Ma maison de campagne.
J'ai ramassé une honnête fortune dans la falsification de la margarine, ce qui m'a permis de réaliser le rêve de ma vie; je me suis offert une maison de campagne.
J'ai toujours adoré la nature. Que voulez-vous? Je trouve que ça vous élève l'âme. Ne me parlez pas, cependant, de ces sites soi-disant pittoresques, de ces paysages plus ou moins romantiques, véritables nids à sciatiques et à rhumatismes. Ce qu'il me faut, à moi, c'est la nature calme, la nature tranquille, la nature bourgeoise en un mot.
Ainsi, j'abhorre les montagnes; ça arrête, ça absorbe l'air, on étouffe, et puis, il faut monter, il faut descendre; fastidieux en diable.
Non, pas de montagnes.
L'eau, très gentil; les lacs, les rivières, charmants, dans les barcarolles; en réalité, l'eau, c'est encore ce qu'on a inventé de plus humide; or, l'humidité, c'est la ruine du corps.
Non, pas d'eau.
Les arbres, superbe; oh! superbe les arbres, dans les tableaux; dans la vie usuelle, c'est plein de bêtes, des bêtes sales, qui piquent; ça donne de l'ombre; or, l'ombre est humide, très humide, même. Mauvaise affaire.
Non, pas d'arbres.
Passe encore pour le gazon, quoiqu'on ne sache jamais dans quoi on marche.
Vous voyez d'ici ma petite propriété? Pas de montagnes, pas d'eau, pas d'arbres, mais de l'air, toujours de l'air.
Vous vous imaginez que c'est triste? Quelle erreur. A droite, j'ai une usine; à gauche, une manufacture; en face, une fabrique, d'engrais; rien de plus sain pour la santé.
Les samedis soirs, par exemple, on fait la paye aux ouvriers; il y en a des centaines; ils chantent, ils se battent toute la nuit; c'est d'une gaieté!...
Sans compter que le chemin de fer passe derrière ma maison: trois cent dix-sept trains toutes les vingt-quatre heures... Allez! on n'a pas le temps de s'ennuyer.
Ça m'a coûté bon, mais je ne regrette pas mon argent. Mon jardin est un peu petit; seulement la terre est excellente, la terre est forte, un peu trop forte même; elle dévore tout ce qu'on y met. Ainsi, j'avais planté de la vigne, j'espérais récolter du... phylloxera. Je n'aurais pas été fâché de montrer à ma femme comment c'est bâti, cette bête-là. Le phylloxera ne s'y est pas risqué, ou, s'il est venu, il y a claqué, avec la vigne, du reste.
Pour me soustraire à ces émotions d'horticulteur, j'ai fait bitumer mon jardin et j'ai acheté pour plusieurs milliers de francs de cactus et d'aloès... en zinc, ce qui donne à ma propriété un cachet tout exotique.
Un coup de plumeau et c'est plus verdoyant que jamais!
Le seul ennui, c'est les visites. Les amis de Paris vous disent: - Tiens vous avez une maison de campagne, nous irons vous voir.
Ils débarquent le dimanche, en smala, avec des fournées d'enfants, mais ils ont affaire à plus malin qu'eux.
Nous nous claquemurons, nous fermons grilles, portes et volets, le chien est muselé, et bien cachés, nous contemplons nos invités, qui se suspendent des heures entières à la sonnette, en poussant des exclamations furibondes.
De guerre lasse, ils se décident à s'éloigner et vont se faire écorcher dans les restaurants des environs; ils errent toute la journée comme des âmes en peine.
Nous continuons à les guetter; à chaque minute, ils reviennent, exténués, poussiéreux et s'accrochent de nouveau à la sonnette.
Le soir, après le dernier train, bien tard, nous nous hasardons à donner signe de vie. Maintenant, on ne s'y fie plus. Figurez-vous qu'une bande de ces idiots-là avaient manqué le dernier départ. Ils nous ont pincés au moment où nous mettions le nez dehors. Ils étaient dix-sept; Il a fallu les coucher!
Je conçois que le pays les attire; il devient superbe, le pays; de tous côtés on construit des maisons à six étages, de vrais palais. Les rues sont pleines de voitures, de tramways, de charrettes; c'est un mouvement, une animation!... Devant ma porte une foire à demeure s'est installée avec chevaux de bois, tirs, musiques... une jubilation perpétuelle.
Et puis nous avons une bande de voleurs, de vrais brigands, qui pillent et assassinent toutes les nuits. Chaque matin, c'est un nouveau fait divers; on a de quoi causer toute la journée.
Vous comprenez que ces gredins iraient opérer ailleurs si la localité n'était pas riche et prospère.
Aussi quand je m'énumère, à moi-même, les charmes et les séductions de la nature, j'entre en rage contre nos imbéciles d'ancêtres, qui n'ont pas eu l'idée si simple et si hygiénique de construire Paris à la campagne.
G. Moynet.
La Vie populaire, dimanche 10 mai 1885.
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