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mardi 17 décembre 2019

Un homme de cheval.

Un homme de cheval.


I

L'aristocratique hôtel dont il s'agit, au portail orné, en son relief de pierre, d'un antique écusson aux armes indéchiffrables, presque abolies par l'outrage du temps, s'élève, mélancolique et comme désillusionné, entre sa cour et le ridicule jardin anglais, auquel ses quinconces séculaires ont dû céder la place.
Cet hôtel que le destin, en ses vues mystérieuses, exposa aux surprises des publiques enchères, était devenu, de par acte authentique, dûment enregistré, la propriété légitime du vieil escompteur Duraud; si bien qu'à la mort de cet émérite financier, son unique fils et légataire, Louis, "du Raud" par bienséance, sur la carte de visite, était absolument fondé à dire, en parlant de la seigneuriale demeure: mon patrimonial domaine.
Estimant, sans doute sur la foi de ses très vagues réminiscences historiques, qui confondait la noblesse féodale, indifféremment, avec la chevalerie, qu'il ne saurait être de gentilhomme bon teint qui ne fût doublé d'un cavalier, Louis du Raux s'ingéniait, avec un soin jaloux, à réaliser le type étincelant d'homme de cheval.
Et cet aimable commerce avec gens et choses d'écurie, joint à la distinction native, faisait de lui un jeune homme parfaitement à la mode. Il n'était pas, enfin, jusqu'à son langage spécial, fruit de laborieuses études sur plus d'un turf, qui n'empruntât ce cachet de haut goût, auquel les petites dames faciles et le domestique des cabarets en renom reconnaissent, sur-le-champ, l'homme "chic" par excellence.
Toutefois, une folle ambition, il n'est point de bonheur parfait, en ce monde! dévorait littéralement M. du Raud; être aimé pour lui même eût comblé ses vœux les plus chers.

II

C'était donc, pour réaliser ce rêve que, fatigué  des amours vénales, vraiment trop douloureuses pour sa bourse, bon chien ne chasse-t-il pas de race?, il avait ourdi, sous le modeste travestissement de poète parnassien incompris, des relations fort tendres, en vérité, avec une jeunes piqueuse en bottines, trop pauvre pour rester vertueuse.
Afin de mieux s'incarner en son rôle, il avait loué, sur les hauteurs de Montmartre, une petite chambre meublée, toute simple, dans laquelle il s'imagina d'abriter ses ingénieuses amours. Plus de coûteuses agapes à la Maison Dorée*: de vulgaires dîners, le strict nécessaire, dans les restaurants excentriques.
Pour plus de vérité, enfin, il ne sortait jamais sans un volumineux carton de poésies, manuscrites, bien entendu, et qu'il avait achetées, au poids, d'un famélique pion de pensionnat, terrible dispensateur de pensums.
Toutefois, tant il est vrai que le machiavélisme le plus profond se trouve souvent en défaut, par suite de quelque infâme détail, imprudemment négligé, un programme de steeple-chase, une carte d'enceinte du pesage, parfois même une cravache achetée au hasard des flâneries, auraient pu, choses oubliées qu'elles ne devenaient que trop fréquemment, dans la mansarde complice, éveiller les soupçons de la petite ouvrière au minois futé.
Aussi, en dépit de ses efforts à ne personnifier qu'un pauvre poète, avait-il tremblé plus d'une fois, que sa "gentry" ne transparût.

III

De longues semaines se sont écoulées.
L'épreuve maintenant, lui paraît concluante: il est aimé pour lui-même!
Cette pensée ne laisse pas de le grandir à ses propres yeux; un frisson d'orgueil, bien naturel, n'est-ce pas? l'agite. Et c'est avec une commisération sincère qu'il jette ses regards sur les promeneurs, dans l'allée du parc Monceau, où son amie doit venir le rejoindre, tout à l'heure.
Les derniers rayons du couchant, que tamisent les vertes éclaircies, se jouent, rieurs, sur le "complet", de coupe extra-anglaise, dont M. du Raud est revêtu.
Plus de contrainte désormais! N'est-il pas décidé, en sa conviction du désintéressement de Lydie, à lui faire l'aveu de sa véritable condition sociale? Et qu'il lui semble bon, tout en savourant d'avance la joyeuse surprise de sa maîtresse, de s'abandonner, enfin, à son naturel!
Mais, la voilà!
L’œil correctement oblitéré du monocle vainqueur, le rictus des lèvres bien arrondi sur le pur havane de calibre, il s'empresse à la rencontre de Lydie, le stick-cravache au bout des gants, les jambes arquées, ainsi qu'il convient, du reste, à tout homme de cheval, quelque peu soucieux de la dignité de son prestige.

IV

Depuis quelques minutes, et tandis qu'un élégant coupé les emporte vers l'hôtel du noble faubourg, M. Raud a tout expliqué à sa maîtresse.
Mais, contrairement à son attente, ni le faste de sa toilette, ni ses éblouissantes confidences, ne semble avoir produit l'effet espéré. Certes, une joie immodérée eût été de mauvais goût, trop synonyme, en vérité, d'appétits vulgaires; cependant, de cette attitude à une heureuse surprise, un peu confuse, peut-être, il y avait place.
Songeur, il s'était tu; inquiet, à la pensée que son amie pouvait bien avoir pénétré son secret, depuis longtemps. Il se remémorait certaines imprudences, d'inconsidérées paroles, jusqu'à des gestes maladroits, sans doute révélateurs.
- C'est qu'il n'est point aisé, non plus, se disait-il, de dépouiller son individualité, au point de jouer, sans une faute, un rôle fastidieux.
Mais la voiture venait de s'arrêter.
Il aida Lydie à descendre; puis, ayant ouvert une petite porte dérobée, la fit entrer dans le jardin de l'hôtel.
- Voyons, fit-il, pendant qu'ils s'avançaient vers le perron, dis-moi, là, bien franchement, si tu m'avais deviné?
- Peut-être bien!... répondit la jeune fille.
Mais l'intonation plus troublée que narquoise, avec laquelle elle prononça ces deux mots, ne manqua pas de lui démontrer que Lydie dissimulait, maintenant, l'émotion croissante d'une surprise enfin justifiée.
Cachant sa joie, il fit entrer sa maîtresse dans le vestibule désert, il avait congédié ses gens, afin de savourer son bonheur plus à l'aise, puis, poussant les deux battants de la porte du salon d'honneur, d'une voix entendue mais sonore, comme celle d'un parfait huissier d'annonce, il s'écria:
- Mademoiselle Lydie du Raud!
Positivement interdite à cette exclamation, n'osant plus bouger, en ce grand salon luxueux, où ses pieds s'enfonçaient, inhabiles, dans la haute laine du tapis, la jeune fille, d'un geste effaré, lui fit signe de se taire.
Étonné à son tour, M. du Raud fixa vers sa maîtresse un regard interrogateur.
Mais elle, saisissant le bras du jeune homme dans une étreinte rapide, tout bas, très vite, lui jeta ces mots:
- On n'est pas imprudent à ce point: si tes maîtres allaient rentrer!

                                                                                                                                Emile Pierre.

La Vie populaire, dimanche 26 avril 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Maison Dorée:

La Maison-Dorée vers 1900.
La Maison Dorée était un restaurant situé à Paris,
20 boulevard des Italiens dans le 9ème arrondissement.
C'est aujourd'hui le siège de BNP-Paribas.

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