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vendredi 16 avril 2021

 L'heure exacte.


Dans les villages où il n'y a qu'un clocher, on sait l'heure, car il n'y a qu'une horloge et elle fait foi, même lorsqu'elle a des caprices.
Mais dans les grandes villes, où l'unité d'heure est encore plus nécessaire et où les horloges publiques sont innombrables, on ne sait plus l'heure; car, malgré tous les progrès de l'horlogerie, les pendules demeurent en désaccord les unes avec les autres. Au milieu de cette diversité, on dispute sans cesse de l'heure véritable. A Paris, sous l'Empire, on avait institué des inspecteurs de l'heure, qui avec leur chronomètre allaient mettre la paix ou l'accord avec les horloges publiques.
Eussent-ils réussi que les particuliers eussent continué à être trompés dans leurs appartements par les pendules que les familles se transmettent de génération en génération avec tous leurs défauts (des pendules, bien entendu). Et cependant, c'est un supplice de n'avoir point l'heure et de ne pouvoir arriver exactement à son bureau ou au chemin de fer qui y conduit.
Sur ces entrefaites les événement de 1870 amenèrent une anarchie complète dans les horloges de Paris. Pour y obvier, l'administration municipale promit des fils électriques qui enverraient l'heure depuis l'Observatoire à tous ceux qui réclamerait un courant. Mais cette heure, qui ne tient qu'à un fil fragile, qu'à un contact plus ou moins bien établi, était précaire, sujette à des interruptions: les horloges officielles eussent jeté la perturbation au lieu de la paix; d'ailleurs, il fallait trop de fils, un même fil ne pouvant desservir qu'un nombre limité de pendules. Que faire? Se contenter du soleil et des astres, comme les Orientaux; c'est assurément un système plein d'uniformité, mais à Paris où la fumée et le brouillard se substituent au soleil, à Paris où l'on veut la seconde ou la minute, comment se contenter de l'horloge du Monde?
Un inventeur autrichien, l'ingénieur Popp, a trouvé à Vienne, il y a deux ans, la solution du problème, car il a établi en cette capitale que notre vanité nous fait considérer souvent comme arriérée, un système d'horloges atmosphériques si simple qu'on aurait pu l'appliquer avant toutes les inventions modernes, si dans sa simplicité elle n'était pas elle-même une des meilleures inventions modernes. Laissons la parole à un savant.

Les nouvelles horloges pneumatiques.

Les Parisiens voient depuis quelques jours sur divers points de Paris de grands cadrans lumineux la nuit, généralement portés sur une simple tige comme un bec de gaz et qui semble sortir de terre.
En effet l'heure sortira de terre désormais et sera fabriquée avec de l'air.
Les aiguilles de tous les cadrans marchent avec un ensemble parfait, parce qu'elles reçoivent leur mouvement des impulsions d'un moteur central commun. L'agent qui transmet à chaque horloge ces impulsions, n'est autre que l'air comprimé; de là le nom d'horloges pneumatiques.
Voilà comment les choses se passent:
Au poste central (établi rue Ste-Anne, à Paris) l'air est comprimé dans un réservoir cylindrique M, d'où il se rend vers un distributeur D; il y rétablit une pression déterminée, chaque fois qu'il y a une dépense.
Le distributeur est relié avec toutes les horloges par des tuyaux en plomb.
Un régulateur d'une grande précision et continuellement réglé sur l'heure de l'Observatoire, est muni d'un mécanisme tel, qu'à chaque minute la communication est établie brusquement entre le distributeur et les tuyaux. Cette sorte de décharge atmosphérique refoule l'air et transmet cet excès de pression, presque instantanément, à tous les points du réseau. Près de chaque horloge le tuyau se termine par un petit cylindre muni d'un piston; celui-ci, déplacé par la pression de l'air, fait avancer l'aiguille du cadran d'une minute.
La communication avec le distributeur se ferme, l'air contenu en excès dans les tuyaux s'échappe dans l'atmosphère, les petits pistons de chaque cadran reprennent leur position primitive, et tout est prêt pour l'opération de la minute suivante. Bien entendu, il ne s'agit ni de chronomètre ni de pendule astronomique; mais rien ne sera plus commode pour les besoins usuels de la vie. Quelques personnes reprochent cependant à ces horloges cette progression intermittente de minute en minute.
La société qui a établi ces horloges publiques, offre aux particuliers de leur distribuer l'heure à domicile dans leurs propres pendules; elle amène son petit tube à travers les bronzes et les dorures, place les aiguilles sur votre cadran, et elles commencent le petit saut à la minute.



Horloge pneumatique distribuant l'heure
par un tuyau dans les maisons de Paris.


Trois arrondissement de Paris ont déjà des tubes aériens dans la terre, on va continuer à en placer, l'expérience faite depuis deux ans à Vienne en Autriche assure le succès.
D'ailleurs ces innocentes machines, qui fonctionnent docilement et avec ensemble sous l'impulsion d'une puissance unique représentant des idées d'ordre et de régularité peu à la mode, ont eu la consécration d'une petite persécution; la semaine passée, quelques furieux, gens évidemment avancés, ont mis en pièce le triple cadran de la place de la Madeleine, arraché les aiguilles, les heures se sont arrêtées, mais le temps a continué sa course.
Si les horloges pneumatiques peuvent aider les gens à juger de la valeur du temps et à ne point le perdre, l'inventeur méritera une fameuse récompense au ciel, où les minutes bien employées sont récompensées par des siècles de siècles.

Le Pèlerin, 27 mars 1880.

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