Le grillon du Louvre.
Je lisais récemment dans les papiers publics qu'un fort estimable savant, dont j'avoue avoir oublié le nom, à mon grand regret, vient de publier une intéressante Etude sur la flore de Paris. Notre savant, qui a épuisé la matière, a classé un grand nombres de plantes, fleurs, pariétaires, etc., absolument propres à Paris, à son sol et à son pavé, c'est-à-dire inconnue au delà des fortifications. Il appert donc des travaux de la science que Paris, déjà si riche en royautés, tient encore une bonne et originale place dans l'histoire naturelle.
Mais ce qui a été fait au point de vue de la flore parisienne ne serai pas moins utile en ce qui concerne la faune. Paris a ses animaux, ses insectes particuliers, originaux, bien à lui. Les cloportes de Montmartre n'ont rien de commun avec ceux de Chartres ou de Versailles. Montrouge a longtemps produit des scarabées, au temps où les vergers de Montrouge étaient renommés; et il est absolument certain que les fermiers-généraux ont chassé, vers la fin du règne de Louis XV, à l'endroit où est aujourd'hui la place Clichy, un lapin parisien, bas de pattes, râblé et beaucoup plus savoureux que les lapins du Vexin et de la Picardie. Paris a donc aussi sa faune, une faune complète, marquée à un coin spécial, riche en espèces, car il ne serait pas trop puéril de s'imaginer que le quadrupède cheval de fiacre a pu seul s'acclimater à Paris!
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Il existe, dans l'île Saint-Louis, un vignoble, unique à Paris, qui donne, bon an mal an, quatre-vingt à cent limaçons irréprochables. On voit que le sol parisien n'est réfractaire à aucune production. Il n'y a pas longtemps, j'ai constaté, entre une et deux heures du matin, la présence d'une chouette de la belle espèce dans les massifs d'arbres du square Montholon. Et ce que je dis là, cinquante Parisiens l'ont vu comme moi. D'où peut nous venir cet oiseau, d'ailleurs consacré à Minerve? Je croirais plutôt à quelque fugitive de la banlieue, entrée une fois par hasard dans la grand'ville et la trouvant préférable aux solitudes de Bondy ou de Saint-Maur. Il pourrait se faire aussi que le square Montholon donnât asile à des mulots, rongeurs dont les chouettes sont aussi friandes. Nous aurions ainsi le secret de cette assiduité nocturne.
Des lézards gris habitent rue Madame, absolument comme ces citoyens ayant pignon sur rue. Vous pourriez les voir s'ébattre, les jours de soleil, autour d'un gros arbre solitaire, dans un terrain vague resserré entre une imprimerie et une boutique d'objets religieux. Quant aux oiseaux, ils abondent; et par oiseaux je n'entends pas seulement les pierrots. Je veux parler des merles, piverts, rouge-gorge, rossignols, fauvettes, etc. Le chardonneret de Belleville tend à disparaître. C'est d'ailleurs un oiseau surfait, exhalant une odeur désagréable. Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans le règne animal parisien, c'est l'insecte! Les espèces propres à Paris en sont plus nombreuses que les sables de la mer. Paris a ses papillons, ses phalènes, il a même ses grillons. Je me rappelle, au mois d'avril 1882 avoir fait la chasse aux papillons devant le Théâtre-Français, en plein midi, en compagnie de mon ami Maurice Bouchor*. Quant aux grillons libres, à l'état sauvage, ils sont rares, mais il y en a!
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Il y a quelque sept ou huit ans, une nuit, deux poètes se disposaient à passer l'eau afin de regagner leur domicile, car tous deux demeuraient sur la rive gauche. Je ne puis les nommer, mais je dirai simplement que l'un, nous le désignerons sous le prénom de Paul, est en même temps un prosateur exquis, un conteur charmant, parfait écrivain, qui fait songer à Théocrite, mais un Théocrite à qui Meudon ne déplairait pas; l'autre, nommons-le Charles, est un ciseleur de petits vers, délicat; historien littéraire de son temps, il eût fait l'ornement d'une table ducale sous la Régence. Pour tout dire, Paul était un pâtre grec, et Charles un abbé de lettres.
Les deux poètes discutaient littérature, selon leur habitude. La conversation était tombée sur Dickens. Tout à coup, au moment où ils allaient franchir la grille du Louvre, sous la voûte du pavillon de Lesdiguières*, ils entendirent distinctement le chant d'un grillon, un chant vibrant, strident, métallique, superbe, quelque chose enfin comme un fort ténor de grillons.
Les deux amis s'arrêtèrent. Le grillon n'était nullement troublé, il faut le croire, car il ne suspendit pas son chant. Les deux poètes, vivement intrigués, cherchaient où pouvait se trouver l'habitacle du chanteur. Enfin, Charles prit sa canne et en frappa le rebord de l'alvéole où entrait un des gonds de la grille. Le grillon était là, sûrement, car à partir des coups de canne, son champ trembla légèrement. Mais Charles ne put parvenir à l'arracher à son home.
- Un grillon en soirée chez les rois de France! Voilà qui est amusant, dit Charles.
- Le grillon du Louvre! répondit Paul.
Et il demeura pensif.
Le lendemain, les deux poètes passaient par les mêmes lieux. Toujours entre deux et trois heures du matin, n'oublions pas que les poètes sont d'enragés noctambules. Ils entendirent la timbale du grillon. Evidemment, le grillon trouvait le Louvre à sa convenance. Cependant Charles n'eût garde de frapper avec sa canne le mur où logeait le grillon; et, comme pendant plusieurs nuits ils retrouvèrent leur grillon, on voit d'ici les transes de l'insecte. Jamais il ne consentit à se montrer. Enfin, il décampa, comprenant qu'un jour ou l'autre la canne dont on le menaçait chaque nuit finirait par l'écraser dans son trou.
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J'allais faire honneur, l'autre soir, à un réveillon-monstre, dans les profondeurs du quartier latin, lorsque passant sous la voûte du pavillon Lesguidières, j'entendis, moi aussi, le même chant de grillon. Était-ce le même qui charma mes amis Charles et Paul, l'hiver de 1876? Problème devant lequel je recule, le livrant à toute la sagacité de mon spirituel confère du Temps, M. de Cherville, qui a écrit de si jolies pages sur les grillons. Toujours est-il que le grillon était logé au même endroit. Il faut donc croire que le vieux grillon de 1876, dépossédé par la canne du poète, avait regagné les taupinières de Clamart ou les mottes de terre d'Argenteuil, et que là, dans une langue de grillon, il avait raconté sa mésaventure, décrivant la splendeur du logis perdu. "Quel logis! avait dû dire le grillon à ses frères, un palais!"
Il faut supposer aussi, que de tout temps, il y a eu des grillons au Louvre, grillons mystérieux, logeant un peu partout, le palais est si grand!, chanteurs excellents, mais n'aimant pas être dérangés. Celui que j'ai découvert la veille de Noël me parait être le seul titulaire actuel. Mais je gage que c'est un descendant du grillon chassé par mon ami Charles. En tout cas, il a un organe superbe; et si vous n'avez rien à faire, entre deux et trois heures du matin, vous pourrez l'entendre chanter tout à votre aise.
Tancrède Martel.
La Vie populaire, jeudi 26 février 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Maurice Bouchor:
Poésie de Maurice Bouchor sur un air du Roussillon.
* Pavillon de Lesdiguières:
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