Les sobriquets.
On nous appelait "le Toupio", "le Titi", "le Vicomte", il y a de cela quinze ans. "Le Vicomte", Mesdames, c'était moi! "Le Titi", c'était Jules Lemaître; et "le Toupio", c'était George Duruy*. Nous ne faisions partie d'aucune bande. Même Duruy, dans ses meilleurs jours, ne prétendait pas renouveler les exploits du Chourineur; ceux du prince Rodolphe, ah! je ne dis pas, s'il en trouvait l'occasion, le dimanche... Il ne semblait pas que Lemaître (Jules) eût rien de commun avec le Maître d'école: ignorant l'existence d'Ohnet, il ne se montrait pas féroce. Et quant à moi, si je m'étais modelé, par hasard, sur quelque héros de roman, je n'aurais pas choisi l'un des "ravageurs" d'Eugène Sue...* Ajouterai-je que nous ne devancions pas ces Larrons plus modernes que l'évangéliste Hugues Le Roux propose à notre pitié: Panpan et l'Avocat, le Rouquin et Bras-court?... Non, Messieurs! nous n'habitions pas les garnis de la "place Maube"*, mais les dortoirs de la rue d'Ulm: nous étions élève de l'Ecole Normale, tout simplement; et chacun de nous, selon l'usage, avait reçu de ses camarades un sobriquet... Voilà bien, n'est-il pas vrai, les mœurs compassés des jeunes cuistres!
A l'Ecole, ainsi qu'ailleurs, il faut que le sobriquet désigne plaisamment un caractère physique ou moral, ou bien rappelle une aventure. Si l'on m'avait surnommé le Vicomte, c'est que j'avais mérité ce titre, aux matins des jours fériés, par mon extraordinaire élégance. A vrai dire, ô "Coeur de femme!"elle n'eût pas satisfait ce Casal à qui vous sacrifiez Poyanne, ce cuistre du monde, il y avait moins de recherche en mes ajustements que dans ceux de ce clubman exemplaire, et je ne saurais compter parmi ses précurseurs: j'aurais plutôt mis des bouquins dans mon armoire à bottines!... J'ai l'idée aussi que je ne portais pas si bien la toilette: avec mes cheveux droits sur la tête et quelque duvet à peine, autour du visage, il se pouvait que j'eusse l'air, en ce temps-là, d'une jeune chouette tombée du nid... Mais dans la semaine, à l'intérieur de l'Ecole, nous étions plusieurs qui trouvions commode ou spirituel de nous vêtir selon le rite le plus négligent.
Tenez!... un matin, c'était la veille du Jour de l'An, je m'étais permis de sortir de sortir en ce coquet appareil pour aller au Collège de France; à la vérité, par respect, je m'étais abstenu de paraître au cours et j'avais poussé ma promenade jusqu'au Jardin des Plantes. Avant de rentrer, je voulus acheter quelque chose pour l'ajouter à mon repas de midi; je demandai un pot de rillettes, un petit pot, dans une charcuterie de la rue Linné. "Combien est-ce?" Retournant le petit pot de ses doigts agiles, grassouillets et roses comme des saucisses, la charcutière me répondit: "55 centimes". Et puis, considérant mon costume, avec un aimable sourire: "Dois-je effacer le prix?" Elle avait pensé, l'excellente femme, que je destinais à quelque beauté ces étrennes... Eh bien! un jour férié, le lendemain, par exemple, ou même un dimanche quelconque, je reprenais la mine de Lindor, sinon d'Almaviva, la tenue d'un "bachelier" qui ne fait pas de pareils cadeaux... c'est ainsi que, par la grâce des "conscrits", mes camarades, avec l'approbation des "carrés" et des "cubes", élève de seconde année et de troisième, (le Titi et le Toupio étaient mes carrés), j'étais devenu le Vicomte.!...
"Le Titi", cela s'explique tout seul!... Une mousse légère de cheveux blonds, d'un blond cendré, où le front plutôt bombé s'enfonçait par deux pointes; les yeux pétillants de malice à l'abri de ce front, entre les pommettes saillantes; une fine moustache et, pour achever le menton, un soupçon de barbiche, il n'en fallait pas plus pour nous rappeler, à nous qui ne l'avions pas connu, Rochefort adolescent: Lemaître, au moins, devait lui ressembler comme le chat-tigre, ou comme un petit singe, un sapajou, un ouistiti délicieux, au plus spirituel des chimpanzés. Il avait, comment dirai-je, avec beaucoup d'espièglerie, une gentillesse particulière, une grâce naturelle, encore assouplie au petit séminaire, où nous savions qu'il avait fait ses études; enfin une gaminerie angélique. Au fait, il n'a guère changé: il se peut que la vie ait amorti les angles de son visage et voilé le scintillement de sa physionomie; elle n'a pas altéré son habituelle mansuétude ni émoussé la pointe de son esprit, bien au contraire! Il est toujours le même, avec une intelligence plus fine et surtout plus forte, avec une sensibilité plus riche et plus profonde, et que ses camarades naguère, en le surnommant "le Titi", ne lui présageaient pas!
Mais le "Toupio", qu'est-ce à dire? Un jour que Duruy, sans doute, avait voulu penser librement à son prochain assaut de fleuret, à sa dernière partie de canot, il avait lu je ne sais quelle variante, au bas d'une page de Sophocle ou d'Aristophane, avec cette annotation latine: "Ut Toupio placuit..." Elle avait plu, cette variante, à l'honorable Toup (Jonathan), philologue et chanoine anglais du dix-huitième siècle... Eh! parbleu, vous ne connaissez que lui: Toup; en latin, "Toupius"; au datif, "Toupio". Duruy, j'ose l'affirmer, le connaissait aussi bien que vous. Mais, ce jour-là, évidemment, il était distrait; quand le savant M. Tournier, à la conférence de grec, lui demanda quel était l'auteur de cette variante, il répondit bravement: "Toupio!". Il en garde le surnom... Il n'était donc "Toupio", à dire le vrai, que par accident.
N'importe: il me semble que ce mot-là, par lui-même, a quelque chose de gaillard, de solide et de bon enfant. Il est "d'attaque", il se piète avec son T, avec son p; il a du volume et du poids, il y a de la douceur et de la rondeur, avec sa diphtongue et sa voyelle finale. Enfin, je ne puis l'entendre ou le voir, aujourd'hui même, sans revoir aussitôt George Duruy, tel qu'il était à l'Ecole et tel qu'il est encore: une auréole de boucles dorées (un peu moins fournies à présent, l'auréole!) en arrière d'un front aux bosses généreuses; l’œil limpide et le regard bien droit entre les paupières un tantinet obliques; la moustache en croc, la barbe en pointe, encadrant un loyal sourire; la poitrine en bataille, offerte à l'adversaire (les bras un peu écartés du corps, peuvent lui donner à réfléchir); le râble nerveux, le jarret élastique... Ah! celui-là, c'était bien de nous tous, autant qu'il m'en souvient, et de nous trois, certainement, le plus bel animal, nous étions fiers de nous promener, Lemaître et moi, à l'ombre de ses biceps.
Et je ne dis pas que ce fragment isolé du Journal d'un Ganderax ait le tragique intérêt du nouveau Journal des Goncourt; on dirait, ces notes griffonnées pendant le Siège et sous la Commune, des éclats d'obus, ramassés au jour le jour et ciselés par un artiste. Mais j'ai lu Ni Dieu ni Maître et j'ai vu le député Leveau; et, reprenant pour une fois mon titre aboli, je veux adresser au Toupio comme au Titi les cordiales félicitations du Vicomte.
Louis Ganderax.
Mais le "Toupio", qu'est-ce à dire? Un jour que Duruy, sans doute, avait voulu penser librement à son prochain assaut de fleuret, à sa dernière partie de canot, il avait lu je ne sais quelle variante, au bas d'une page de Sophocle ou d'Aristophane, avec cette annotation latine: "Ut Toupio placuit..." Elle avait plu, cette variante, à l'honorable Toup (Jonathan), philologue et chanoine anglais du dix-huitième siècle... Eh! parbleu, vous ne connaissez que lui: Toup; en latin, "Toupius"; au datif, "Toupio". Duruy, j'ose l'affirmer, le connaissait aussi bien que vous. Mais, ce jour-là, évidemment, il était distrait; quand le savant M. Tournier, à la conférence de grec, lui demanda quel était l'auteur de cette variante, il répondit bravement: "Toupio!". Il en garde le surnom... Il n'était donc "Toupio", à dire le vrai, que par accident.
N'importe: il me semble que ce mot-là, par lui-même, a quelque chose de gaillard, de solide et de bon enfant. Il est "d'attaque", il se piète avec son T, avec son p; il a du volume et du poids, il y a de la douceur et de la rondeur, avec sa diphtongue et sa voyelle finale. Enfin, je ne puis l'entendre ou le voir, aujourd'hui même, sans revoir aussitôt George Duruy, tel qu'il était à l'Ecole et tel qu'il est encore: une auréole de boucles dorées (un peu moins fournies à présent, l'auréole!) en arrière d'un front aux bosses généreuses; l’œil limpide et le regard bien droit entre les paupières un tantinet obliques; la moustache en croc, la barbe en pointe, encadrant un loyal sourire; la poitrine en bataille, offerte à l'adversaire (les bras un peu écartés du corps, peuvent lui donner à réfléchir); le râble nerveux, le jarret élastique... Ah! celui-là, c'était bien de nous tous, autant qu'il m'en souvient, et de nous trois, certainement, le plus bel animal, nous étions fiers de nous promener, Lemaître et moi, à l'ombre de ses biceps.
Et je ne dis pas que ce fragment isolé du Journal d'un Ganderax ait le tragique intérêt du nouveau Journal des Goncourt; on dirait, ces notes griffonnées pendant le Siège et sous la Commune, des éclats d'obus, ramassés au jour le jour et ciselés par un artiste. Mais j'ai lu Ni Dieu ni Maître et j'ai vu le député Leveau; et, reprenant pour une fois mon titre aboli, je veux adresser au Toupio comme au Titi les cordiales félicitations du Vicomte.
Louis Ganderax.
* Nota de Célestin Mira:
Louis Ganderax. "Le Vicomte" |
Jules Lemaître. "Le Titi." |
George Duruy. "Le Toupio". |
* Personnages des Mystères de Paris d'Eugène Sue:
Le prince Rodolphe, le Chourineur et la Chouette. |
* Place Maubert:
Paris: La place Maubert en 1866. |
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