L'amateur de mollets.
Il neige; il dégèle; il reneige; il redégèle; en vain les blancs flocons s'obstinent à transformer le sol en un gâteau de crème, le vent d'autan s'obstine de son côté à transformer ce gâteau de crème en purée de fange. Paris-sucre n'est pas possible, décidément, et nous sommes condamnés à Paris-boue.
Par terre, c'est un marécage. A la corniche des toits, c'est une cascade. Les murs suent. Les balcons pleurent. Le zinc suinte. On entend que clapotis, glouglous et gargouillades. On comprend enfin que les poètes ont raison d'employer les plus violentes métaphores pour exprimer un peu la vérité, et, par exemple, on trouve que le vieux Regnier n'a rien dit de trop quand il écrit ces deux vers d'une si audacieuse truculence.
Et du haut des maisons tombait un tel dégout
Que les chiens altérez pouvoient boyre debout.
Bref, il semble que l'on vive, depuis tantôt huit jours, en un pays de féerie dont Sa Majesté l'Eau serait la Reine, et qui aurait pour chant national le joli et mélancolique refrain des enfants:
Il pleut, il mouille,
C'est la fête à la grenouille.
Heureuse grenouille! Je ne connais qu'un être au monde qui soit aussi joyeux qu'elle, par ces temps d'abominables gâchis. Cet être au destin fortuné, c'est l'amateur de mollets.
Distinguo. Je ne parle pas de l'amateur ordinaire, du monsieur comme vous et moi, qui ne peut s'empêcher de sourire, en voyant une jolie femme retrousser sa jupe pour enjamber une mare. Il entre, dans notre plaisir à nous, une arrière-pensée de malice, et nous remarquons odieusement les mouchetures noires que la boue pique sur la blancheur des bas.
Je ne parle pas non plus de l'amateur polisson, qui songe au fameux vers de Musset sur tout ce qu'on devine en regardant un peu plus haut que la cheville. Je ne parle pas de cet amateur pareil au page dont il est question dans Brantôme. Vous savez bien, ce page qui renouait les souliers d'une belle et honneste dame, avec de tels tremblements dans les mains et de telles flammes dans les yeux, que la dame lui donnait vite un petit écu pour aller éteindre son feu ailleurs.
Je ne parle pas même de l'artiste, toujours en quête de la forme, et qui prétend, en relevant les robes de son regard curieux, ne faire attention qu'à la pureté des lignes et à l'esthétique du galbe.
Je parle de l'amateur véritable, qui aime les mollets et les considère sans malice, sans polissonnerie, sans pédantisme, qui les aime avec une ferveur de maniaque, avec une rage de collectionneur, qui les aime gravement, profondément, et que seule la philosophie allemande pourrait à peu près définir en disant qu'il aime le mollet EN SOI.
Observez-le, celui-là, si vous avez la chance de le rencontrer.
Son visage est sérieux, son allure tendue, son regard extatique. On sent qu'il est absorbé par sa passion, que tout son être y est occupé. Tel un amant au premier baiser de sa maîtresse. Tel un savant, plongé dans un problème. Tel un artiste, en contemplation devant une idée. Tel un prêtre croyant qui officie.
Il est en proie.
Que la femme soit belle ou laide, jeune ou vieille, marquise ou pauvresse, il n'en a cure pourvu que le bas soit tiré sur le mollet, pourvu que le mollet montre, dans l'ombre mystérieuse des jupons, sa rondeur fascinante, semblable à un objet sacré qui apparaît dans le demi-jour d'un sanctuaire.
Il regarde; il joint dévotement les mains; il penche la tête avec une langueur mystique; il adore.
Ne croyez pas que j'invente rien. Ce type est rare, je le sais. Mais c'est que les grandes passions ne sont pas communes!
Comme toute grande passion, d'ailleurs, celle-là est méconnue. Ce grave amateur de mollets, cette espèce de fakir, ce voyeur étrange, est généralement pris pour un gourgandin. On n'admet pas que la lueur étrange de ses yeux s'allume ailleurs qu'aux plus ardents tisons de la concupiscence.
Que lui importe! Il va, tout à sa chimère, et rumine dans son cœur des pensées d'empereur romain. Oui, comme le César qui désirait que le genre humain n'eût qu'une seule tête, afin de la couper, il désire, lui, que toutes les femmes n'aient qu'un seul mollet, pour l'adorer. Il va, sublime et ridicule, ainsi qu'il convient à un génie que l'on ne comprend pas.
Et les gens qu'il heurte, en poursuivant son idéal, le comparent aux mâtins qui tirent la langue après les chiennes au printemps. Et les femmes rougissent sous ses regards, même les plus âgées, même les monstres de laideur. Et les mieux élevées le traitent tout bas de vieux drôle, tandis que les autres, exprimant tout haut leur opinion générale, l'appellent franchement sale cochon.
Jean Richepin.
La Vie populaire, dimanche 22 février 1885.
* Nota de Célestin Mira:
Publicité pour des talons vers 1900. Source: Archives départementales du Puy-de-Dôme. |
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