Un drame à la cour d'Autriche.
3 décembre 1887.
Grande nouvelle: le prince Rodolphe* est rentré à vienne. La princesse et lui ont fait la paix, mais il paraît que c'est sur ordre de l'Empereur. Je ne crois guère à un compromis de ce genre-là. Si la naissance prochaine d'un héritier ne met pas les choses en bon ordre, j'ai peine à croire que le bon accord dure longtemps.
21 mars 1888.
L'héritier attendu a été une héritière. Le prince n'a qu'une joie très modérée et probablement contrainte. Tant pis! c'est que les choses vont toujours mal. Quant à l'Empereur, il ne cache pas son dépit que la nature, une fois de plus, déjoue ses espérances. Il voulait un petit fils.
28 avril 1888.
Il paraît que c'est décidément bien vrai. La princesse Stéphanie a télégraphié hier à son père Léopold II pour lui demander de rentrer à la maison paternelle. Le roi lui a télégraphié à son tour, en propres termes: "C'est votre devoir de rester à côté de votre mari, le Prince héritier." La naissance d'une fille n'a donc pas ramené le calme et la concorde entre les deux époux. On ne parle aujourd'hui que du nouveau départ de l'archiduc Rodolphe pour son pavillon de Mayerling. Là seulement, il goûte quelque joie de vivre; sa nature délicate est devenue singulièrement et irritable depuis les scènes que lui a faites la princesse Stéphanie. Il n'en reste pas moins universellement aimé à la cour; presque toutes les dames d'honneur ont pour lui la tendresse toute prête; il est au moins singulier d'arriver si facilement à se faire ainsi aimer de toutes les femmes... sauf de la sienne.
31 août 1888.
Il est parvenu à Vienne un bruit étrange. Le prince héritier, qui assistait aux grandes manœuvres allemandes dans la Silésie prussienne, s'est pris de querelle à un dîner avec le grand duc Vladimir de Russie. L'altercation a, paraît-il, été fort vive, et, n'eut été la présence et l'intervention du vieil empereur Guillaume, les choses se seraient gâtées, parait-il. L'archiduc est maintenant de retour à Mayerling. Il n'a pas revu sa femme depuis son arrivée. Il est, raconte-t-on, d'humeur sombre et sauvage. Il est atteint de rhumatismes et les soigne à la morphine, ce qui n'est point fait pour calmer ses nerfs.
24 septembre.
Je voudrais être allé à Mayerling pour savoir ce qui s'y passe vraiment. Il est certain que la princesse Stéphanie, elle, s'y est rendue bien voilée et incognito. Elle voulait surprendre son mari au milieu d'une de ces parties de plaisir qu'elle lui suppose organiser chaque jour dans son pavillon. Elle croit qu'elle a une rivale. A neuf heures du soir, elle s'est donc précipitée, malgré les domestiques jusqu'au cabinet de travail de l'archiduc. "Vous cachez quelque chose ici! s'est-elle écriée. - Tu mens! a répliqué l'archiduc. Ne devrais-tu pas rougir de ta jalousie et de tes procédés d'espionnage?"
Ils sont rentrés ensemble à Vienne. Il est certain que depuis quelque temps, ils se haïssent. Le prince héritier a de fréquents entretiens avec l'Impératrice; il fera certainement tout pour qu'on le délivre enfin de ce mariage qui lui pèse tant. On le sent si malheureux qu'il est plus que jamais sympathique, en même temps que sa susceptibilité présente le brouille un peu avec tout le monde. Qu'y a-t-il de vrai dans les bruits qui courent sur sa vie à Mayerling? je n'en sais rien. Il ne s'y passe certainement pas les scènes d'orgie que l'on raconte; le prince est une nature trop fine et un esprit trop cultivé pour qu'il se contente de plaisirs grossiers. D'autre part, qu'il vive là-bas comme un ascète, je n'en crois rien non plus; il aime à s'entourer d'artistes et à les fêter de temps à autre dans son pavillon de chasse. Pourquoi la princesse lui en veut-elle de ce qu'elle n'a pas su lui rendre la vie agréable près d'elle?
La princesse Stéphanie espionnait jour et nuit l'archiduc Rodolphe, son mari. |
Ils sont rentrés ensemble à Vienne. Il est certain que depuis quelque temps, ils se haïssent. Le prince héritier a de fréquents entretiens avec l'Impératrice; il fera certainement tout pour qu'on le délivre enfin de ce mariage qui lui pèse tant. On le sent si malheureux qu'il est plus que jamais sympathique, en même temps que sa susceptibilité présente le brouille un peu avec tout le monde. Qu'y a-t-il de vrai dans les bruits qui courent sur sa vie à Mayerling? je n'en sais rien. Il ne s'y passe certainement pas les scènes d'orgie que l'on raconte; le prince est une nature trop fine et un esprit trop cultivé pour qu'il se contente de plaisirs grossiers. D'autre part, qu'il vive là-bas comme un ascète, je n'en crois rien non plus; il aime à s'entourer d'artistes et à les fêter de temps à autre dans son pavillon de chasse. Pourquoi la princesse lui en veut-elle de ce qu'elle n'a pas su lui rendre la vie agréable près d'elle?
23 octobre.
La comtesse L... m'a fait aujourd'hui la plus étrange confidence; c'est que l'archiduc aurait une passion profonde pour la jeune baronne Vescera*. Je me méfie un peu, à l'ordinaire, des confidences de la comtesse L... Mais cette fois, j'ai grand peur qu'elle n'ait dit vrai. Je dis que j'ai peur, parce que, malgré moi, la jalousie de la princesse Stéphanie et surtout le caractère du prince héritier me font toujours craindre un dénouement fatal. Je me souviens de l'arrivée de cette jeune baronne Vescera à Vienne. Elle a peut être justement toutes les qualités que la princesse Stéphanie n'a pas aux yeux de son mari. La comtesse L... a raison: ils devaient s'aimer. L'archiduc a trop souffert de s'être sacrifié à la raison d'Etat et de s'être marié par force à une princesse. Ce n'est pas le titre de baronne de sa nouvelle amie qui l'arrêtera, s'il l'aime. Je me rappelle maintenant qu'ils se sont vus pour la première fois il y a quelques mois au Bal de la Pologne. La comtesse L... prétend qu'elle les a reçus chez elle plusieurs fois, sur la demande du Prince. Tout cela doit être vrai. Mais ce que je sais encore plus vrai, c'est que la comtesse de L... est une étourdie et une méchante langue. La confidence qu'elle m'a faite, je sais qu'elle la fera à bien d'autres, et peut être à celle à qui elle devrait le moins se permettre de le faire... si elle n'était pas la comtesse L...
Nota de Célestin Mira:
27 octobre.
L'Empereur a fait appeler le prince héritier pour lui confier le mandat d'aller représenter l'Autriche à Londres au jubilé de la reine Victoria. Scène inattendue: la princesse Stéphanie a refusé d'accompagner son mari. Rien, ni personne n'a pu la fléchir; elle a déclaré que jamais elle ne consentirait à suivre son mari dans un voyage qui lui permettrait, à lui, de donner libre cours à ses passions, et qui, elle, la couvrirait de honte. Pour qu'elle ait dit cela, il faut que la comtesse L... ait parlé. La princesse connait, on suppose, l'amour du prince pour la baronne Vescera. En attendant, l'archiduc Rodolphe doit partir seul pour Londres.
28 octobre.
Nouvelle invraisemblable: la baronne Vescera est elle-même partie pour Londres aujourd'hui, sous le prétexte de soigner une de ses sœurs qui est malade là-bas. La coïncidence est au moins étrange. Autre nouvelle sensationnelle: il y a eu une scène violente entre le prince Rodolphe et la princesse Stéphanie; celle-ci espionne son mari partout et de toutes les façons; elle ouvre ses lettres, fouille ses poches, questionne ses domestiques. Le prince a eu aujourd'hui une nouvelle preuve de cette inquisition outrageante et maladroite. Il a juré qu'il ne pardonnerait pas.
27 janvier 1889.
J'ai su par une indiscrétion que la situation est plus que jamais tendue d'une part entre l'Empereur et l'archiduc Rodolphe, d'autre part entre celui-ci et la princesse Stéphanie. Voici exactement ce qui s'est passé: à son retour d'Angleterre, le prince héritier, décidé de tout mettre en oeuvre pour divorcer, a écrit une lettre au pape pour obtenir son autorisation. Le pape a prévenu immédiatement l'Empereur qui a fait appeler son fils. L'entrevue a été terrible. Le père est demeuré inflexible, et le fils très résolu. L'archiduc demandait le divorce, et renonçait à ses droits de succession à l'Empire pour épouser la jeune baronne Vescera qu'il aime et dont il avouait pour la première fois hautement et ouvertement l'amour. Il n'a pas réussi. Les choses en sont là. Que se passera-t-il? L'archiduc est parti pour Mayerling.
29 janvier.
L'archiduc Rodolphe et la baronne Vescera se sont suicidés ce matin à Mayerling, dans le pavillon de chasse. Voici les détails que j'ai pu avoir sur ce drame horrible qui bouleverse tous les esprits: l'archiduc avait écrit à la baronne de venir le trouver à Mayerling pour qu'il lui communiquât le résultat de son entrevue avec son père. Elle a pressenti que, si le prince ne lui disait pas qu'il avait réussi, c'est que leur mariage était impossible. Elle a apporté avec elle une forte dose de strychnine, et, à un moment où le prince était sort du cabinet de travail où ils causaient ensemble, elle a avalé le poison. Le prince est rentré dans la pièce pour la voir expirer. Fou de douleur, il a su trouver le courage d'écrire quelques lettres: une à son père, une à sa mère, quelques-unes à des amis; aucune à sa femme.
Après quoi, il s'est tiré un coup de revolver dans la tête; il est mort sur le champ. On a trouvé son cadavre étendu près de celui de son amie*.
C'est le comte Kalnoky, premier ministre, qui a reçu à Vienne la première nouvelle de ce double suicide. Il en avertit d'abord l'impératrice Elisabeth, pour qui ç'a été un coup terrible. Elle a pourtant eu la force de prévenir son mari, puis tous deux se sont rendus auprès de la princesse Stéphanie. La princesse a tout deviné immédiatement. "Rodolphe est mort!", s'est-elle écriée. Elle a fondu en larmes, puis s'est évanouie. Sans doute avait-elle pressenti bien des fois un pareil malheur. Comment ne pas la plaindre dans un moment comme celui-ci? Est-elle responsable de ce qu'on l'a mariée sans aucune considération d'inclinaison et d'amour et de ce que les lois religieuses et politiques ont empêché un divorce qui était nécessaire?
30 janvier.
Tout le monde aujourd'hui était vraiment consterné à la cour et dans Vienne. Le bruit courait que, dans les circonstances où avait eu lieu la mort du prince, l'Eglise refuserait les funérailles religieuses. Mais le Pape a adressé à l'Empereur une dépêche de 2.000 mots par laquelle il autorise l'enterrement du prince avec les honneurs de l'Eglise. La princesse Stéphanie n'assistera pas à la cérémonie.
8 mars 1903.
La duchesse de M... m'a assuré hier que la comtesse de Longay était sur le point de divorcer. Si la nouvelle est vraie, je suis heureuse pour la comtesse qu'elle se trouve aujourd'hui dans une condition où le divorce lui est permis. Si la malheureuse raison d'Etat ne le lui avait pas interdit, il y a 14 ans, quand elle était la princesse Stéphanie*, nous n'aurions pas eu à regretter la mort tragique du prince Rodolphe et de la baronne Vescera. Mais, en vérité, se remarier il y a trois ans avec le comte de Longay pour divorcer aujourd'hui? Il me semble qu'après la première et dramatique expérience du mariage qu'elle avait faite, elle ne devait pas s'engager une seconde fois sans être sûre de son cœur.
Comtesse G...
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 18 octobre 1903.
Le prince Rodolphe d'Autriche. |
* Baronne Vetsera , dans cet article le nom est orthographié à tort "Vescera".
Baronne Vetsera. |
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