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mercredi 15 août 2018

Les millionnaires têtus.

Les millionnaires têtus.


On apprend fort aisément à émietter une fortune. Avec un peu d'imagination, un bon estomac, on croque les millions comme mauviettes. Et nous voyons tous les jours, les "fils de famille" inventer quelque prodigalité particulièrement ingénieuse. La dernière, nous le devons à M. Lebaudy, consiste à jouer au conquérant, à réunir quelques "bons garçons" aussi gueux que résolus, pour enlever telle ou telle côte de l'Afrique à d'inoffensives tribus de nègres. On tire des coups de fusil, on grille des cahutes: c'est très amusant!



Mais certains riches qui se souviennent d'avoir été pauvres, ceux que l'on nomme dédaigneusement des "parvenus", ne savent pas disperser la monnaie en grand seigneurs, ainsi qu'il convient. Ils gardent même de leur ancienne condition des habitudes de simplicité que les gens "comme il faut" jugent souverainement ridicules.
Le plus extraordinaire de ces "excentriques" est un maire de Normandie que l'élevage a rendu deux ou trois fois millionnaire. Notre homme s'est converti au luxe moderne en ce qui touche l'administration de sa maison. Son fils fait pétarader des automobiles de 70 chevaux sur les routes où papa traînait jadis la jambe pour vendre deux canards au marché. Sa fille a reçu les enseignements distingués des dames du Sacré-Coeur et s'habille chez la couturière de la reine Alexandra. Mais le Normand n'a pu se résoudre à quitter... ses sabots.
On le voit aux réceptions officielles, acceptant courageusement le martyre que lui imposent un magnifique chapeau à claque, un habit trop étroit, une chemise roide comme une armure et un pantalon qui le pince au jarret. Mais ses larges pieds restent libres dans de confortables sabots de bois.



C'est un principe! Il entend demeurer fidèle à la chaussure paysanne qui lui rappelle ses modestes origines. Il a le culte des sabots et dit des choses merveilleuses là-dessus, quand le calvados l'inspire, au dessert des fastueux dîner normands. Il a le culte des sabots. Il prétend, sur la foi de je ne sais plus quel auteur, que les empereurs romains chaussaient des sabots, sans doute plus ornés que les siens, mais creusés dans du bois, du simple et modeste bois de hêtre.
- Je ne comprend pas, dit-il, que nos gandins et nos personnages officiels méprisent les sabots.
"C'est la chaussure nationale par excellence, celle que nous fournissait jadis notre sol couvert de forêts. N'est-ce pas... en sabots que les bataillons de la Moselle ont sauvé la France? Pour moi, je méprise ceux qui me jugent ridicule. Lors du banquet des maires, j'avais grand désir de féliciter M. Loubet, un homme d'origine paysanne comme moi, mais je ne parus pas au Jardin des Tuileries parce qu'il m'eût fallu chausser des souliers ou des bottines! Et les miens savent que je partirai, pour le grand voyage, les sabots aux pieds.

Entre bouchers.

A Paris,  les commerçants et habitués des Halles ont bien connu un millionnaire qui avait continué à se rendre, tous les matins, au pavillon de la boucherie pour faire sa provision de viande. Il tirait d'une gaine de bois toutes sortes de couteaux de bouchers et découpait dans un quartier de bœuf ou de veau les morceaux qu'il désirait emporter. C'était un ancien "louchebem", patron-boucher, son fournisseur habituel excusait fort bien sa manie.
Il arriva un jour à ce parvenu original de ne pouvoir quitter son domicile de la rue Saint-Honoré, pour se rendre à son "petit travail" quotidien. Une maudite entorse le retenait prisonnier au logis. Il était dans un fauteuil, se désespérant et tempêtant contre sa femme, contre ses gens, quand un violent coup de sonnette mit la maison en émoi.
- Monsieur, vient dire le valet de chambre, veut-il recevoir son boucher?
- Quel boucher?
- M. X... qui attend dans le vestibule, portant sur son dos tout un quartier de bœuf.
- Ah! le brave homme, ah! l'excellent homme! cria le millionnaire. Ouvrez la porte à deux battants pour faire honneur à la viande!



Et, courbé sous un quart de bœuf, le marchand des halles fit une entrée majestueuse, aux applaudissements de son client, véritablement transporté d'enthousiasme.
- J'ai pensé, dit le boucher, qu'il vous serait agréable, comme d'habitude, de découper vous-même les morceaux que vous préférez. Je sais combien l'on souffre de renoncer à ses habitudes.
Cependant les domestiques avaient dressé une table recouverte d'un linge. Et le millionnaire, après avoir aiguisé ses couteaux sur le "fusil" acheté durant ses années d'apprentissage, trancha avec art deux kilos de faux-filet.
- Je reviendrai aussi longtemps que durera votre indisposition, affirma le commerçant des Halles.
- Merci, mon cher X...! répliqua le millionnaire. On voit bien que la race des bons bouchers n'est pas encore éteinte. Nous sommes les seuls commerçants qui emploient ces délicatesses, qui savent tenir leur parole, conclure des marchés verbalement, sans mettre leur signature sur un chiffon de papier! Gloire aux bouchers. Je veux que mes couteaux et mon "fusil" soient portés derrière mon cercueil, quand on me conduira au Père-Lachaise, sur le coussin où s'étalent d'habitude les décorations des défunts!

Le camionneur et l'employé gentilhomme.

On cite bien d'autres exemples de parvenus qui savent ne pas oublier leur ancienne profession. Tel grand propriétaire, enrichi par un billet de loterie, ne manque pas de refaire tous les jours le pénible circuit qu'il accomplissait au temps où il n'était que simple facteur des postes.
Mais nous voulons citer ici une anecdote bien connue des habitants d'Evreux, qui prouve qu'il vaut mieux pécher par modestie, quand on est un parvenu, que chausser les petits souliers des gens à la mode.
A Evreux, il y a quelque vingt ans, les... nommons-les Péradin, devinrent brusquement millionnaires par la fantaisie d'un vieil original qui était de leur famille, à leur insu.
Le père Péradin appartenait à une compagnie de chemin de fer en qualité de camionneur. Le fils s'honorait de parcourir le nord-ouest de la France sous les brillantes espèces du commis voyageur de ce temps-là. Comme on sait, ces messieurs ont heureusement modifié leur bagout, leurs plaisanteries et leur tenue, depuis lors.
Devenu millionnaire, le fils Péradin acquis un château d'une vétusté authentique, entouré de quelques cent hectares de bois. Il fit le gentilhomme pendant que son père, le vieux manouvrier, s'employait, comme par le passé, à seconder les ouvriers employés sur ses terres.
Pour faire oublier les manies très populaires de son papa, M. Péradin fils souhaita donner des chasses, de grandes chasses, des chasses à courre! Il confia à ses futaies deux ou trois biches et un cerf magnifique.
On trouva un jour M. Péradin, mort dans un fourré. Il avait troublé la quiétude de son gibier royal. Le grand cerf avait percé de ses andouillers le manant importun et ignorant.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 25 octobre 1903.

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