La sœur du trompette.
Lançon est un gros village de deux mille âmes, bâti au sommet d'une colline, sur la route d'Arles à Marseille, à quelques kilomètres de la Méditerranée.
C'était autrefois un fameux château fort; sa position stratégique lui permit de soutenir au XVIe siècle de rudes sièges contre les farouches calvinistes du Midi, qui, passant le Rhône à Tarascon, venaient désoler cette riche contrée par de sanglantes rapines.
La Révolution vit encore debout cet important domaine féodal; mais à cette époque déjà, bon nombre de maisonnettes blanches débordaient l'enceinte fortifiée en s'échelonnant sur la pente douce qui regarde le sud.
Les derniers seigneurs de Lançon suivirent le mouvement général de la noblesse; ils émigrèrent. Le château et ses dépendances furent vendus à bas prix comme biens nationaux, et un vieux maçon s'en rendit acquéreur.
Malgré son état, n'ayant pas les moyens d'entretenir et de réparer ce vaste manoir, le maçon s'y contenta d'y aménager quelques appartements confortables pour lui et sa famille, et laissa tomber en ruines les remparts et les tourelles du redoutable castel.
Depuis cette époque, le temps, ce terrible ouvrier destructeur, et le mistral, ce fléau de la Provence, disputent chaque année quelques pouces de pierre à ces ruines, qui, perchées sur un roc escarpé, sont encore imposantes et superbes.
****
Nous traversâmes ce village historique dans le mois de juillet 187*, et nous y fîmes étape avec notre escadron, le 5e et le 13e de hussards.
Indépendamment de la célébrité de ces ruines, Lançon a d'autres mérites: il est connu dans toute la Provence par la réputation de son vignoble (que le phylloxera détruit actuellement), l'affabilité de ses habitants et les charmes de ses jeunes filles. Aussi fûmes-nous enchantés lorsque nous apprîmes que nous allions passer la nuit dans cette excellente petite ville.
J'étais alors jeune conscrit, et j'avais pour compagnon de route un gaillard qui, suivant une expression toute militaire, "buvait sec et longtemps."
"Si ton cheval ne veut plus boire, fais le passer trompette", dit un vieux proverbe du régiment; il signifie que les trompettes ne se lassent jamais de lever le coude. Or, mon camarade, qui avait nom Bissac, était justement trompette à l'escadron.
On nous logea chez le meilleur boucher du pays; c'était un brave et charmant homme, qui s'appelait Raton, je crois. J'en garderai longtemps le souvenir, car il nous fit manger du boudin fameux et des andouillettes délicieuses.
Après avoir terminé notre pansage, nous allâmes visiter les curiosités du village. En explorant le château, nous attrapâmes une soif inextinguible, à ce que disait mon camarade; mais hélas! il ne pleut guère à Lançon, et l'eau doit y être plus rare que le vin, puisque nous ne pûmes trouver une seule fontaine pour nous désaltérer.
Bissac surtout tirait une langue d'un pied, et, par une cruelle fatalité, assez commune, du reste, au régiment, nous n'avions pas le moindre liard dans notre bourse. Comment faire? Tout à coup le trompette se frappa le front en s'écriant, non pas Eurêka! comme Archimède, mais simplement: "Je tiens une ficelle!"
Bissac, Gascon d'origine, avait habité longtemps Marseille, et, par suite, parlait assez bien le provençal. Sans autres préambule que son exclamation, il m'entraîna dans un café voisin.
- Comment payeront-nous? lui demandai-je
- Ne t'inquiète pas de finance, conscrit, me répondit-il; tu n'as qu'à boire et faire le mort!
Bissac frappa sur une table, et la cabaretière en personne, jolie brunette, ma foi, accourut à son appel.
- Qué désias méssiez, nous dit-elle (Que désirez-vous, messieurs?)
- Une bouteille de bon vin et de quoi casser la croûte, répondit le trompette. La bouteille fut apportée et bue dans les dix minutes qui suivirent. Une deuxième, puis une troisième succédèrent à la première, tant et si bien qu'à huit heures du soir nous avions à payer quatre bouteilles de vin, six sous de pain, dix sous de saucisson, autant de fromage et deux cafés cognac. Ce qui faisait une somme de deux francs, quatre-vingt centimes que nous devions à la cabaretière.
- Maintenant, il s'agit de payer! dis-je à mon camarade.
- De payer! me répondit-il; ah! mon pauvre conscrit, que tu es jeune; ta naïveté dépasse les bornes de l'imagination!
Comprenant tout ce qu'il y avait d'équivoque dans une semblable réponse, je me levai en lui disant:
- Tu as raison, mon cher ami: je suis trop simple pour me tirer d'affaire, et, d'ailleurs, comme c'est toi qui m'as entraîné dans ce café, tu auras l'obligeance de te débrouiller tout seul.
- Va-t'en: me cria-t-il, va-t'en, je n'ai pas besoin de ton aide.
Je profitai de l'invitation pour gagner la porte, et je retournai à notre logement me coucher. Bissac revint un quart d'heure près moi. Je ne compris point l'explication qu'il me donna, parce que je dormais déjà comme un bienheureux, grâce au bon vin de Lançon.
****
Cependant, l'idée de mon camarade ne devait pas être excellente, ou du moins elle n'avait réussi qu'à moitié, car le lendemain matin, au moment où notre escadron, rassemblé pour le départ, allait se mettre en route, je vis la jolie cabaretière de la veille s'approcher de mon camarade Bissac et l'apostropher en ces termes:
- E bén, voulés pas mé paga vouastrei dépénsos? (Eh bien, vous ne voulez pas me payer vos dépenses?)
- Que voulez-vous, bonne femme? demanda l'autre, feignant de ne point la comprendre.
La cabaretière ne parlait pas le français; mais elle le comprenait à merveille.
- Qué vouali, qué vouali, couquin, va sabés bén, répondit-elle en se mettant en colère (Ce que je veux, coquin, tu le sais bien.)
La dispute durait depuis cinq minutes lorsque le capitaine commandant l'escadron survint. Il entendit la discussion.
- Que veut cette dame? demanda-t-il?
La cabaretière s'avança pour lui conter l'histoire; mais elle lui parla en provençal et avec une si grande volubilité que l'officier, qui ne comprenait pas cette langue, ne put distinguer le sens de ses paroles.
- Enfin, reprit-il en se tournant vers le trompette, c'est à vous, Bissac, qu'elle s'adressait? Que vous veut-elle?
Le trompette, sans se troubler un seul instant, répondit avec un aplomb imperturbable:
- Mon capitaine, elle veut à toute force que je sois son frère: je ne la connais pas, moi, cette femme!
- Alors envoyez-la promener! acheva l'officier.
La cabaretière se retirait, ébahie du dénouement; l'escadron allait partir, et Bissac riait déjà dans sa barbe quand, malheureusement pour lui, le maréchal des logis chef, qui connaissait l'antique langue de nos premiers troubadours, traduisit au capitaine la juste réclamation de la Provençale. De moi, il ne fut pas question.
Le capitaine sortit de sa poche les deux francs quatre-vingt centimes et paya sans mot dire notre dépense au café. Seulement... il infligea trente jours de salle de police à mon camarade Bissac, qui jura, mais un peu tard, de ne plus recommencer.
Les mauvaises langues de l'escadron assurent qu'il n'a pas tenu sa parole.
Edmond Théry.
La Vie populaire, jeudi 26 mars 1885.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire