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jeudi 5 décembre 2019

Mes mémoires.

Mes mémoires.

Chapitre premier. Ma naissance.

En 1765, le 12 mars, je sortis des ténèbres pour être au grand jour. On me mesura, on me pesa, on me baptisa. Je naquis sans savoir pourquoi, et mes parents remercièrent le Ciel sans savoir de quoi.

Chapitre II. Mon éducation.

On m'apprit toutes sortes de choses et toute espèce de langues. A force d'être impudent et charlatan, je passai quelquefois pour un savant. Ma tête est devenue une bibliothèque dépareillée dont j'ai gardé la clef.

Chapitre III. Mes souffrances.

Je fus tourmenté par les maîtres, par les tailleurs qui me faisaient les habits trop étroits, par les femmes, par l'ambition, par l'amour-propre, par les regrets inutiles, par les souverains et les souvenirs.

Chapitre IV. Privations.

J'ai été privé de trois grandes jouissances de l'espèce humaine: du vol, de la gourmandise et de l'orgueil.

Chapitre V. Époques mémorables.

A trente ans, j'ai renoncé à la danse; à quarante ans, à plaire au beau sexe; à cinquante ans, à l'opinion publique; à soixante ans, à penser, et je suis devenu un vrai sage, ou égoïste, ce qui est synonyme.

Chapitre VI. Portrait au moral.

Je fus entêté comme une mule, capricieux comme une coquette, gai comme un enfant, paresseux comme une marmotte, actif comme Bonaparte, et le tout à volonté.

Chapitre VII. Résolution importante.

N'ayant jamais pu me rendre maître de ma physionomie, je lâchai la bride à ma langue, et je contractai la mauvaise habitude de penser tout haut. Cela me procura quelques jouissances et beaucoup d'ennemis.

Chapitre VIII. Ce que je fus et ce que j'aurais pu être.

J'ai été très sensible à l'amitié, à la confiance, et si je fusse né pendant l'âge d'or, j'aurais été peut-être un bon homme tout à fait.

Chapitre IX. Principes respectables.

Je n'ai jamais été impliqué dans aucun mariage, ni aucun commérage. Je n'ai jamais recommandé ni cuisinier, ni médecin, par conséquent je n'ai attenté à la vie de personne.

Chapitre X. Mes goûts.

J'aimais les petites sociétés, une promenade dans les bois. J'avais une vénération involontaire pour le soleil, et son coucher m'attristait souvent. En  couleurs, c'était le bleu; en manger, le bœuf au raifort; en boisson, l'eau fraîche; en spectacle, la comédie et la farce; en hommes et en femmes, les physionomies ouvertes et expressives. Les bossus des deux sexes avaient pour moi un charme que je n'ai jamais pu définir.

Chapitre XI. Mes aversions.

J'avais de l'éloignement pour les sots et pour les faquins, pour les femmes intrigantes "qui jouent la vertu"; un dégoût pour l'affectation; de la pitié pour les hommes teints et les femmes fardées; de l'aversion pour les rats, les liqueurs, la métaphysique et la rhubarbe; de l'effroi pour la justice et les bêtes enragées.

Chapitre XII. Analyse de ma vie.

J'attends la mort sans crainte, comme sans impatience. Ma vie a été un mauvais mélodrame à grand spectacle, où j'ai joué les héros, les tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais jamais les valets.

Chapitre XIII. Récompense du Ciel.

Mon grand bonheur est d'être indépendant des trois individus qui régissent l'Europe. Comme je suis assez riche, le dos tourné aux affaires, et assez indifférent à la musique, je n'ai par conséquent rien à démêler avec Rothschild, Metternich et Rossini.

Chapitre XIV. Mon épitaphe.

Ici on a posé, pour se reposer, avec une âme blasée, un cœur épuisé et un corps usé, un vieux diable trépassé. Mesdames et messieurs, passez!

                                                                                                                     Rostopchine.

La Vie populaire, dimanche 12 avril 1885.

                              

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