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samedi 11 août 2018

Un député nouveau.

Un député nouveau.


Il n'est pas un député nouveau qui ne fasse ses réserves contre son propre parti. De plus, ministériel ou opposant, il apporte toujours à Paris l'honnête intention de réformer les abus. Le redressement des abus, c'est la fièvre de dentition du député nouvellement élu.
Dans les premiers temps de son séjour à Paris, le député nouveau vit dans une sorte d'isolement. Il promène ses méditations du restaurant au théâtre, en compagnie de ses correspondans. Mais le vote de l'adresse ne tarde pas à mettre son importance en lumière. Une voix! une voix! de qui dépendent souvent l'autorité, le pouvoir, les honneurs, et, ce qui est plus, la défaite des adversaires. Comment se l'attacher?
Un homme très fin et très spirituel, un homme qui a beaucoup vu et beaucoup éprouvé, un homme enfin qui a possédé, perdu et regagné des fortunes, disait en ma présence:
- Certaines gens viennent parfois soumettre à ma vieille expérience des plans de réformes philanthropiques, des projets d'utilité publique, fort beaux en apparence. Pour moi, je ne leur dis qu'une chose: "Quel est votre intérêt dans cette affaire?" Le plus souvent, ils ne répondent que par une nouvelle exposition des mérites de leur entreprise. Mais je ne me paie pas de ces mots, et je reprends invariablement: "Ce ne sont pas vos qualités que je demande, ce sont vos vices. Dites-moi vos vices!" Ils s'expliquent alors sans détours. Le fond perce la forme, et l'affaire, dévoilée, se présente comme un arbre piqué dans sa racine. Le vice qui le ronge ne lui permet jamais de porter ses fruits.
Ainsi font les ministres à l'égard du député nouveau. Celui-ci se plaint des abus. Croyez-vous qu'ils réformeront les abus pour l'apaiser? Non pas. Ils se disent: "Quels sont ses vices?" afin de les satisfaire.
Ou le député nouveau est un homme de mœurs faciles, qui comprend les réalités de la vie et qui sait interpréter la morale; ou c'est un homme d'une probité antique et inexpugnable. Dans le premier cas, il est aisé de réduire une conscience disposée à capituler. On peut se présenter devant la place à découvert et l'attaquer par la brèche de la cupidité. Dans l'autre cas, il faut l'aborder par des chemins couverts, par des mines et avec toutes les ruses employées dans les sièges difficiles.
Offrez au député, qui apporte dans la vie publique la rigide probité de la vie privée, croyant, contre toutes les règles en usage, qu'il n'y a qu'une morale également propre aux affaires générales et aux transactions particulières, offrez-lui, dis-je, une place, une distinction honorifique, ou même un bon sur la caisse des fonds secrets, et vous pouvez être certain que vos propositions seront repoussées avec indignation. Peut-être même vous ferez-vous, par cette maladresse, un ennemi d'un homme qu'il était possible de gagner à votre cause.
Mais attaquez cette fière conscience par la flatterie, les prévenances, les témoignages de considération; émoussez peu à peu la sensibilité de cette vertu en y versant les pavots de la louange; endormez le Cerbère; étudiez les désirs secrets de cette âme timorée. Elle ne découvre pas son vice, sachez le deviner; contentez ce vice avec mystère, avec délicatesse; faites accepter par grâce la chose qu'on souhaite le plus ardemment; couvrez la faveur que vous faites de la justice, et vous avez de grandes chances de succès; vous vous garderez bien surtout de rien stipuler en échange de vos services, de peur d'effaroucher la vertu qui capitule. L'homme dont les sentimens sont honnêtes fait payer même la dette de ses fautes. Il a reçu, donc il faut rendre. Tel est le contrat tacite dont il a accepté les conditions. ce contrat fût-il déshonnête, l'honnêteté du signataire en garantit l'exécution. Ne redoutez donc pas de perdre vos avances: tâchez seulement de les faire agréer.
C'est ainsi que se pratique l'art du gouvernement représentatif. C'est l'art de tisser des filets d'or autour des consciences.
Sitôt que le député nouveau a paru dans la chambre, astre inconnu et signalé à l'horizon politique, il est entouré, caressé, encensé par les amis et candidataires des ministres. Rien n'est épargné pour chatouiller agréablement son amour-propre. Il commence seulement à sentir toute son importance. Cependant de sont les partisans du cabinet qui la lui font apercevoir. Comment se montrer ingrat devant une si flatteuse révélation. Le député nouveau consent à être présenté au ministre. La haute considération que témoigne l'accueil de celui-ci commence à toucher son cœur; mais ce n'est rien encore. Le ministre saura mettre de son parti les plus chères affections de ce cœur déjà fortement ébranlé. Il conduit lui-même le député nouveau à sa femme, et celle-ci n'a pas plutôt reçu les salutations du visiteur, qu'elle lui dit: "Comment se porte votre famille? Madame*** est-elle toujours souffrante? Et votre fille aînée, plus jolie que jamais, n'est-ce pas? On dit que Claire, la cadette, ne le cède en rien à son aînée. Quant au petit Jules, je n'ai pas besoin de vous demander s'il est toujours aussi espiègle?"
Il est inutile de décrire l'émotion d'un honnête père de famille en cette circonstance. Un ministre dont la femme connaît la beauté de Claire et le nom du petit Jules, est un homme évidemment doué des meilleures intentions. Le député nouveau sort du salon officiel à moitié converti. Cette première démarche en entraîne cent autres du même genre. Notre homme est promené d'hôtel en hôtel, de salon en salon. Tous les fonctionnaires veulent le posséder. Il est étourdi, enivré de tant d'hommages, et dans son ravissement, la politique du cabinet lui apparaît sous un aspect tout à fait favorable.
Cependant le petit jules est au moment d'entrer au collège, et l'ambition de son père serait d'avoir pour lui une bourse; mais il y renoncerait plutôt que la demander, car ce serait compromettre l'indépendance de son mandat. En conséquence, il ne demande pas cette bourse désirée, mais il en reçoit le brevet à la veille d'un vote important. Il y a plusieurs manières d'offrir cet encouragement: tantôt le préfet du département a sollicité la bourse qu'on donne au petit Jules en récompense des services rendus à ce même département par l'industrie paternelle; tantôt, prenant un tour ingénieux, le ministre écrit au député: "La bourse que vous avez demandée, etc." Quelquefois, le ministre prend une initiative plus directe encore, ce sont des menaces qu'il faut savoir observer selon le caractère des gens, et c'est en cela que consiste aujourd'hui l'habileté gouvernementale. Les ministres ordinaires se contentent de donner; les gens d'un esprit supérieur donnent à propos; mais quoi qu'il arrive, donner est tout le secret de la politique.
Si le député nouveau accepte, il est acquis et on passe à un autre. S'il refuse, on essaie des moyens plus puissans. Après quelques épreuves successives de ce genre, le député nouveau est classé dans la catégorie des anciens députés. Il est considéré comme ayant désormais l'expérience des ressorts gouvernements: s'il en use, il est ministériel; s'il n'en use pas, il est de l'opposition. Dans cette dernière circonstance, les homme d'Etat disent qu'il est trop cher.
Il y a des partisans des divers ministères qui n'ont jamais rien reçu. Il y a des membres de l'opposition qui ne recevront jamais rien. Cela n'est pas douteux, assurément. Mais ce qui est au moins aussi certain, c'est que tous les députés nouveaux ont été exposés à des offres directes ou indirectes. C'est le signe distinctif du nouveau député que sa voix soit mise aux enchères et débattue jusqu'à ce qu'il intervienne lui-même dans la vente, soit pour la ratifier, soit pour chasser les marchands du temple.
L'aventure suivante n'est qu'un trait particulier dans la vie d'un député nouveau.
Trait plaisant, quiproquo bizarre! il n'a rien de commun avec les réflexions précédentes, si ce n'est la nouvelle nomination du député qui en est le héros.
C'était à la cour d'un souverain constitutionnel. Que cette cour fut celle de Suède, de Bavière, de Hollande, de Belgique, d'Espagne, d'Angleterre ou du duché de Bade, il n'importe. L'élection des députés venait d'avoir lieu, et le prince recevait la chambre nouvelle. Au nombre des députés élus pour la première fois, se trouvait un écrivain mis en lumière par quelques travaux déposés principalement dans les recueils périodiques. Il se flattait que son nom et ses écrits avaient eu accès jusque dans le cabinet du prince. Saturés des complimens intéressés de ses subordonnés, car il était l'un des chefs d'une administration publique, il brûlait d'expérimenter la puissance inconnue émané de la bouche royale. Dans son ardeur, il ne put se défendre de dire à l'un de ses collègues admis depuis long-temps dans l'intimité du palais: "Je serais bien heureux si le prince m'adressait la parole. - Rien de plus simple, je vais vous présenter."
Cependant, le prince, par un usage qui n'est pas nouveau, mais qui produit toujours son effet, avait l'habitude de se faire instruire à l'avance des particularités concernant les députés et fonctionnaires de promotion récente. Napoléon ne savait-il pas toujours le nom du grenadier qui lui adressait la parole?
Parvenu devant le trône, l'officieux député qui s'était chargé de présenter son collègue s'avance gracieusement, et dit avec un profond salut: "Sire, voici M***, député de tel endroit". Le prince n'avait pas prévu cet incident. Pourtant le nom qu'il a entendu répond à certains renseignemens pris la veille. En conséquence, il dit avec affabilité; "Ah! M***, j'ai grand plaisir à vous voir. Vous êtes maître de forges!"
S'entendre appeler maître de forges quand on est homme de lettres et qu'on a la prétention d'avoir rendu son nom populaire, quel coup! Notre député se remet pourtant de son premier trouble et répond:
- Votre majesté est dans l'erreur! Je suis chef de tel service de telle administration.
Il n'osa pas ajouter: "Et l'auteur d'écrits que votre majesté devrai avoir lus."
Cependant le prince, contrarié de sa méprise, garde le silence; de son côté, l'interlocuteur désappointé, perd contenance, et l'auteur méconnu jette du côté de la porte un regard de convoitise.
Témoin de cet embarras, l'épouse du souverain, princesse dont la vertu ne peut être surpassée que par l'admirable bonté, s'empresse d'intervenir.
- N'avez-vous pas un frère employé au château, dit-elle?
- En effet, mon frère a cet honneur, répond le député.
- C'est un employé très exact, ajoute la princesse, ignorant que le fonctionnaire auquel elle s'adresse se signale par sa grande inexactitude. 
Ainsi l'éloge de l'un était la critique de l'autre, et la princesse, trompée par sa bienveillance même, semblait vouloir donner une leçon à celui qui l'écoutait.
Il n'en demanda pas davantage et se hâta de se retirer. Si tous les députés nouveaux étaient reçus de cette manière, on aurait tort de les accuser d'être séduits. On dit que le héros de cette aventure est ministériel. Il faudrait être bien hardi pour ajouter qu'il s'est laissé tenter par les faveurs de la cour.

                                                                                                             (La Législature.)

Le salon littéraire, jeudi 27 avril 1843.

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