Le martingalier.
Vous le connaissez de vue certainement, pour peu que vous ayez aux semelles la glu du boulevard. Vous l'avez rencontré mille fois, et vous allez tout de suite mettre son nom sous ce croquis.
Il est petit, maigre, ravagé, jaune, comme recuit. Sans les yeux, qui brillent d'un éclat singulier et quasi phosphorescent, on le prendrait pour une momie ressuscitée. Il semble avoir dans les veines, au lieu du sang, du bitume.
Cette momie, d'ailleurs, est vêtue d'habits qui ont l'air de sortir de la Morgue. Fripés, recroquevillés, moisis, ils sentent l'humidité, ils puent le noyé.
Toutefois, l'homme porte des gants, et son chapeau gibus est du bon faiseur. Quoique vieux et fatigués, les ressorts ont encore du jeu, et ils en ont besoin; car, à tout moment, l'homme s'en sert pour mettre son couvre-chef en claque sous son bras.
Du faubourg Montmartre à l'Opéra, comme les filles, tel est l'itinéraire régulier et quotidien de ce bizarre individu. A l'heure des apéritifs, il bat son quart sur l'asphalte, lui aussi, quœrens quem devoret le long des terrasses.
Mais ce qu'il cherche, ce n'est pas une consommation, comme vous pourriez le croire. Il est en quête d'un auditeur, et dans cet auditeur, il essaye de lever un banquier, un commanditaire; pour la chose, la bonne chose.
Ah! cette chose, avec quel air mystérieux il vous en parle, quand il a pu vous raccrocher par le bras et vous entraîner dans sa déambulation à travers la foule ahurie! La foule, il ne s'en occupe pas. Peu lui importe qu'on fasse la haie devant ses gestes de toqué, ses exclamations de prophète, ses mines de fantoches! Il vous tient, cela lui suffit. Il va pouvoir dégonfler son cœur et chanter son poème.
- Surtout n'en dites rien, fait-il. Motus! c'est un secret. Je ne le dis qu'à vous, à vous seul. Passe et paroli, et le piquage sur trois. Rien de plus!... Ce n'est pas grand chose, hein? Et c'est tout. Il m'a fallu une existence entière pour arriver à cette synthèse. Synthèse, vous entendez. La philosophie du jeu, quoi! Tour de physique, non; mais de métaphysique. Le paroli* seul, néant. Le piquage sans plus, néant. Passe sans le reste, néant. Mais les trois en ordre, méthodiquement, avec les points de repère, et ça y est. La quadrature du cercle! dira-t-on. Pas du tout. C'est simple comme bonjour! L’œuf de Christophe Colomb!
Et il s'échauffe, s'emballe. peu à peu les chuchotements à l'oreille sont devenus des cris lyriques, des déclamations furibondes. Les mains qui ont lâchés vos boutons, se lèvent vers le ciel, font le télégraphe, gesticulent fougueusement. Il se prend le front, compte sur ses doigts, se cogne la poitrine, vous tord les bras, vous caresse l'épaule. Il est parti sur son dada. Il a l'air saoul. Il a un accès.
C'est un martingalier. C'est un des abstracteurs de quintessence moderne, qui s'imaginent avoir trouvé la marche infaillible pour faire sauter les banques.
Et pour cela, que faut-il? Presque rien. Avec dix mille francs on en verrait la farce. Ah! si vous vouliez! Ce n'est rien à risquer, en somme. Songez donc! Quels bénéfices! Car c'est sûr. Vous avez bien compris, n'est-ce pas? C'est limpide. Eh bien! qu'en dites-vous? Faites-vous l'affaire? Voyons vous n'avez pas les dix mille francs, peut être? Hein! c'est ça qui vous gêne. bah! on peut commencer avec moins. Cinq mille, par exemple. Non? Alors, un billet de mille seulement. Qui est-ce qui n'a pas un pauvre billet de mille à mettre en banque, pour une affaire pareille? Même un billet de cinq cents, tenez, ça serait assez pour débuter, pour voir.
Et l'homme vous raconte sa vie, ses succès à Monaco, à Bade, à Hambourg, autrefois. Tel que vous le voyez, lui, là, qui vous parle, il a fait sauter trois fois la banque. Il a remué des millions. Seulement, à cette époque, il n'avait pas sa martingale. Il l'a suivie par moments, d'instinct, sans savoir. C'est alors qu'il gagnait: puis, il tournait bride. Pas de méthode! Alors la déconfiture. Mais aujourd'hui, il a l'expérience. Il a réfléchi. Il a calculé ses veines de jadis, il en a fait la théorie. Aujourd'hui, il les continuerait à coup sûr. Passe et paroli, et le piquage sur trois, voilà tout. Il y a encore une autre petite chose; mais celle-là, il ne vous la dira qu'après la constitution de la commandite.
- Allons, ça y est-il? Cinq louis seulement, pas plus, et vous tâterez la chance.
Il a cessé les grands gestes et les phrases à panache qui faisaient retourner les passants. Il a repris le bouton de votre redingote, et sa voix est redevenue chuchotement, et il recommence à vous postillonner dans l'oreille. Il ne s'agit plus de millions, ni de Monaco, mais d'un pauvre petit bac, où il pourra gagner son dîner. Une mise, si minime qu'elle soit, de quoi ponter un coup, voilà ce qu'il lui faut. Un coup, c'est à dire plusieurs, le temps de mener sa martingale. Oh! ce n'est pas le diable, allez! On peut à son cercle (!!!) ponter depuis dix sous. donc, avec cent sous, il est sûr de son affaire. Cent sous, pas de fichtre de plus.
Donnez-les lui, et il vous lâchera tout de suite.
Et ne croyez pas que c'est là un tapeur vulgaire, et qui va allez boire vos cents sous. Non! Cet homme est sincère et ne vous floue pas. Il va réellement, et de ce pas, porter cet argent au petit bac de la cité Gaillard*, où il se fera rafler, en dépit de sa martingale.
Et c'est vrai, pourtant, que cet homme a remué des millions.
Jean Richepin.
La Vie populaire, jeudi 9 avril 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Paroli: martingale montante consistant à doubler la mise précédente.
* Cité Gaillard: La cité Gaillard était une rue créée en 1837, fermée par des grilles à ses extrémités, sur les terrains de M. Gaillard, entrepreneur en maçonnerie. En 1903, elle devient rue Gaillard, puis en 1933 rue Paul Escudier, nom qu'elle conserve de nos jours. Elle est située dans le 9e arrondissement de Paris.
Du faubourg Montmartre à l'Opéra, comme les filles, tel est l'itinéraire régulier et quotidien de ce bizarre individu. A l'heure des apéritifs, il bat son quart sur l'asphalte, lui aussi, quœrens quem devoret le long des terrasses.
Mais ce qu'il cherche, ce n'est pas une consommation, comme vous pourriez le croire. Il est en quête d'un auditeur, et dans cet auditeur, il essaye de lever un banquier, un commanditaire; pour la chose, la bonne chose.
Ah! cette chose, avec quel air mystérieux il vous en parle, quand il a pu vous raccrocher par le bras et vous entraîner dans sa déambulation à travers la foule ahurie! La foule, il ne s'en occupe pas. Peu lui importe qu'on fasse la haie devant ses gestes de toqué, ses exclamations de prophète, ses mines de fantoches! Il vous tient, cela lui suffit. Il va pouvoir dégonfler son cœur et chanter son poème.
- Surtout n'en dites rien, fait-il. Motus! c'est un secret. Je ne le dis qu'à vous, à vous seul. Passe et paroli, et le piquage sur trois. Rien de plus!... Ce n'est pas grand chose, hein? Et c'est tout. Il m'a fallu une existence entière pour arriver à cette synthèse. Synthèse, vous entendez. La philosophie du jeu, quoi! Tour de physique, non; mais de métaphysique. Le paroli* seul, néant. Le piquage sans plus, néant. Passe sans le reste, néant. Mais les trois en ordre, méthodiquement, avec les points de repère, et ça y est. La quadrature du cercle! dira-t-on. Pas du tout. C'est simple comme bonjour! L’œuf de Christophe Colomb!
Et il s'échauffe, s'emballe. peu à peu les chuchotements à l'oreille sont devenus des cris lyriques, des déclamations furibondes. Les mains qui ont lâchés vos boutons, se lèvent vers le ciel, font le télégraphe, gesticulent fougueusement. Il se prend le front, compte sur ses doigts, se cogne la poitrine, vous tord les bras, vous caresse l'épaule. Il est parti sur son dada. Il a l'air saoul. Il a un accès.
C'est un martingalier. C'est un des abstracteurs de quintessence moderne, qui s'imaginent avoir trouvé la marche infaillible pour faire sauter les banques.
Et pour cela, que faut-il? Presque rien. Avec dix mille francs on en verrait la farce. Ah! si vous vouliez! Ce n'est rien à risquer, en somme. Songez donc! Quels bénéfices! Car c'est sûr. Vous avez bien compris, n'est-ce pas? C'est limpide. Eh bien! qu'en dites-vous? Faites-vous l'affaire? Voyons vous n'avez pas les dix mille francs, peut être? Hein! c'est ça qui vous gêne. bah! on peut commencer avec moins. Cinq mille, par exemple. Non? Alors, un billet de mille seulement. Qui est-ce qui n'a pas un pauvre billet de mille à mettre en banque, pour une affaire pareille? Même un billet de cinq cents, tenez, ça serait assez pour débuter, pour voir.
Et l'homme vous raconte sa vie, ses succès à Monaco, à Bade, à Hambourg, autrefois. Tel que vous le voyez, lui, là, qui vous parle, il a fait sauter trois fois la banque. Il a remué des millions. Seulement, à cette époque, il n'avait pas sa martingale. Il l'a suivie par moments, d'instinct, sans savoir. C'est alors qu'il gagnait: puis, il tournait bride. Pas de méthode! Alors la déconfiture. Mais aujourd'hui, il a l'expérience. Il a réfléchi. Il a calculé ses veines de jadis, il en a fait la théorie. Aujourd'hui, il les continuerait à coup sûr. Passe et paroli, et le piquage sur trois, voilà tout. Il y a encore une autre petite chose; mais celle-là, il ne vous la dira qu'après la constitution de la commandite.
- Allons, ça y est-il? Cinq louis seulement, pas plus, et vous tâterez la chance.
Il a cessé les grands gestes et les phrases à panache qui faisaient retourner les passants. Il a repris le bouton de votre redingote, et sa voix est redevenue chuchotement, et il recommence à vous postillonner dans l'oreille. Il ne s'agit plus de millions, ni de Monaco, mais d'un pauvre petit bac, où il pourra gagner son dîner. Une mise, si minime qu'elle soit, de quoi ponter un coup, voilà ce qu'il lui faut. Un coup, c'est à dire plusieurs, le temps de mener sa martingale. Oh! ce n'est pas le diable, allez! On peut à son cercle (!!!) ponter depuis dix sous. donc, avec cent sous, il est sûr de son affaire. Cent sous, pas de fichtre de plus.
Donnez-les lui, et il vous lâchera tout de suite.
Et ne croyez pas que c'est là un tapeur vulgaire, et qui va allez boire vos cents sous. Non! Cet homme est sincère et ne vous floue pas. Il va réellement, et de ce pas, porter cet argent au petit bac de la cité Gaillard*, où il se fera rafler, en dépit de sa martingale.
Et c'est vrai, pourtant, que cet homme a remué des millions.
Jean Richepin.
La Vie populaire, jeudi 9 avril 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Paroli: martingale montante consistant à doubler la mise précédente.
* Cité Gaillard: La cité Gaillard était une rue créée en 1837, fermée par des grilles à ses extrémités, sur les terrains de M. Gaillard, entrepreneur en maçonnerie. En 1903, elle devient rue Gaillard, puis en 1933 rue Paul Escudier, nom qu'elle conserve de nos jours. Elle est située dans le 9e arrondissement de Paris.
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