Le vaudeville.
Nous mettons sous vos yeux l'avenir, c'est à dire le futur théâtre du Vaudeville, tel qu'il sera érigé à l'angle du boulevard de Capucines et de la rue de la Chaussée-d'Antin, sur les plans de M. Magne, architecte de la ville de Paris.
Laissez-moi à cette occasion vous raconter quelques épisodes de l'histoire de l'ancien vaudeville. Je ne parle point de l'édifice où le vaudeville s'est pendant des années réfugié*, après l'incendie qui le chassa de son berceau, situé place de la Bourse*, en face de cet autre et plus grand théâtre, scène changeante et sujette aux péripéties, où le dieu Plutus fait et défait les fortunes; je ne vous parle point du Théâtre des Nouveautés*, déjà ancien en 1867, tant les années, ces flots rapides du fleuve du Temps, s'écoulent vite! Je retourne plus loin en arrière, et je vous propose un voyage dans notre ancienne histoire et dans notre ancien Paris.
Ceux qui ne connaissent que le nouveau souriront peut-être quand on leur dira qu'entre le Palais-Royal et le Louvre, il y avait, il y a trente ans, un quartier composé de plusieurs rues, à tel point que c'était là que la Gazette de France*, dirigée par M. de Genoude, avait établi ses bureaux et ses presses; et que, dans une des rues de ce quartier, la rue de Chartres, il y avait un théâtre qui s'appelait le Vaudeville. Le fait est exact cependant. Il peut être attesté aux incrédules par des contemporains qui ont dîné et bien dîné au restaurant de la rue de Chartres, fréquenté par les vaudevillistes les plus célèbres du temps, et où on faisait une dépense d'esprit à défrayer les chroniques de cinq à six petits petits journaux; il peut être, en outre, certifié par les spectateurs qui ont applaudi aux pièces de Désaugiers, Dartois et Théaulon. Le théâtre du Vaudeville, qui portait fièrement gravé sur son rideau le vers de Boileau,
Le Français né malin créa le vaudeville.
périt le 18 juillet 1838 par un incendie; il avait été inauguré le 12 janvier 1792, il avait donc subsisté pendant quarante-six ans, vie assez longue pour le théâtre des flons-flons, et de Larifla, dans une époque où des choses plus sérieuses ont une vie si courte. Le quartier où le théâtre du Vaudeville s'élevait survécut encore plusieurs années, et ce n'est que depuis le prolongement du Louvre, c'est à dire depuis 1852, que ses dernières traces ont disparu.
Il s'était ouvert dans un temps sombre et triste, le joyeux théâtre du Vaudeville! En janvier 1792, la chute de la monarchie commençait à être prévue, et la république, brandissant la pique des faubourgs, montait les degrés au chant de la Marseillaise et du Ca ira. Le Vaudeville, au moment où il ouvrit sa salle, eut l'imprudence, en véritable étourdi qu'il était, de ne pas mettre ses papiers en règle avec la circonstance; cela s'appelait, dans la langue de ce temps-là, n'être pas à la hauteur. N'être pas à la hauteur de Danton, de Robespierre, de Marat, quel crime! Le Vaudeville n'était donc pas descendu à cette hauteur. Son directeur, Barré, aidé de ses deux inséparables, Radet et Desfontaines, qui étaient à Barré ce que, de nos jours, Mélesville a été à Scribe, firent en collaboration la Chaste Suzanne*. Etrange idée, direz-vous, que d'aller chercher un sujet de Vaudeville dans la Bible! Je suis de votre avis. Seulement je vous ferai observer qu'il y avait à cette époque de la folie dans l'air, et que les trois vaudevillistes, qui n'étaient pas le moins du monde des libres penseurs, n'avaient eu aucune idée irrévérencieuse en allant prendre là leur sujet. C'était une simple inadvertance, un inconvenance sans préméditation de libre pensée, et vous allez voir, par la suite du récit, que le seigneur Momus, qui n'a jamais été très-sûr de sa tête, faillit la perdre tout à fait à cette occasion.
Donc les trois auteurs avaient mis la Chaste Suzanne en vaudeville; ils s'étaient contentés de faire bannir les vieillards, au lieu de les faire lapider, au dénouement, pour ne pas usurper sur le domaine de la tragédie, et par un léger anachronisme que la Révolution, qui commettait tant d'anachronismes plus graves, leur eût certainement pardonné, ils faisaient revenir, avant la tombée du rideau, l'héroïne biblique pour chanter ce couplet de facture à la louange de Molière sur l'air de Calpigi:
Des noirs effets pour du tragique,
Des calembours pour du comique,
Du bel esprit pour du plaisant,
Voilà le théâtre à présent,
Mais réunir comme Molière
Dans une intrigue régulière,
Et la morale et l'enjouement,
Oh! c'est de l'ancien testament.
Voulez-vous maintenant savoir pourquoi la Chaste Suzanne brouilla le vaudeville, moins prudent que Prusias, avec la république?
La première représentation de ce vaudeville eut lieu le 5 janvier 1793. Terrible date! le procès de Louis XVI était ouvert. Quoi! direz-vous, on s'amusait encore à Paris pendant ce fatal procès, on allait au Vaudeville le même jour où le roi allait à la Convention, peu de jours avant celui où il devait sortir de la prison du Temple pour se diriger vers l'échafaud!
Et quand ne s'amuse-t-on pas à Paris? quand la grande et folle ville renonce-t-elle aux plaisirs, aux fêtes, aux spectacles? Dans le monde où vivait Noé on se mariait, on se divertissait à la veille du déluge; en 1793, on s'amusait à Paris, on allait au théâtre, quand la Terreur était proche, à la veille de cet autre déluge, le déluge de sang.
Parmi ceux qui se rendaient aux spectacles dans cette époque sinistre, s'il y avait des têtes légères, il y avait aussi des cœurs fermes et hardis. On se souvient des acclamations qu'excita au Théâtre-Français cet hémistiche de l'Ami des lois de Laya:
Des lois et non du sang!
Il y avait dans la Chaste Suzanne une allusion qui ne fut pas saisie avec moins de transport. Le juge Azarias disait aux deux vieillards*: "Vous êtes ses accusateurs, vous ne pouvez être ses juges." Une acclamation immense s'éleva. Le public français, avec cette sorte d'électricité intellectuelle qui le caractérise, avait vu par la pensée Louis XVI en face de la Convention, à la fois accusatrice et juge. Des sifflets jacobins répondirent aux applaudissements; une rixe suivit, et l'autorité fit évacuer la salle. Peu de temps après Radet et Desfontaines étaient arrêtés et jetés dans ces prisons que les Mémoires de M. Beugnot, récemment publiées, ont peintes comme le vestibule de la guillotine.
Les pères du vaudeville, j'ai le regret de le dire n'étaient pas des héros. Peut-être avaient-ils fait cette généreuse allusion sans le vouloir, sans le savoir. Si elle avait été réellement dans leur pensée, ils se repentirent de leur courage, s'humilièrent devant la République une et indivisible, et cherchèrent à gagner leur rançon par des complots sans-culottes. Ils allèrent si loin dans ce genre, que je ne puis les suivre. Que voulez-vous? Il fallait être à la hauteur des circonstances, pour ne pas être au niveau de la guillotine. Radet et Desfontaines composèrent donc un vaudeville intitulé Au retour, fortement épicé de civisme, et en offrirent humblement la dédicace à l'homicide commune de Paris, qui ne chantait guère à moins que ce ne fut le ça ira.
Je ne leur reprocherai pas leur platitude, ils se faisaient plats pour ne pas être écrasés. Tout le monde n'a pas le courage de Martainville qui, comparaissant à dix-sept ans devant le tribunal révolutionnaire, répondit au président qui lui demandait avec un sourire sinistre s'il n'y avait pas un de devant son nom: "Citoyen président, trêve de plaisanterie, je ne suis pas venu ici pour être allongé, mais pour être raccourci!" Laissons donc de côté les mauvais complots qui débutent ainsi:
L'aristocrate incarcéré
Par les remords est déchiré,
C'est ce qui le désole.
Mais le patriote arrêté,
De l'âme a la sérénité,
C'est ce qui console.
Heureux les deux pères du vaudeville s'ils n'avaient été que plats et sots! Mais ils franchirent toutes les bornes de l'honnêteté dans d'autres couplets où ils peignent leur idéal ecclésiastique et qui commence par ces vers:
J'ons un curé patriote,
Un bon curé citoyen,
Un curé vrai sans-culotte.
Barré, leur directeur et leur ami, rivalisait avec eux de patriotisme, de sans-culottisme et de cynisme, et après avoir lu, dans le vaudeville intitulé: Encore un curé! le dialogue étrange entre le curé et le volontaire Bitri, on est tenté de souscrire au vœu exprimé dans le couplet final:
Claquez et l'auteur et l'acteur,
Ils sont tous sans-culottes.
Ainsi le Vaudeville, de peur d'avoir été royaliste, se faisait cyniquement révolutionnaire; il exaltait tout ce qui était digne de mépris et insultait tout ce qui était digne de respect, la morale comme la religion. Il fallait bien se faire pardonner une courageuse étourderie.
Quand le coup d'Etat du 18 brumaire vint changer la face des affaires, il y eut un nouveau coup de théâtre au Vaudeville. Il chanta le vainqueur et chansonna les vaincus. Nous retrouvons Barré, Radet et Desfontaines, renforcés de Dupaty, Bourgueuil et Maurice Séguier, qui fut sous la Restauration consul général à Londres, ont improvisé et fait apprendre en cinq jours aux acteurs un vaudeville intitulé la Girouette de Saint-Cloud, où, sans s'en apercevoir, ils se sont peints eux-mêmes sous les traits de Tourniquet, dont les volte-face sont ainsi énumérées:
Chamettiste,
Maratiste,
Royaliste,
Anarchiste,
Hébertiste,
Babouviste,
Il n'insiste,
Ne persiste
Jamais,
Mais
Il suit tout à la piste.
Ce clubiste
Se désiste,
Sans effort,
En faveur du plus fort.
M. Tourniquet, en personne, ne suivrait pas le Vaudeville dans ses évolutions. Ce théâtre chante la bataille d'Iéna et voit en rêve la colonne de Rosbach transférée en France. Il chante les embellissements de Paris, la colonne de la place Vendôme, le canal de l'Ourcq, le mariage de Napoléon et de Marie-Louise, et célèbre l'abeille
Qui va chercher la rose
Jusque sous les glaces du Nord.
Il chante la naissance du roi de Rome:
De Mars l'enfant recevra
Ardeur, force et vaillance;
Apollon lui donnera
Génie, esprit, science;
Minerve le guidera
Dans sa noble carrière:
Mais son meilleur guide sera
L'étoile de son père.
Et quels sont les vaudevillistes qui chantent cet horoscope auprès du berceau du roi de Rome? Ce sont les admirateurs du Curé patriote et du sans-culottisme, Barré, Radet et Desfontaines.
Cela n'empêchera pas le Vaudeville, quand il y aura un nouveau changement de scène, que l'empire fera place à un autre gouvernement, de chanter par la bouche de Barré, Radet et Desfontaines, la paix signée le 30 mai 1814 avec la coalition victorieuse.
La paix est faite tout de bon,
Pour l'annoncer on a, dit-on,
Tiré deux cents coups de canon.
A cette nouvelle,
Redoublant de zèle,
Je veux dire en deux cents couplets:
Ah! que c'est bon d'avoir la paix.
Le Vaudeville chante toujours, mais il ne chante pas la même chose. Il chante ce qui arrive et oublie ce qui s'en va, quand il ne l'attaque pas. Je ne puis dire que Barré, Radet et Desfontaines, les fondations du théâtre du Vaudeville, après avoir chanté Louis XVI, la République, le Consulat, l'Empire, Louis XVIII et Charles X, aient loué le gouvernement de 1830 et ceux qui suivirent. Mais ces auteurs ont une excuse très-administrative à présenter: ils ne pouvaient plus chanter par l'excellente raison qu'ils étaient morts. De même la salle du Vaudeville située rue de Chartres n'a pas répété depuis 1838, les louanges des gouvernements qui se sont succédés; mais elle avait aussi ses motifs pour cela: l'incendie l'avait visitée, elle était détruite. Que de couplets y ont retenti! que de sujets y avaient passé! que n'y avait-on pas chanter ou chansonné! quel chaos d'images et de souvenirs! L'histoire des faits, des idées, des mœurs, y avait laissé sa silhouette grimaçante: la girafe a mis la mode à sa marque, les montagnes russes, les calicots, avec leurs moustaches belliqueuses, les vieux soldats de l'Empire avec le couplet héroïque, escortés des soldats laboureurs, les héritiers un peu indirects de Léonidas avec le couplet philhellène; M. Pigeon et la garde nationale; Napoléon sous les traits de Mlle Déjazet. Puis, après la révolution de 1830, les vaudevilles antireligieux y avaient reparus, et les fantômes du vieux répertoire, sortis des catacombes du passé avec un bruit de chaîne, y avaient traîné leurs guenilles. Ce fut alors que le Vaudeville décocha une flèche au malheur qui partait, qu'il confondit dans l'impartialité de ses épigrammes le dey d'Alger et le maréchal de Bourmont son vainqueur, et que les scandales aristophanesques reparurent sur la scène. Voici M. Cottu, M. Dudon, M. Boudet, procureur du roi, M. Mangin, préfet de police, la Quotidienne, ce courageux journal, qualifiée par MM. les coupletiers de journal des lâches, la Gazette de France, M. Cafardin, qui représente le clergé, jetés aux bêtes du cirque, c'est à dire aux insulteurs du parterre. Je ne crains pas de l'avouer, cette histoire de l'ancien Vaudeville que j'avais entrepris d'esquisser en m'aidant du livre d'un auteur récemment enlevé aux lettres, Théodore Muret, tourne un peu court. Qu'y faire? les nausées me gagnent. C'est un chapitre de l'histoire par le théâtre, et ce n'est pas ma faute s'il ne donne pas une grande idée de la littérature dramatique dans notre temps. Il n'est pas tout à fait nécessaire d'être le Brenn gaulois pour adopter la fameuse et fâcheuse maxime: "Malheur aux vaincus!" Bien des vaudevillistes plus ou moins civilisés, je ne dis pas tous, ont pensé à ce sujet comme le Gaulois barbare. Seulement ce n'étaient pas des sacs d'or qui, comme à Rome, pesaient dans le plateau de la balance qu'il fallait soulever: il a suffit de sacs de gros sous.
Félix-Henri.
La Semaine des Familles, samedi 9 mars 1867.
* Nota de Célestin Mira:
* Théâtre du Vaudeville, rue Vivienne:
* Place de la Bourse:
* Théâtre des Nouveautés:
* Suzanne et les deux vieillards: Suzanne observée par deux vieillards lors de son bain, refuse les avances de ceux-ci. Les deux vieillards, pour se venger, l'accusent d'adultère et la font condamner à mort. Le prophète Daniel prouve son innocence et fait condamner les deux vieillards.
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