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jeudi 27 septembre 2018

Propos d'un profane.

Propos d'un profane.

           Carnaval.



Combien la plus insignifiante rue de Paris est féconde en souvenirs, en évocations les plus diverses pour les amoureux de leur ville! Combien ces amoureux-là sont malgré eux ramenés vers le regret des spectacles d'autrefois! et combien un chroniqueur est souvent peu maître de son sujet!
Ce mois de février m'incitait à écrire sur le Carnaval. Je m'étais donc allé noyer à "La Nationale" parmi les vieux bouquins et les vieilles estampes, tout un jour, et avais continué chez moi toute la nuit, avec ravissement. Le lendemain matin, je suivais une maussade et banale rue faubourienne, digne d'un de ces noms d'illustres inconnus que prodiguent nos édiles: Dupont-Durand, Martin-Bernard..., je guignai une plaque, et lus ce nom galamment rustique: rue de la Grange aux Belles!* 
On est dispensé de posséder une histoire quand on porte un nom si heureux. Et pourtant, je me souviens: ce fut voici des siècles, ce sentier mal famé grimpant vers le gibet de Montfaucon*; que de sinistres cortèges montèrent par là! Me voici loin de Carnaval!... Allons, suivons ce triste mur gris à ma droite, que dominent des pavillons de briques. Une porte, massive et digne, de sous Louis XIV; devant un corbillard "des pauvres"*: Zut! La porte s'ouvre, quatre chapeaux cirés s'avancent, portant une bière de voliges. C'est tout le cortège; et en route pour Pantin.
En quelques secondes, passe devant mes yeux la procession du Saint-Sacrement d'il y a presque jour pour jour, et heure pour heure, 378 ans, le 26 janvier 1534 au matin.
En tête, partant de Saint-germain l'Auxerrois, paroisse royale, toutes les croix et les bannières de toutes les paroisses; puis les syndic des métiers et notables bourgeois, torche au poing; puis les quatre ordres mendiants: Franciscains en bure brune, Augustins en noir, Carmes en blanc, Dominicains en noir et blanc, portant des reliques de leurs églises, suivis des clergés paroissiaux avec aussi leurs reliques, tout environnées de cierges; puis encore les autres ordres religieux (et ils étaient nombreux!). Ensuite le cierge de Notre-Dame et celui de Sainte-Geneviève. S'avancent alors, précédés des archers de la ville avec cierges écussonnés à la nef d'argent sur champ de gueules, seize bourgeois accompagnant les châsses de Saint-Philippe, Saint-Marceau et Sainte-Geneviève, nu-pieds, et des religieux de Saint-Victor; le chapitre de Notre-Dame, l'Université, toujours avec cierges. C'en est fini pour la ville. A présent, voici les Suisses, et la garde du roi, musique en tête, qui joue (fifres, tambourins, trompettes, hautbois, ...); Les chantres de la chapelle privée de Sa Majesté, et ceux de la Sainte-Chapelle; des hérauts d'armes; dix évêques, portant des reliques; les ambassadeurs étrangers et les cardinaux. Sous un dais de velours violet fleurdelysé, tenu par le Dauphin; les ducs d'Orléans, d'Angoulême et de Vendôme, l'évêque de Paris élève le Saint sacrement. Le Roi, tête nue, cierge en main. Les 200 gentils-hommes de sa maison suivent François 1er, et le cardinal de Lorraine ferme la marche, entouré de deux archers de la garde du Roi. Est-ce tout? Que non: et les Princes? et les chevaliers de l'ordre? et le Parlement? et la Cour des Comptes? et les prévôt de paris et prévôt des marchands? et les échevins? et les officiers de la Ville? et les quatre "bandes" de ses archers? et qui encore? Tout cela processionna entre les maisons tendues, fleuries, illuminées de cierges et de torches, et sur le pont Notre-Dame fut lâché un peuple d'oiseaux qui portaient au cou un papier avec cette devise: Ipsi peribunt, tu autem permanes (1);
... Cependant la porte demeurée un instant ouverte décache une vaste chapelle du temps de Henri IV, toute grise, au pignon aigu que troue un œil-de-bœuf, au campanile d'ardoises octogone; derrière des massifs de marronniers, d'acacias, et des pavillons roses. Pénétrons, je sais où je suis, et j'y ai un ami point vu depuis longtemps. Je suis dans une enceinte vaste comme un village, enclosant un véritable jeu de dominos de pavillons de briques armaturés de pierres blanches et coiffés de hauts toits d'ardoises en quinconces: tout y chante la gaillarde romance du roi vert-galant. Silence et pépiements d'oiseaux. Soudains, frais rires de jeunes filles; elles apparaissent: horreur! elles sont trois, l'une n'a plus de nez; à l'autre un bandeau cache qu'elle n'a plus d'oreilles, et à la troisième une dartre vineuse achève de dévorer les lèvres. Elles s'arrêtent: un monsieur à rosette rouge, barbiche grise, passe, hâtif et pensif, laissant tomber sur elles un regard aigu et bon; et l'une dit "c'est le docteur Hallopeau"*;
- Oui, et ce bâtiment dont les vieilles estampes disent: fondé "par Henry le quatriesme pour la commodité et le soulagement de ceux qui sont attaquez de la maladie.", c'est l'hôpital Saint-Louis. Ma foi, j'irai voir mon ami un autre jour.
Je monte encore, mais sur l'autre trottoir. Entre des maisons neuves, déjà noircies de la fumée des usines, une brève impasse s'ouvre. Au fond un mur hémicycle, une porte basse, une maisonnette bourgeoise aux airs presque de villa à deux étages, quiète, isolée, bénigne: cent mètres au delà, un énorme édifice de briques percé de démesurées vitres, et surmonté de neuf colossales cheminées de tôle, toutes fumantes: ce château fort industriel dispense la lumière et la force électrique à toute une partie de Paris. Une vingtaine d'ouvriers sortent de la maisonnette; ils parlent bas, mais violemment; l'un a-t-il (ou est-ce une illusion?), jeté un regard ironique vers l'usine citadelle? Le petit mur est tapissé d'affiches rouges dont chacune est un cri d'insurrection; la porte est surmontée d'une pancarte noire avec cette inscription rouge d'apparence indifférente: Maisons des Fédérations. La maisonnette bénigne renferme en effet ce quelque chose de pareillement formidable: la Confédération Générale du Travail. Tout au fond, très loin, se découpe dans l'azur un énorme polygone de coupoles blanches, tel une citadelle aussi, celle du Dieu d'amour, le Sacré-Cœur.
Montons toujours quelques maisons plus haut: de la cour d'un atelier, se penche sur la rue, dont l'isole une grille, un vieux marronnier, l'air tout dépaysé. Il est portant un habitant peut-être aussi ancien que l'hôpital: tout ce qui reste, au-dessus de terre, d'un très vieux cimetière. A son pied, voilà peu d'ans, on viola longuement cette terre, pour y rechercher le cercueil de métal où flotta dans l'eau-de-vie, un des héros de la Guerre de l'Indépendance, l'amiral William Jones*. On sortit un cercueil, en effet, et un corps sans trace d'alcool bien entendu, et dont avait disparu tout signe d'identité. Les Américains ne l'emportèrent pas moins triomphalement, tout heureux de ce prétexte à cérémonies enthousiastes...
Ce coin de terre fut jadis le cimetière des Protestants: et ceci me remémore aussitôt la grande procession contre l'hérésie que mena Charles IX, le 29 septembre 1568, jour de Saint-Michel, lequel terrassa le démon; elle fut aussi somptueuse que l'autre, mais je craindrais d'humilier et peiner mes contemporains en leur retraçant toutes ces splendeurs révolues!
Et nous voici à la barrière du Combat*. Encore un nom évocateur. Là , sous Louis-Philippe, des équarrisseurs engraissaient avec des chevaux morts (ou moribonds) des bandes de rats qu'ils faisaient combattre contre des chiens soigneusement ensauvagés: les dandies anglomanes assistaient volontiers à ces boucheries horribles, décrites par Léon Gozlan, dans Balzac en pantoufles, et qu'il vint voir avec son illustre ami. On se rendait là après quelque "Descente de Courtille"*; la Courtille n'était-elle pas toute proche? La Courtille! Je savais bien que je finirais par parler du carnaval! Ainsi, tous les chemins mènent à Rome (ou autre part), même la rue de la Grange-aux-Belles!

                                                                                                                                  Fagus.

Les Annales de la santé, 15 février 1912.

(1) On lira une description plus détaillée dans les livres spéciaux, tels que Les rue du vieux Paris, de Victor Fournel, de cette procession qui tira une solennité particulière de l'extension que prenait le Protestantisme.

Nota de Célestin Mira:

* rue de la Grange aux Belles, vers 1900.





* Le gibet de Montfaucon, situé de nos jours aux 55-57 rue de la Grange aux Belles.



* Le corbillard des pauvres.



* Le docteur Hallopeau est un dermatologue français. C'est lui qui inventa le terme "antibiotique" en 1871, comme une substance s'opposant à la vie.



Ulcération due à la syphilis.
Hôpital Saint-Louis.
Service du docteur Hallopeau.

* William Jones: Il s'agit, en fait, de John Paul Jones, écossais d'origine et qui participa entre autres, à la guerre d'indépendance des Etats-Unis.



Amiral John Paul Jones.
John Paul Jones est mort à Paris en 1792. Il fut enterré au cimetière Saint-Louis, propriété de la famille royale que les révolutionnaire transformèrent en dépôt de carcasses d'animaux morts, puis ce cimetière fut oublié. Une mission américaine, chargée de récupérer les restes de Jones est envoyé à Paris en 1899. Il fallut six ans de recherche pour retrouver le cimetière qui fut localisé rue de la Grange aux Belles.

* La Barrière du Combat, autrefois appelée Barrière de Saint-Louis, puis Barrière du Combat du Taureau ou Barrière du Taureau, tirant son nom du spectacle de combat d'animaux qui y étaient organisés, était matérialisée par un bâtiment surmonté d'un dôme. Elle fut détruite après la reddition de la Commune.



Barrière du Combat, Paris.

* le Descente de la Courtille, le défilé de la Reine des Blanchisseuses et la Promenade du Bœuf gras constituaient les principaux cortèges du carnaval à Paris.




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