La pire terreur des temps passés.
Dans les fléaux qui pendant des siècles ont fait trembler l'humanité, le plus terrible a été sans contredit, la famine: il n'est pas d'années où elle n'ai sévi sur quelque partie du globe, faisant de terribles hécatombes. Aux époques en apparence les plus brillantes, la famine a résulté d'une culture insuffisante, de la guerre ou d'une mauvaise répartition des impôts. Ce n'est pas en effet de l'indigence de la terre et du défaut des richesses naturelles, c'est de la faute ou tout au moins de l'ignorance et des erreurs de l'homme qu'a de tout temps procédé la famine. Grâce aux progrès réalisés dans l'époque moderne, et moyennant une bonne administration, nous n'avons plus à craindre en Europe de voir des populations entières trembler devant ce fléau qu'il est de notre pouvoir de conjurer pour toujours.
Dès l'origine du monde, la vie de l'homme n'a été qu'un rude et continuel combat. La guerre, les maladies, les intempéries, l'eau, le feu, que d'ennemis conjurés contre lui! Mais, de tous ces fléaux, le plus ancien et le plus fréquent à coup sûr, le plus terrible peut-être parce qu'il traîne après lui un long cortèges de misères, c'est celui de la famine.
Ils l'ont connu, nos premiers ancêtres, ces fauves roux et velus que les historiens nous montrent exclusivement occupés de chasse et de pêche. C'était pour eux la grande, l'unique affaire de disputer aux bêtes sauvages la proie qu'ils dévoraient chaude et palpitante encore. Ils l'ont connu ces pasteurs déjà "civilisés" dont la science moderne déchiffre péniblement l'obscure chronique, ces Elamites, Hittites, Chaldéens, qui sur l'argile et le granit, ont gravé le récit de leurs exploits et de leur misère. Mal outillés, n'ayant pour charrue qu'un soc de fer ou de bois durci au feu, ils allaient de plaine en plaine, de vallée en vallée, non selon le caprice de leur aventureuse humeur, mais poussés par l'âpre besoin de nourriture
La Bible nous dit qu'Abraham fut obligé d'emprunter des grains à l'Egypte alors renommée par sa fertilité. Et pourtant, l'Egypte elle-même n'était point épargnée, puisque l'histoire y place la première famine dont elle fasse mention. C'est la période des "sept vaches maigres*" que Joseph prédit au Pharaon pour châtier ses crimes et briser son orgueil.
La famine est le mal chronique de l'humanité à l'état de barbarie. Aussi allons-nous la voir, à travers l'histoire, liée à tous les fléaux qui semblent des souvenirs de la barbarie, tandis qu'au contraire elle recule devant les efforts du travail et cède aux progrès de la civilisation.
L'ancienne Rome toujours à la veille du manque de pain.
C'est un des plus précieux privilèges de la Grèce d'avoir presque ignoré ces affreuses disettes. Elle le dut au petit nombre de ses habitants, à leur sobriété et à leur activité ingénieuse, mais surtout à son heureuse configuration. Sur ce littoral découpé à l'infini, sur cette mer semée d'îles rapprochées comme les piles d'un pont écroulé, les étapes étaient faciles et courtes, les ports abondants et sûrs d'où les légères trirèmes s'élançaient vers les riches comptoirs de l'Ionie.
Il n'en était pas de même pour Rome. La ville unique et incomparable, la souveraine du monde, a toujours été à la merci d'une tempête. En effet, par suite des guerres incessantes et du poids écrasant des impôts, la classe moyenne, celle des petits cultivateurs, disparut de bonne heure. De grandes propriétés, pâturages, forêts, terres en friche, couvrirent la péninsule et la ruinèrent. On ne sema plus de blé. Faute de bras, les plus fertiles contrées tombèrent à ce point d'abandon et de misère que les efforts de quinze siècles n'ont pu réparer le désastre: aujourd'hui encore, l'Agro Romano, les Marais Pontins, la moitié des Abruzzes ne sont que marécages, landes ou solitudes. Déjà, au temps des Gracques, l'Etat devait venir en aide à cent mille citoyens. Ce chiffre tripla en cent ans. Au premier siècle avant Jésus-Christ, le plus sûr moyen qu'aient les ambitieux et les démagogues d'obtenir les suffrages populaires est de distribuer des mesures de blé. A l'époque impériale, la moitié de Rome attend de la libéralité du prince son pain et ses jeux quotidiens: Panem et circenses. La Sicile, l'Afrique du Nord, l'Egypte, le midi de l'Espagne ensemencent, labourent, récoltent pour leur indolente souveraine. Des flottes apportent aux immenses greniers d'Ostie la moisson de l'univers. Qu'une tempête disperse les navires, et l'angoisse de la faim étreint les descendants dégénérés de Scipion et de Paul-Emile; l'émeute gronde et fait trembler le maître du Monde dans sa Maison d'or.
Relativement bien traitées et heureuses, les provinces vivaient dans l'abondance. Mais les mauvais jours vinrent aussi pour elles. Au début du Ve siècle après Jésus-Christ, le mur longtemps infranchissable des légions romaines fut enfin forcé, et le flot des Barbares s'écoula sur l'Empire submergé. Goths, Vandales, Suèves, Alains, Gépides, Hérules, etc., ces hordes faméliques et sauvages laissaient derrière elles le désert. On pouvait appliquer à chacune le mot dont s'enorgueillissait Attila: que l'herbe ne poussait plus où son cheval avait passé.
Avec la domination des Barbares commence une période de misère et de deuil. Puis ce sont les rivalités sans fin, les luttes sans merci d'un véritable âge de fer. Pendant sept à huit siècles, l'Europe va subir une interminable et monotone suite de guerres, de meurtres, de révoltes, de maux et de tourments de toute sorte, où l'Eglise apporte seule une aube de compassion et de douceur.
Le drame de la fin au moyen âge.
Aussi, que de désastres! Si l'on ouvre les Annales que rédigeaient les moines dans les monastères, on voit que les chroniqueurs comptent les années par les catastrophes qu'elles ramènent. La famine sévit à l'état endémique, ou mieux, elle est l'état normal de l'humanité. Le Xe et le XIe siècle lui appartiennent. Les famines qui eurent lieu aux environs de l'an 1 000 répandirent une telle épouvante au cœur des hommes qu'ils se crurent arrivés aux jours de vengeance divines annoncés par l'Apocalypse.
"En ce temps-là, écrit le moine Raoul Glaber, la famine s'abattit sur l'univers. Les intempéries avaient détruit les moissons et empêchèrent les semailles durant trois années. Le sol se couvrit de ronces et de lierre. Le boisseau de blé se vendit jusqu'à soixante sous. Lorsque les animaux et les oiseaux furent épuisés, les hommes recoururent, sous l'aiguillon de la faim, à d'horribles aliments. On vendit de la viande humaine au marché de Tournus. Une mère tua son enfant nouveau-né et le fit rôtir. Il y avait dans la forêt de Castanède, du diocèse de Macon, une cabane de bucheron. Un homme et une femme qui se rendaient à la ville s'y arrêtèrent pour passer la nuit. Avant de se livrer au sommeil, l'idée leur vint de regarder à travers une fente du toit, et ils aperçurent, gisant à terre, un grand nombre de corps décapités. Saisis d'horreur, ils réussirent à s'enfuir et racontèrent ce qu'ils avaient vu. Le comte Othon envoya aussitôt une troupe de soldats qui s'emparèrent du bucheron et découvrirent dans sa hutte quarante huit têtes d'hommes, de femmes et d'enfants, que le misérable avait assassinés pour assouvir la rage de sa faim..."
La cause permanente de ces famines au moyen âge était la mauvaise culture: les instruments de labeur étaient presque aussi primitifs et imparfaits qu'à l'époque des patriarches. Ils égratignaient le sol, c'est à dire les parties naturellement fertiles, les terrains meubles, qui peuvent mordre le pic et le hoyau; c'est pourquoi, la France, beaucoup moins peuplée qu'aujourd'hui, avait peine à nourrir ses habitants.
Ils végétaient, isolés, ignorés, insouciants les uns des autres. On naissait, on vivait, on mourait à l'ombre du donjon ou du clocher natal. Des milliers d'êtres ne s'éloignèrent pas, durant leur existence, à plus de cinq à six lieues de leur berceau. La Champagne ne recevra qu'un écho affaibli de ce qui se passait dans la Bourgogne, sa voisine. Eût-on connu ces souffrances qu'on fût demeuré impuissant à les soulager. Point de routes, nul moyen de transport; l'abondance pouvait être toute proche de la disette et ne pas lui venir en aide.
La famine fait plus de victimes que la guerre dont elle est issue.
Une des causes qui ont engendré le plus souvent la famine a été la guerre, telle qu'on la pratiquait jadis.
Ne prenons pas pour exemple la guerre de Cent ans: ce serait trop facile. Reportons-nous à une époque brillante, le XVIIe siècle; et comme pays, choisissons la France qui est privilégiée, si on la compare à l'Espagne après l'expulsion des Maures ou à l'Allemagne après la guerre de Trente ans.
La Fronde, où l'on a voulu voir qu'une "guerre pour rire", fut, en réalité, une période de misère atroce. Un pays affreusement ravagé par les soldats amis ou ennemis, par des mercenaires sans patrie et sans foyer, servant tour à tour qui les paye; d'immenses espaces abandonnés ou incultes, des villes et des provinces réduites au tiers ou au quart de leur population, des mendiants assiégeant le seuil des hôpitaux et des couvents, des troupes de vagabonds errant sur les routes et dans la campagne, poussés par l'âpre nécessité au pillage des voyageurs et des greniers publics, des milliers d'êtres humains réfugiés au fond des forêts ou des cavernes, et partout la famine étreignant dans ses serres cette foule qu'un contemporain compare aux ombres livides de l'Enfer, voilà ce qu'avait fait de la France cette "guerre pour rire".
Songez qu'en 1635 six armées occupent la Lorraine, c'est à dire cent cinquante mille soldats, sans compter les valets et maraudeurs, qui suivent toujours les troupes ainsi que des corbeaux. Même spectacle en Picardie, en Champagne, en Bourgogne, dont Polonais, Croates, Wallons, Allemands, Suédois, Espagnols ont, comme jadis les routiers, fait "leur chambre". Sur les étendards de Charles de Lorraine, on lisait cette devise, trop exactement suivie: "Frappe fort, prends tout et ne rends rien!" (1652). Près de Reims, " les gens sont réduits à manger des limaçons, le sang des chiens et des chats". Près de Saint-Quentin, "il ne se passe pas de jour qu'il ne meure plus de deux cents personnes dans la province. Nous assurons avoir vu de nos propres yeux des troupeaux d'hommes et de femmes aller aux champs, remuer la terre comme des pourceaux pour y trouver quelques racines..." Les environs de Paris, et la capitale, n'étaient pas épargnés.
La conséquence de procédés de culture déplorables.
Encore peut-on admettre qu'en temps de guerre, pendant un moment de crise violente, la famine sévisse. Mais n'est-il pas plus désolant de voir, par suite d'une mauvaise organisation intérieure, la disette installée à demeure dans un pays? C'est ce qui a lieu chez nous au XVIIIe siècle.
La Bruyère s'écriait déjà en 1689: "L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine: et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit, dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de na pas manquer de ce pain qu'ils ont semé."
Sous des traits moins saisissants, on retrouve cette peinture du paysan chez tous les écrivains du XVIIIe siècle qui se sont occupés de ce sujet.
Quantité de terres sont incultes et abandonnées. "Que l'on parcoure, écrit Arthur Young, l'Anjou, le Maine, la Bretagne, le Poitou, le Limousin, la Marche, le Nivernais, l'Auvergne, le Bourbonnais, on verra qu'il y a la moitié de ces provinces en bruyère." Ainsi les révoltes éclatent-elles de toute part: à Toulouse, Reims, Dijon, Poitiers, Pontoise, dans l'Artois, la Guyenne, le Dauphiné, l'Auvergne, la Provence, etc. En 1776, elles prennent assez d'importance pour mériter le nom de: Guerre des Farines. Sous Louis XVI, il est vrai, le gouvernement s'est adouci, la misère est moindre; elle est pourtant encore au delà de ce que la nature humaine peut supporter. La disette n'a pas été seulement une des causes de la Révolution, elle lui a donné, parmi le peuple, ce caractère sauvage qui éclate surtout sous la Terreur, mais qui se manifeste dès les premiers jours.
En massacrant le gouverneur de la Bastille et les nobles, en guillotinant le roi et la reine, le peuple croit se débarrasser des "accapareurs" et des "affameurs". Hélas! le régime change, mais non les souffrances, et, à l'époque de la Terreur, le même peuple s'insurge contre ses libérateurs et hurle "Du pain! du pain!..." aux portes de la Convention terrifiée.
La principale cause de ce dénuement horrible est le détestable régime économique. Arthur Young estime "qu'en France, l'agriculture en est encore aux procédés dont on se servait au Xe siècle". Mauvaises méthodes, mauvais outils, mauvaises récoltes. Sauf en Flandre et en Alsace, les champs sont en jachère un an sur trois et souvent un an sur deux. Les instruments de labour sont, ou peu s'en faut, ceux du temps de Virgile. Les routes sont rares, mal entretenues, peu sûres, les chemins vicinaux affreux et les transports impraticables. Le cultivateur n'a pas les semences nécessaires et il est trop pauvre pour en acheter. Vienne la sécheresse, la grêle, l'inondation, et toute une province est menacée de la famine.
Sans doute, la province voisine peut être moins éprouvée, mais l'heureuse chance de l'une ne soulage pas la misère de l'autre, car les droits de circulation sont infinis et singulièrement onéreux: on compte 26 péages le long de la Loire et, pour venir de Bordeaux à Paris, une barrique de vin paye 82 taxes différentes. Telle est, en outre, la force de l'antique préjugé, que la libre circulation des grains, décrétée par Turgot en 1775, provoque de sanglantes émeutes. C'est un des prétextes avec lesquels on arrache à la faiblesse bien intentionnée de Louis XVI le renvoi du ministre, et Necker se hâte de revenir aux anciens errements.
Accablé d'impôts, le paysan laisse la terre en friche.
Quant au système financier, il suffit de rappeler qu'il était essentiellement fondé sur le privilège et dire que l'on payait d'autant plus que l'on possédait moins. Multiples et accablants, les impôts devenaient plus vexatoires encore que la rigueur qu'on apportait à les recouvrer. Qu'il s'agisse de la taille directement perçue par le Trésor, ou des aides affermées à des financiers, l'Etat mettait l'appareil judiciaire et la force armée au service des collecteurs, responsables d'ailleurs du déficit et universellement exécrés, quoiqu'ils ne fussent qu'un rouage inconscient de cette meurtrière machine. Contrairement au proverbe qui veut "qu'un bon propriétaire tonde ses brebis et ne les écorche pas", l'Etat punit ses débiteurs insolvables ou récalcitrants de peines non seulement odieuses, mais absurdes, et directement contraires au but proposé. Il confisque pour les vendre ou les détruire, bétail, grains, instruments de labour. Il contraint les retardataires à loger et héberger des soldats, il fait démolir le toit ou les murs de leurs masures, il les expulse. Le propriétaire est la première victime de cette déplorable erreur. Telle grosse ferme du Soissonnais, louée 4 500 livres, paye 2 200 livres d'impôts et 3 000 livres de dîme. Taine a prouvé par des exemples et des calculs irréfutables que, sur 100 livres de revenu, l'impôt lui enlève 81 livres et 70 centimes! Quoi d'étonnant, dès lors, si le paysan refuse de cultiver, de semer, de produire? Il refuse même les secours que certains lui offrent généreusement. "M. de Choiseul-Gouffier, raconte Chamfort, voulant faire à ses frais couvrir de tuiles les maisons de ses paysans, exposées à des incendies, ils le remercièrent de sa bonté, mais le prièrent de laisser leurs maisons comme elles étaient, disant que si elles étaient couvertes de tuiles au lieu du chaume, les subdélégués augmenteraient leurs tailles". "A quoi bon travailler? répondaient-ils. Si je gagnais davantage, ce serait pour le collecteur". Ils ne possédaient, en effet, que ce qu'ils parviennent à lui dérober. Un pareil système ne pouvait continuer à être appliqué: aussi, parmi les causes qui ont le plus contribué à la chute de l'ancien régime, la mauvaise répartition des impôts a-t-elle été l'une des principales.
Pourquoi l'Irlande et l'Inde souffrent encore de la faim.
Aujourd'hui encore, la famine sévit cruellement sur certaines parties du globe, en Chine, dans l'Australie, l'Amérique espagnole, l'Afrique équatoriale. Mais les exemples les plus frappants sont ceux de l'Irlande et des Indes.
L'Irlande est, par excellence, le pays des immenses domaines. Les Irlandais possesseurs de la terre qu'ils ne cultivent pas ne constituent guère que 2 pour 100 de la population. Le reste se compose de tenanciers. Outre la redevance au propriétaire, toujours très lourde, ils ont à acquitter les impôts d'Etat, les taxes locales, etc.
Ajoutez que l'Irlande est naturellement peu favorable à l'agriculture. L'humidité est extrême et constante; On compte plus de deux cent quatre-vingt jours de pluie ou de brouillard. L'eau, par suite de la nature et de la configuration du sol, ne peut s'infiltrer à travers les couches étanches, ni s'écouler vers la mer. Elle s'amasse donc à la surface. Les terres arables comprennent à peine la moitié de l'île. L'autre moitié est couverte de lacs, de landes, de bruyères, de rocs granitiques et surtout de tourbières, rouges ou noires, de 10 à 15 mètres d'épaisseur, qui en forment la septième partie. Ajoutez enfin, l'insouciance du cultivateur irlandais et le mauvais régime administratif auquel il est soumis. N'ayant aucun argent "devant lui", livré à un sol ingrat, munis d'instruments primitifs, écrasé de redevances et de taxes, il est d'avance convaincu de l'inutilité de ses efforts. En Irlande, la famine a enlevé jusqu'à 500 000 personnes par année. Cette détresse et l'émigration formidable qu'elle a causée, ont fait tomber la population de 8 600 000 habitants en 1820, à 4 400 000.
Si lamentable que soit la situation de l'Irlande, elle l'est moins que celle de l'Inde. eh quoi? direz-vous, l'Inde, cette terre classique des merveilles, aux fabuleuses richesses, au luxe inouï? L'Inde du Grand Mogol et des Rajahs, des pagodes et des palais éblouissants? L'Inde aux sites enchanteurs, à la végétation luxuriante, au sol si généreux qu'il porte, sans effort ou presque, sans travail, deux ou trois moissons par an?... Oui, ce pays merveilleux souffre de la faim.
D'abord la fécondité de l'Inde est subordonnée à une condition essentielle: l'eau. C'est l'eau qui enfante les champs de roses de Lahore et d'Allahabad, les vergers de Srinagar, les rizières du Bengale, l'indigo, la canne à sucre, le thé à Ceylan, comme les forêts sacrées du Népal et les jungles inextricables du Sunderban. Hélas! cette eau lui est parcimonieusement mesurée, et parfois, lui fait totalement défaut. Ainsi que toutes les contrées tropicales, l'Inde est soumise au régime des moussons, vents réguliers et constants, qui, six mois durant, soufflent du nord-est, puis du sud-ouest. Sèche et brûlante, la mousson du nord-est flétrit et corrode tout sur son passage. La terre se contracte, se fendille. Vers la mi-juin, l'horizon se couvre de vapeurs. Elles s'accumulent, s'épaississent, forment un dôme, une sorte de montagne mouvante qui s'avance vers la terre et semble devoir l'écraser dans sa chute. Tout à coup, sous une brusque saute de vent, les nuages crèvent, se culbutent et versent à flots l'eau si passionnément désirée, distributrice de force et de vie. Une nuit suffit pour changer une lande en une grasse prairie, pour faire d'un désert calciné un champ de céréales, de légumes et de fleurs. Seulement, si le vent tarde à tourner, si l'eau miraculeuse se fait attendre, c'est la ruine pour des territoires plus vastes que la France: c'est la mort pour des millions d'êtres humains;
A ces causes, il faut ajouter le déplorable régime économique imposé à l'Inde par la domination anglaise.
C'est un Anglais, William Bentinck, qui déclare que "le gouvernement anglais fait regretter la domination musulmane". Un autre Anglais, M. Bose, établit que les salaires ne dépassent jamais 4 pence par jour (40 centimes); que dans certains districts, ils tombent à 15 et 12 centimes; que le gain moyen et annuel du "raïa" (cultivateur) est d'environ 33 shillings, sur quoi l'impôt en prélève 8 ou 10. 30 francs par an! voilà le budget normal d'un cultivateur hindou et de sa famille. Et contrairement à ce qui se passe dans les autres pays, aux Indes toute la population se tourne vers l'agriculture! Et cette population s'élève au chiffre énorme de 300 millions d'habitants! Aussi a-t-on compté vingt et une grandes famines au XIXe siècle en Inde. Ces famines sont épouvantables. En 1866, l'Orissa a perdu 1 million d'habitants sur 4 millions. En 1868, 1 200 000 personnes meurent dans le Pendjab et 4 millions sur les territoires soumis à des princes indigènes. Le Bengale n'est pas en moins éprouvé en 1874 et le Dekkan en 1877. Bref, de 1800 à 1880, 18 millions d'Hindous (chiffre officiel) sont morts de faim.
Le monde moderne victorieux de la famine.
Par bonheur, le cauchemar est, pour nous du moins, un cauchemar qui s'est dissipé. L'Europe et la plus grande partie du monde civilisé n'ont plus à craindre le retour de ces misères.
En effet, par une série de progrès qui vont chaque jour s'affirmant avec plus d'éclat, nous avons supprimé les causes mêmes qui produisaient la famine.
La première c'était l'insuffisance de la culture. On ne savait pas demander au sol les ressources qu'il enfermait. Au cours du dernier siècle, la culture a fait plus de progrès qu'elle n'en avait peut-être fait dans l'histoire antérieure de l'humanité tout entière.
Un procédé primitif. Chameau employé au labour, en Kabylie. De nos jours encore, les laboureurs kabyles n'ont pour toute charrue qu'un soc de bois ou de fer, auquel est attelé un chameau. |
On a inventé des outils perfectionnés. En s'aidant des méthodes chimiques, on est arrivé à corriger les défauts du sol et à renouveler sa fécondité. Les résultats sont magnifiques. En France, tandis que la production moyenne par hectare était en 1815 de 8 hectolitres, elle a été en 1887 de 16 hectolitres. Elle a donc doublé. On arrive aujourd'hui, dans certains départements à faire produire jusqu'à 40 hectolitres, dépasse aujourd'hui 120 millions.
Si la production s'est ainsi accrue, la libre circulation des grains, la rapidité et la facilité des communications, l'abaissement des prix de transport font que sur chaque point du territoire on peut bénéficier de la récolte des provinces les plus favorisées. Au milieu du XVIIe siècle, l'hectolitre de blé, qui valait 8 francs à Strasbourg, valait 40 francs à Paris. En 1847, l'hectolitre acheté 29 francs à Marseille en coûtait 43 quand il arrivait à Vesoul. "Aujourd'hui, écrit M. Jules Roche, les marchandises peuvent voyager en France vingt cinq fois plus vite qu'à la fin du XVIIIe siècle, moyennant une dépense kilométrique quatre fois moins élevée. Cette prodigieuse économie de temps et d'argent représente la conquête la plus profonde qui ait jamais été accomplie par l'homme sur l'espace et la durée".
Cette facilité des transports a, en outre pour conséquence de mettre à notre disposition l'excédent des immenses récoltes faites dans certains pays d'une fertilité inépuisable, tels que la Russie ou l'Amérique. Non seulement l'Amérique produit chaque année plus de blé qu'il n'en faut pour sa consommation, mais elle possède des réserves considérables qui suffiraient à parer à plusieurs années d'une disette d'ailleurs bien improbable. Ces réserves sont accumulées dans de vastes magasins appelés "elevators", qui sont comme les greniers du monde. Supposons, en effet, que le blé vienne à manquer sur un point quelconque de l'Europe: un ordre par la câble, et aussitôt les chargements sont embarqués. Les cargaisons de blé traversent actuellement l'Atlantique à raison de 2 francs l'hectolitre au maximum; et pour venir de Chicago à New-York, le voyage ne coûte pas plus de 1 fr. 30. Cette invasion des blés étrangers est un danger pour notre production nationale, et une concurrence redoutable pour notre agriculture. Mais aussi est-elle de nature de nous rassurer contre toute possibilité de famine.
Nous sommes donc assurés de ne pas assister de nouveau à ces catastrophes générales dont le tableau a tant de fois assombri l'histoire. Partout où la civilisation a fait son œuvre, nous n'avons plus à redouter ce spectacle lugubrement paradoxal d'une terre n'arrivant pas à nourrir les hommes qui l'habitent. Des populations entières n'ont plus à craindre de manquer de pain. La famine a disparu comme fléau commun: c'est une raison de plus de nous souvenir que la faim subsiste comme misère individuelle. Nous devons donc avoir pour constant souci de faire en sorte que chacun ait un peu de ce pain qui est en suffisance pour tous. Nous devons tendre à ce résultat par les institutions qui combattent la paresse et par celles qui viennent en aide aux infirmités.
Sur cette terre, où jadis des populations entières ont souffert de la disette, il doit venir un jour où il ne sera plus possible à un individu de mourir de faim.
Lectures pour Tous, 1900-1901.
Nota de Célestin Mira:
* Les sept vaches maigres: Bible, Genèse 41: Pharaon vit en rêve les sept vaches grasses et les sept vaches maigres.
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