon et firent une Exposition particulière chez M. Durand-Ruel. Ce sont eux que l'on appela les Impressionnistes. Les colères furent telles, les cerveaux à ce point montés, qu'on en vint à regretter l'ancien Jury de l'Institut.
Cette longue lutte se termina par le triomphe des indépendants. Depuis une vingtaine d'années, la transformation du Jury est complète; Il ne se recrute plus lui-même et il n'est plus nommé par l'Etat. Il est choisi par le sort, qui est aveugle, et d'après une liste élue par le suffrage universel, qui est au moins borgne. En sorte que ce sont les exposants eux-mêmes qui jugent ceux qui doivent les juger. Il en résulte qu'on laisse tout passer.

Comment se portent les victimes du Jury.

En terminant ce Salon des Refusés, il nous reste à dire comment de telles erreurs furent possibles et ensuite dans quelle mesure elles nuisirent aux talents de ceux qui en furent les victimes. Elles sont possibles et même naturelles parce qu'un artiste, fût-il excellent, n'est pas nécessairement un très bon juge de l'art. D'ailleurs de quelque façon qu'on choisisse un jury, comme il se compose en définitive d'hommes, il est sujet à toutes les erreurs et à toutes les petitesses humaines. Le grand sculpteur Barye, un jour qu'il se promenait en méditant sur la bonne foi du Jury, rencontra le grand paysagiste Jules Dupré. Celui-ci lui demanda avec intérêt des nouvelles de ses travaux: "Cela va fort bien, répondit Barye; je suis refusé". Et comme l'honnêteté de Dupré se récriait: "Mais c'est tout naturel, reprit-il avec sarcastique tranquillité qui commençait à murer son visage, je compte trop d'amis dans le Jury!..."
Ensuite, quelque réprobation que doivent soulever ces petitesses et ces injustices, faut-il penser qu'elles ont été fatales à ceux qui en furent les victimes, et croire, comme le disait le journal l'Artiste en 1836, que le Jury ait assassiné leur talent? En aucune façon.
Sans doute, il est arrivé qu'on ait refusé des œuvres de maître, mais on a souvent accepté au même salon d'autres œuvres du même maître. Par exemple, on a refusé en 1836 de petits groupes de Barye, mais en recevant son Lion au repos, qui valait dix fois ses petits groupes. De même, on a refusé en 1845 une Madeleine de Delacroix, mais il en avait envoyé deux et l'on a accepté l'autre. On a donc refusé souvent faute de place et sans se priver pour cela du talent dont on repoussait une seule manifestation. D'autre part, le Jury a été souvent plus libéral que le public et que les révolutionnaires eux-mêmes; La fameuse Olympia de Manet a été reçue en 1864 et ce n'est pas le Jury, mais c'est le révolutionnaire Courbet qui s'écriait en la voyant: "C'est plat, ce n'est pas modelé. On dirait une dame de pique d'un jeu de cartes sortant du bain!" Les reproches faits au Jury sont donc très exagérés. Il est bien vrai qu'il a repoussé de grandes signatures, mais il n'est pas vrai qu'il ait repoussé beaucoup de grands chefs-d'œuvre. Il faut se déshabituer de cette idée que n'importe quel tableau est bon quand il est signé du nom d'un homme qui a fait des tableaux admirables, ou encore qu'un homme qui en a fait de bons ne puisse pas en avoir fait de mauvais.
Enfin, les refus ou, si l'on veut, les persécutions n'ont jamais tué un grand artiste, pas plus d'ailleurs que l'indulgence n'en ont jamais fais naître.
Pour les caractères forts, en effet, capables de puiser dans un échec passager une énergie nouvelle, la sévérité ou même l'injustice d'un jury sont quelquefois une bonne épreuve, tandis que les succès trop faciles et trop prompts risquent d'alanguir, dans leur croissance, bien des talents qu'un long effort eût développés. Telle est la vérité que nous enseigne l'impartiale histoire. Le Salon des Refusés du siècle est une curiosité, mais, en définitive, les plus belles œuvres de ces refusés sont celles qui ont été reçues. 

Lectures pour tous, 1901.

* Nota de célestin Mira:

* Jabach:

Il s'agit probablement de Everhard Jabach (1618-1695), banquier allemand naturalisé français, directeur de la Compagnie des Indes, grand collectionneur d'œuvres d'art.


Everhard Jabach.


* Galerie des Machines:



La galerie des Machines a été réalisée par l'architecte Ferdinand
Dutert et l'ingénieur Victor Contamin pour l'Exposition universelle
de Paris en 1889. Située dans le quartier de Grenelle,
elle fut démolie en 1909.



Vue intérieure de la galerie des machines.


* Le Grand Palais:



Le grand Palais en 1900.


* Le passage du Granique (Le Brun):



Le Passage du Granique par Le Brun.

La bataille de Granique, contre les Perses,  c'est à dire le franchissement
du fleuve Granique, actuellement Biga Cayi en Turquie, 
 par Alexandre le Grand a eu lieu en 334 Av JC.



* Guérin:



Phèdre et Hyppolyte de Pierre-Narcisse Guérin.


* Girodet-Trioson:



Le sommeil d'Endymion de Anne-Louis Girodet-Trioson.



* Théodore Rousseau:




Théodore Rousseau vers 1865, photographié par Etienne Carjat.
(Spectacles-sélection, exposition du Petit-Palais, mai 2024.)




La Descente des vaches dans le Haut-Jura par Théodore Rousseau.

Cette toile fut surnommée "la descente des vaches en enfer" par
ses détracteurs, notamment à cause de l'emploi de bitume. Bitume
qui fut fatal à l'œuvre, cette toile est pratiquement détruite suite à
des réactions chimiques irréversibles engendrées par ce bitume.
Il ne subsiste que des esquisses préparatoires comme cette
reproduction.




* Eugène Delacroix:






Massacres de Scio d'Eugène Delacroix.

Familles grecques attendant la mort ou l'esclavage (Louvre)




Femmes d'Alger dans leur appartement d'Eugène Delacroix.



* L'Artiste


L'Artiste fut publié de 1831 à 1904.




Hamlet et Horacio au cimetière de Delacroix.




Le roi Lear et le fou dans la tempête, de Boulanger



* Corot:




Le baptême du Christ de Jean-Baptiste Corot.



* Avenue des châtaigniers:



L'Allée des Châtaigniers de Théodore Rousseau.


*L'Education de la Vierge et Madeleine de Delacroix:



L'Education de la Vierge d'Eugène Delacroix.




Madeleine dans le désert d'Eugène Delacroix.


* Jean-François Millet:



Œdipe détaché de l'arbre, de Jean-François Millet.

Le père d'Œdipe, Laïus, croyant à la prédiction qu'il serait tué
par son fils, avait attaché celui-ci, nouveau-né, à un arbre afin de
le laisser mourir. On voit ici des bergers venant à l'aide d'Œdipe en
le détachant de l'arbre. C'est sous cette peinture que figurait la
Tentation de saint Jérôme refusée au Salon et recouverte par Millet.
 (Musée des Beaux-Arts du Canada)


* La Mort et le Bucheron:


La Mort et le Bucheron de Jean-François Millet.
(Collection de la Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague, Danemark)


* Manet:


Edouard Manet.





Olympia d'Edgard Manet.


* Puvis de Chavannes:



Pierre Puvis de Chavannes.




Le Bois sacré cher aux Arts et aux Muses de Puvis de Chavannes.


* Courbet:


Gustave Courbet photographié par Nadar.




La Femme couchée de Gustave Courbet refusée au Salon de 1872.


* Portrait de Marcellin Desboutin:


Portait de Gilbert, Marcellin Desboutin par Edgard Manet.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire