Les pifferari.
Quand je rencontre ces pauvres enfants italiens des deux sexes dans les rues, joueurs de harpe, de violon, de guitare ou de cornemuse, qu'on appelle indifféremment les pifferari*, quoique ce nom ne convienne qu'à cette dernière classe de virtuoses, je me demande si nous avons le droit d'être bien fiers de l'abolition de la traite des noirs? Nous voici, en effet, en présence de la traite des blancs.
Si les pifferari chantaient, violonnaient, pinçaient la harpe ou la guitare pour leur compte, je n'aurais pas grand'chose à dire. Sans doute j'aimerais mieux voir ces pauvres petits travailler à devenir de bons ouvriers comme les petits ramoneurs* chantés par Alexandre Guiraud, que de les voir vagabonder à la pluie et au soleil. Mais j'entends d'ici la réponse des amis de la liberté et de la fantaisie artistique: "Parmi ces enfants, il y en aura peut-être appelés à un grand avenir musical."
Soit. Mais pour faire cet heureux, combien faudra-t-il de misérables? Pour l'aider à monter au pinacle, combien de fascines humaines faudra-t-il jeter dans le grand fossé de la misère, du désordre et du vice? Est-ce qu'il est permis de faire litière d'âmes et de prendre un piédestal vivant et saignant pour y hisser une statue?
Voilà ce que je demanderai si je n'avais quelque chose de plus concluant encore à dire.
Ce que j'ai à dire, le voici: presque toujours, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, ces pauvres Italiens que vous rencontrez déguenillés et hâves aux Champs-Elysées, dans les squares et dans les rues, et que quelques peintres se sont plu à reproduire sur les toiles exposées au salon de 1867, en particulier MM. Delobbe et Cabasson, ne s'appartiennent pas à eux-mêmes. Ils ont un maître, un rude maître. Hélas! il arrive quelquefois que ce maître est un père. Chez nous les pères travaillent pour nourrir leurs enfants; il y a une contrée paresseuse où le père fait travailler ses enfants pour lui: le petit nourrit le grand; le faible soutient le fort. Mais plus souvent encore ces pauvres enfants sont exploités par un étranger. Il les afferme comme un bétail mélodieux qui doit fournir à sa table et à son jeu. Il boit et il joue leurs humiliations, leurs fatigues, leurs souffrances, les aumônes qu'ils arrachent à la pitié des passants et leurs larmes. Ils sont à lui plus que les serfs du moyen âge n'étaient aux seigneurs féodaux; plus misérables cent fois que les serfs de la glèbe, les esclaves des caprices insensés d'un ivrogne, des colères d'un joueur. S'ils ne rapportent pas le soir la somme à laquelle ils sont taxés, leur maigre pitance leur est refusée, ils sont molestés, querellés, brutalisés, battus. Pauvres petits!
Il y a une société protectrice des animaux, c'est bien! je loue les hommes généreux qui en font partie. Mais, parce que Dieu a donné aux Pifferari cette position verticale chantée par le poète latin et un visage tourné vers le ciel :
Jussit et erectos ad sidera tollere vultus
est-ce un motif pour leur refuser la pitié qu'on accorde aux bêtes? faudra-t-il, pour obtenir un appui, qu'ils se fassent adopter par l'écurie ou affilier à l'étable?
Je n'ai pas pénétré dans les tristes réduits où les malheureux enfants sont parqués; mais deux écrivains de la presse légère, M. d'Aunay du Figaro, et M. Blavet du Petit Journal, ont été plus hardis et ont rapportés de leur excursion des détails navrants. Ils racontent l'un et l'autre comment ces misérables enfants sont obligés de rapporter, sous peine de correction, trois francs tous les soirs à leur maître. Qui donc a dit que l'esclavage n'existait pas chez nous? M. d'Aunay s'est glissé rue des Boulangers*, rue Neuve-Saint-Médard* et rue de la clef*, dans les établissements où campent ces lazzaroni, car les travaux de l'édilité parisienne, mieux inspirés cette fois qu'au jardin du Luxembourg, ont renversé les ruelles aboutissant aux rues de Saint-Nicolas*, du Bon-Puits*, du Mûrier*, rendez-vous ordinaire de ces artistes en guenilles et de leurs maîtres, qui s'intitulent avec une emphase facétieuse Directeurs des Italiens.
C'est une pitié! Dans les cabarets épargnés par la pioche, on voit des hommes de la Pouille, de la Basilicate, des Florentins, des Piémontais qui jouent à la morra* l'argent que les enfants leur gagnent. Ce sont des contorsions, des clameurs furieuses, des mains levées pour frapper; on dirait que les joueurs de morra vont s'entr'égorger. Cette description m'a rappelé une scène dont j'ai été témoin dans un cabaret de l'île de Chiogga, près de Venise. Il y avait là des figures de forbans que les grands maîtres de l'école vénitienne, sur lesquels M. Rio a écrit de si beaux chapitres dans son quatrième volume de l'Art chrétien, auraient saisies au vol. C'étaient des clameurs sourdes, des gestes menaçants, des yeux qui lançaient des éclairs. Je demandai si nous avions devant les yeux des écumeurs de mer qui se querellaient sur le partage du butin; on me répondit en riant que c'étaient simplement des pêcheurs de l'Adriatique, si poétiques dans les romances et les barcaroles qui jouaient à la spada*. C'est un jeu de cartes qui porte ce nom assez peu rassurant: l'épée: je craignais à chaque moment que de l'épée on ne passât au couteau.
La morale de ceci, c'est que, pour qu'il y ait des joueurs de morra dans les bouges de Paris, il faut qu'il y ait des pifferari dans nos rues et dans nos promenades. Si ces infortunés bohêmes d'au delà des Alpes se trouvent mieux chez nous que chez eux, quelle est donc la destinée que l'Italie fait à ses enfants? Où est le temps où Virgile s'écriait:
Salve, magna parens frugum Saturnia tellus,
Magna virum!
Je ne sais pourquoi l'idée m'est venue, en étudiant le dessin de Bertall, qu'il avait voulu reproduire les trois âges des pifferari.
Cette petite pifferara, couverte tant bien que mal d'un châle et qui vous tourne le dos, c'est le premier âge. Le second, hélas! c'est cette élégante de mauvais aloi, aux pieds bottés, à la tête couverte d'une casquette; la chenille a brisé son cocon et elle est devenue papillon. Le papillon ne tarde pas à se brûler aux bougies parisiennes; alors vient la dernière métamorphose, ou la dernière incarnation non pas du dieu Vichnou, mais de Mme Vichon. Bien heureuse encore la pifferara lorsqu'elle ne meurt pas sur la route, de honte et de misère, et que, sur la fin de ses jours, elle trouve à tirer le cordon dans un hôtel garni borgne! Quand au pifferaro, vous ne le voyez que dans deux de ses métamorphoses: à l'aurore de sa carrière, avec sa tunique en guenille et sa harpe en sautoir, au couchant, sous les traits de ce violoneux cacochyme et au dos voûté qui s'en va, son instrument sous le bras, gagner quelques sous. Dans l'époque intermédiaire, le pifferaro, après avoir été exploité, devient exploiteur à son tour et rend à ses cadets les coups qu'il a reçus de ses aînés. Bertall n'a pu vous le présenter, parce qu'il est attablé, peut-être sous la table, avec les autres joueurs de morra dans le bouge voisin.
Je voudrais finir cette étude d'une manière un peu moins triste que je ne l'ai commencée; c'est pour cela que j'emprunte à un poète breton que j'ai déjà cité, M. Joseph Rousse, une pièce de vers, car les pifferari ont inspiré, cette année, les poètes comme les peintres.
Sous les tours du château la neige étincelante
Fondait aux doux rayons d'un beau soleil d'hiver;
Les arbres secouaient leur parure brillante,
Et la grive en chantant traversait le ciel clair.
Deux bergers d'Italie, errant dans la Bretagne,
Parurent sur le pont qui conduit au manoir.
L'étranger les avait chassés de leurs montagnes;
Les enfants curieux se pressaient pour les voir.
Ils portaient le hautbois et la piva rustique
Sur le dos qu'abritaient des toisons de brebis
Des airs napolitains sous le ciel d'Armorique
Réveillèrent bientôt les échos endormis.
Ils jouèrent longtemps, mais nulle châtelaine
Ne les encourageait d'un signe gracieux;
Ils jouèrent encore et perdirent leur peine
Car le château désert resta silencieux.
Les deux pifferari, comprenant leur méprise,
Rompirent en riant un morceau de pain noir,
Et sous le porche assis, à l'abri de la bise,
Ils écoutaient siffler les merles du manoir.
Comme eux, si vous chantez vainement, ô poètes,
Rompez aussi le pain sans le mouiller de pleurs
Ne restez pas courbés sur vos lyres muettes,
Mais chantez seulement pour soulager vos cœurs.
C'est ainsi que la poésie, cette enchanteresse, embellit tout ce qu'elle touche et qu'il lui suffit, pour égayer le paysage, de la note harmonieuse sifflée par le merle ou la grive et d'un rayon de soleil fondant la neige sur la cime des arbres.
René.
La Semaine des Familles, samedi 11 mai 1867.
* Nota de Célestin Mira:
* Pifferari:
Ramoneurs savoyards:
* Rue des boulangers:
* Rue Neuve-Saint-Médard:
* Rue de la Clef:
Rue de la Clef, anciennement rue du Pont-aux-Biches. Le Pont aux Biches, situé entre le numéro 12 et 14 de cette rue franchissait la Bièvre |
* Rue Saint-Nicolas:
* Rue du Bon-Puits, 1866:
* Rue du Mûrier, en 1866:
* Le morra ou la moure: jeu de hasard, datant du moyen âge, utilisant les doigts de la main.
*Spada: jeu de cartes italiennes qui diffèrent selon les régions: ici un jeu de carte napolitain (spada veut aussi dire "épée"):
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