A travers l'Egypte.
Les marchés ou bazars égyptiens.
La rue du Caire continue d'être une des grandes attractions du Champ de Mars. Peut-être ses boutiques en forme de caves contiennent-elles un certain nombre des mercanti des bords de Seine et de marchandises de parfumeries qui ont vu le jour sur le territoire français, mais la couleur locale est toujours là et le visiteur ne chicane guère sur l'authenticité des Syriennes, des Levantines, des Juives et des Marocaines qui lui offrent des bracelets, des éventails, des flacons d'eau de rose ou des tranches d'olivier du Liban, incrustés de caractères hébraïques. Ici, ce sont les Egyptiens, revêtus de la stambouline* officielle et coiffés du tarbouch*; des Hindous à turban blanc à franges d'or, en tunique blanche serrée par une ceinture tricolore.
La plupart des marchands, accroupis gravement sous les arcades sont somptueusement vêtus de robes de soie jaune, rouge ou bleu, rayé d'un vif éclat, et la tête couverte de fez ou de turbans artistement édifiés; nombre d'entre eux cependant portent le costume européen. Le teint œuf d'autruche, le plus beau de tous aux yeux des arabes, indique que quelques-uns appartiennent à cette race; d'autres ont la couleur bronze doré qui distingue les Egyptiens; en voici un coiffé d'un bonnet grec à bandes dorées transversales; un autre en tunique d'un violet pâle aux boutons rapprochés comme ceux d'une soutane et ceint d'une écharpe multicolore. Au milieu des boutiquières, en toilette éclatante, en corsage de velours surchargée de broderies d'or, la tête enguirlandée de sequins*, les bras enveloppés de nuages de tulle ou de mousseline, voilà des fellahs en chemise bleue, aux jambes nues, le turban enroulé autour du petit serre-tête qui couvre leur crâne rasé. L'un d'eux, modeste potier modèle de grossiers alkarazas*, qu'il couvre ensuite de peinturlures bleues ou rouges, pendant que son voisin suit tout ses mouvements d'un œil calme et impassible.
Un peu plus loin, un marchand de bottes, de bottines et de pantoufles vous offre bravement du "nougat d'Afrique*" égaré au milieu de ses mules brodées. Voilà un bédouin en vêtement de poil de chameau blanchâtre aux raies brunes. Tout auprès, un cordonnier en manche de chemise de couleur, la poitrine couverte d'un immense tablier de maroquin rouge, tire vaillamment l'alène dans la semelle d'une pantoufle ravissante, digne de chausser Cendrillon. A quelques pas, une brodeuse avec sa petite fille: toutes deux ont, plantées sur le milieu de la tête, une rose et une branche de buis formant calotte. Puis c'est un Juif de Damas, aussi reconnaissable à son type qu'à son costume: un cordon de soie multicolore et or serre l'étoffe presque transparente qui lui sert de coiffure et retombe sur son élégante tunique. Un de ses compatriotes, de Beyrouth porte une ample robe blanche, et de son front descend un foulard qui rappelle la coiffure des anciens Egyptiens. Qu'on le veuille ou non, on se croirait transporté au Caire, dans le quartier antique, qui a conservé depuis sept siècles sa citadelle, ses tours et ses vieilles murailles, son fouillis de ruelles et de passages sombres.
Au Caire, les négociants qui exercent le même genre de commerce forment une corporation spéciale, à la tête de laquelle est un cheikh, sorte de prévôt des marchands. Les commerçants, vivant pour ainsi dire en communauté d'action, bien que chacun agisse pour son compte particulier, se rassemblent en une même place où ils se livrent librement au trafic des affaires. C'est à ces réunions de boutiques que l'on a donné le nom arabe de Souk (marché) qu'on remplace assez habituellement par "bazar", son équivalent en persan.
La première impression que causent les bazars du Caire reste ineffaçable. Chaque coin de rue est un tableau. Les maisons sont hautes et souvent les étages supérieurs, projetés en avant, se touchent presque pour former une voûte au-dessus de la tête du passant. Ce grand quartier marchand, fourmillant d'allées étroites, de couloirs obscurs, est traversé par le Mousky*, dont nous avons déjà parlé, puis transversalement, par une large rue tortueuse qui serpente d'une porte de la ville à l'autre, et où se succèdent des boutiques, d'admirables mosquées, de vieux palais en ruines, des fontaines, des échoppes, puis un minaret et de longs murs qui tombent.
Les bazars du Caire ont été décrits mille fois, mais ils défient toute description. Ce sont de longs corridors ou couloirs plafonnés où circule sans cesse une foule considérable. "Les voitures ne peuvent y passer, dit M. G. Charmes, mais on s'y aventure à dos d'âne, quoique bien souvent, en étendant les bras, on puisse toucher les murs des deux côtés. Une série de petites boutiques basses et étroites, espèces de carrés tout au plus aussi élevés que la taille humaine et aussi peu larges qu'élevés, sont remplis des plus grandes richesses". Chaque bazar comprend une industrie particulière, et un genre de commerce spécial.
Il y a le bazar des changeurs, où ceux-ci sont accroupis devant de gros coffres forts qui contiennent toutes les monnaies imaginables; les bazars des orfèvres, des marchands de babouches, de tapis. Le bazar principal, le Khan-Khalil, du nom de son fondateur, comprend les principales industries et l'on y trouve d'admirables coffres incrustés d'ivoire et de nacre, des escabeaux en bois rare, de merveilleux tapis, de magnifiques bijoux arabes, des faïences persanes incomparables, etc. Ici, ce sont des étalages de cuivres, casseroles, cafetières, reluisant au soleil, rouges, jaunes, étincelantes, constamment fourbis par un majestueux vieillard.
Dans le bazar des pantoufles, les maroquins éclatent plus jaunes et plus rouges encore, et piquent de taches ardentes le sombre couloir. Plus loin, des brodeurs, courbés sur des pièces de drap ou de cuir, tirent rapidement l'aiguille à travers la soutache d'or. "Aucun pinceau peut-il rendre, dit Mme Lee Childe, cette cour à demi couverte de nattes, d'étoffes accrochées sur des poutres démantelées, laissant filtrer un rayon poudreux, mais qui darde juste sur les tapis que montre le vieux patron? Tout autour des piles, des montagnes de ces tapis de tous les pays: fins veloutés de Perse, rayés de Tunis ou du Kourdistan, petits carrés de prière de Smyrne ou de Bokhara. Puis des ballots de bissacs de chameaux, se déroulant en taches d'un rouge sombre, d'un bleu amorti et cette lumière chaude, riche, frappant d'en haut, ici tamisée par un treillage, plus loin ardente, vive, va éclairer violemment une longue bande bigarrée, déployée par un nègre au turban blanc et un Arabe en robe vert pistache".
Ailleurs, des gilets de velours brodés alternent avec les coussins et les brimborions de clinquant d'un goût douteux, lorsqu'on s'arrête devant un de ces nombreux magasins groupés comme les alvéoles d'abeilles, on remarque des objets très curieux, des tapisseries brodées dans les harems par des doigts de fées, de petits châles nommés coufies, dont le tissu soie et or est éclatant, des chaussures brodées en or fin, des éventails garnis de paillettes d'or et de plume d'autruche, "des armes du moyen âge, casques et boucliers en acier avec incrustations d'or, merveilleuses arabesques dont les précieux méandres ne lassent jamais l'admiration", des lames de Damas artistement ciselées. On y trouve aussi, une grande quantité d'objets chinois et de cloisonnés japonais, avec des filons d'or incrustés serpentant au milieu de l'émail.
Le commerce se fait au bazar Khan Khalil d'une façon charmante. La plupart du temps, il est impossible de trouver la moindre petite place dans la boutique. Le marchand vous fait asseoir près de lui sur le banc de pierre, garni d'un lambeau de tapis et de coussins, qui lui sert de sofa, où il fume son chibouk de l'air le plus insouciant du monde. Il vous offre un narguilé ou du café et devise avec vous des heures entières, en étalant les trésors entassés sur ses modestes établis (mastaba): vases de cuivre paraphés de versets du Coran, incrustés d'or et d'argent; bracelets massifs; bagues de turquoises; collier d'agate; chapelets d'ambre; vielles médailles; narghilés; poignards et armures sarrazines; étoffes brochées d'or; ceintures de soie; foulards chatoyants; châles des Indes entassés sous les galeries, près des ballots de coton, de gomme, de café et d'ivoire. Toujours poli et empressé, mais jamais importun, il vous met en main l'objet que vous désirez, sans vanter sa marchandise, c'est au client de la juger. Doutez-vous de l'authenticité d'un objet ou de la qualité d'une étoffe, il vous retire doucement l'article des mains et le remet en place, sans mot dire. Tous ne sont malheureusement pas aussi scrupuleux et aussi sobres en paroles, mais ils ne témoignent aucune jalousie en voyant leur voisin, leur concurrent, plus favorisé qu'eux par une vente sur laquelle il a réalisé un gros bénéfice: "Une autre fois, pense-t-il, in'ch'Allah (s'il plait à Dieu), ce sera mon tour".
Près du Khan-Khalil est le quartier des ouvriers en cuivre (El-Nahasin) et des orfèvres, véritable labyrinthe de ruelles boueuses et couvertes en planches: de tous côtés, les ateliers d'orfèvrerie, d'une simplicité primitive. Dans le bazar Hamzaouy se trouve la parfumerie, les épices, la papèterie, les cristaux, la mercerie et les étoffes pour la plupart de fabrication européenne. Plus loin les bazars El-Aqqadin', où sont les marchands de passementerie en soir et en fil d'or er d'argent; El-Ghourieh, drap, toile, mousseline; El-Soukkharieh, sucre, fruits secs, confitures de dattes.
Le Sourougich, dont nous donnons une vue prise d'après nature par notre ami Montbard, un des dessinateurs qui ont le plus fidèlement reproduit les costumes et les mœurs des habitants du Caire, est la réunion des selliers et des cordonniers, tandis que le souk El-Silah est celui des armuriers. On y fabrique une quantité prodigieuse de selles, de bâts, de harnais et autres objets de maroquinerie.
Toutes ces boutiques ressemblent à de misérables échoppes, comme nous l'avons dit. Elle s'élèvent à environ un mètre au-dessus du sol, elles restent toujours ouvertes pendant le jour. Ce sont, comme dans la rue du Caire, au Champ de Mars, des espèces de grands coffres que l'on ferme au moyen d'un large volet, dont les gonds sont placé au sommet de la devanture à l'instar des baraques de nos boulevards; le jour, il est soulevé et maintenu horizontalement, la nuit, il se rabat de haut en bas et est assujetti au moyen d'un énorme cadenas.
Des gardiens couchent devant chaque boutique, sur de méchants cafas en branches de palmier qui ressemblent à des cages à poulet. Les marchands cairotes habitent des maisons construites à la manière arabe, avec des cours intérieures, mais dans des quartiers distincts de ceux consacrés au commerce. Au lieu des agglomérations bruyantes et incohérentes, ils ont établi une harmonie extraordinaire dans leur cité; chaque quartier a sa destination, pour ainsi dire sa fonction. Sous certains rapports, la civilisation orientale a été ainsi infiniment plus ingénieuse, comme conception sociale, que l'industrialisme européen.
Notre seconde gravure représente le débarcadère de Boulaq, principal centre industriel du Caire. un peu à l'ouest de la Capitale, dont il fait aujourd'hui presque partie intégrante; la petite ville de Boulaq communique directement avec la Méditerranée par le Nil et avec le canal maritime de Suez par le canal Ismaïlia. C'est le port du Caire qui s'occupe de toute la navigation commerciale du Delta, de même que le port du vieux Caire, situé à 5 kilomètres et demi en amont, traite les affaires de la Haute-Egypte. Ajoutons que, outre les nombreuses usines particulières, telles que l'usine à gaz, les moulins français Darblay, etc., plusieurs industries appartenant au gouvernement sont réunies à Boulaq: l'Ecole des Arts-et métiers, dirigée par Guignon-bey, l'imprimerie nationale et surtout un monument unique au monde, fondé par Mariette-bey et continué si heureusement par M. Maspéro: le Musée d'antiquités égyptiennes.
V. F. Demays.
Journal des Voyages et des Aventures de terre et de mer, dimanche 7 juillet 1889.
Nota de Célestin Mira:
* Stambouline: redingote portée par les fonctionnaires turcs.
* Tarbouch: le tarbouch est un bonnet cylindrique, de couleur rouge, muni d'un gland de soie
* Sequin: le sequin est une ancienne monnaie d'or de Venise. Par extension, le sequin est aussi un élément décoratif formé par un disque doré ou argenté, percé d'un trou en son centre, cousu sur des vêtements.
* Alkarazas: L'alkaraza est une poterie au long col.
* Nougat d'Afrique: le nougat est fabriqué, sous des appellations diverses sur tout le pourtour méditerranéen.
* Le Mousky: vieux quartier commerçant du Caire.
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