Un chasseur de la garde nationale.
Regardez-le, dans sa majesté ventrue, le chasseur de la garde nationale de Paris, qui ne ressemble en rien aux francs-tireurs des Vosges, si sveltes, si nerveux, et taillés dans des proportions de vigueur et d'agilité, que nous rencontrions récemment à l'Exposition, dans les promenades, et qui ont manœuvré au Bois de Boulogne, sur le champ de course, avec une précision militaire.
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'a rien de mobile, et que, par conséquent, ce n'est pas lui qui a été prévu par la loi nouvelle dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Il est, au contraire, par constitution comme par goût, essentiellement sédentaire. S'il est gros, gras et fleuri, il n'y a pas à s'en étonner. L'air vivifiant des Vosges, les longues courses à travers les forêts, allègent et maigrissent; mais comment ne pas engraisser derrière un comptoir? Comment ne pas s'arrondir dans le far niente d'une boutique, arrosé par de nombreuses chopes de bière dont chaque garde montée devient le prétexte?
Ainsi notre chasseur a chaud: son front ruisselle. Fidèle à l'exemple de la grande Troyenne, son Andromaque lui essuiera le front quand il rentrera ce soir, et elle lui dira: "Hector! Hector, mon ami, tu n'y penses pas! Tu finiras par te rendre malade, à force d'être esclave de tes devoirs militaires."
Mais Hector, qui trouve que son esclavage militaire le délivre de sa servitude conjugale, et que, lorsqu'il s'éloigne par la porte de Scée pour aller monter sa garde ou pour honorer de sa grosse présence les funérailles d'un brave camarade, il secoue la domination peu commode de Mme Birotteau, et peut, loin de ses regards, vider en toute sécurité avec les amis quelques chopes de bière et plusieurs verres d'absinthe, et même s'accorder un panatellas, Hector fait la sourde oreille. Il ne manquerai pas son tour de garde pour un empire. Il croirait les camarades de sa compagnie mal enterrés s'il ne les portait pas en terre avec l'arme sous le bras. Quoique gras, il est sensible. M. de Lally-Tollendal* l'était bien, lui qu'on avait surnommé "le plus gras des hommes sensibles!" J'imagine qu'à l'époque de la première révolution M. de Lally-Tollendal fut aussi garde national. C'était alors que la milice citoyenne brillait de tout son éclat. deux fois, en 1789 et en 1830, le chasseur de la garde national put se dire: "Du haut de son cheval blanc, la Fayette me contemple."
Le service de la garde nationale est aujourd'hui une sinécure: point de nuit passée au corps de garde, point de patrouilles, presque point de revues. A peine une fois par an, messieurs les sapeurs, qui appartiennent presque tous à l'état des bouchers, embellissent leur menton de leur superbe barbe postiche, ornement des grands jours qui fait peur à leurs petites dernières, étonnées de voir cet appendice chevelu fleurir tout à coup au menton de messieurs leurs papas.
Ne soyons pas injustes cependant. Ce n'a pas été là le premier mot, et peut être, dans la suite des âges, ne sera-ce pas le dernier mot de la garde nationale. L'histoire nous l'apprend, elle sert surtout dans les temps difficiles. En remontant le cours des siècles, nous lui trouvons un ancêtre, la garde bourgeoise.
Transportez-vous, par la pensée, au treizième siècle, en 1228. Pourquoi les bourgeois de Paris se précipitent-ils hors des murailles de la ville, armés de pied en cap, et se dirigent-ils en toute hâte vers cette tour de Monthéry dont vous apercevez le squelette disloqué sur la voie ferrée de Paris à Orléans? C'est que la population parisienne vient d'apprendre que quelques hauts féodaux, ligués avec Pierre Mauclerc, Hugues de Lusignan, ont dressés une embuscade au jeune roi Louis IX, revenant d'Orléans, et que Thibaud, le loyal comte de Champagne, n'a pu qu'à grand'peine le conduire, entouré de ses trois cents chevaliers, à la tour de Monthéry. Aussitôt les braves bourgeois de Paris se sont armés, ils vont chercher leur jeune seigneur et son illustre mère, Blanche de Castille. L'élan est devenu général. Les seigneurs fidèles accourent, de leur côté, sur leurs destriers; les paysans, s'armant de leur faux, affluent sur la route. Des vieillards, des enfants, des femmes, tous ceux que l'autorité tutélaire de la royauté protège, deviennent ses protecteurs à leur tour. Cette armée étrange s'étend des portes de Paris jusqu'aux remparts de Monthéry.
Voilà la mission, voilà la force, la toute-puissance de la garde nationale dans les mauvais jours.
Quand Blanche de Castille sut ce qui venait de se passer, elle comprit qu'elle pouvait défier la ligue de tous les féodaux. Elle sortit de Monthéry, en tenant son fils bien-aimé par la main, et marchant entre les rangs de cette armée bourgeoise et populaire qui faisait la haie des deux côtés, elle se dirigea vers Paris au bruit de ce cri mille fois répété:" Dieu doinct bonne vie et longue au roi! qu'il le garde de ses ennemis!"
Quand un roi est si bien gardé par son peuple, il est aussi gardé par Dieu.
Il suffira de rappeler le rôle joué par les quarteniers et dizainiers de la garde bourgeoise à l'époque de la Ligue, puis celle de la Fronde. Je ne dis pas que cette action ait toujours été bonne et utile, mais elle était puissante. Qui ne se souvient des rues tendues de chaînes, des barricades construites de tous côtés, le jour où le duc de Guise obligea le roi Henri III de sortir de Paris? "Les marchands de la rue Saint-Denys, dit le bourgeois de Paris dans son récit, voyant les troupes rangées dans le cimetière des Innocents, au nombre de quatre ou cinq enseignes suisses, s'allèrent confesser et communier, et, tost après, s'armèrent de cuirasses et autres armes offensives et défensives; il furent incontinent suivis de plusieurs autres avec lesquels ils commencèrent à dresser leurs barricades és avenues et embouchures." Au bout de quelques heures, les barricades étaient si multipliées, que les soldats suisses, selon le récit du bourgeois de Paris, ne pouvaient se frayer un passage pour se réunir, "si ce n'est sous la terre, comme les souris, ou dans l'eau comme les grenouilles, ou s'ils voloient en l'air comme les oiseaux."
L'histoire nous raconte les mêmes scènes renouvelées sous la Fronde, quand le cardinal de Mazarin fit arrêter le conseiller du parlement Broussel. Cette fois encore le roi Louis XIV, qui n'était qu'un enfant, la reine régente, Anne d'Autriche, et toute la cour furent obligés de quitter furtivement la capitale et de se retirer au château de Saint-Germain, où l'on attendait si peu cette auguste et noble compagnie, que "les dames qui composaient le cortège, c'est Mme de Motteville qui le raconte dans ses Mémoires, et toute la cour, sauf le roi et la reine mère, furent obligées de coucher sur la paille, dans les grands appartements du château. On coupa du bois dans la forêt pour allumer d'immenses foyers, car on grelottait dans les chambres humides et froides."
Pendant le règne de Louis XIV et celui de Louis XV, la garde bourgeoise, cette aïeule de la garde nationale, perdit beaucoup de son importance. Alexis Monteil, dans son Histoire des Français des divers Etats, constate que, sauf quelques grandes villes militaires comme Lyon, Lille, Strasbourg, Marseille, il aurait pu ajouter Valenciennes, où la garde bourgeoise conservait un esprit belliqueux et des allures martiales, le corps des milices urbaines étaient partout ailleurs déchu du rôle brillant qu'il avait rempli. "On ne votait, continue-t-il, que fusils rouillés, tambours démontés, drapeaux couverts de poussière." Mais il ajoute aussitôt: "La Révolution frappa cette risible troupe de sa toute puissante baguette, et la garde nationale aussitôt présenta une ligne guerrière de quatre millions de baïonnettes, de fusils, de piques et de faux."
Ces premières gardes nationales de 89 tenaient encore des milices bourgeoises et populaires que nous avons vues jouer un si grand rôle dans les premiers temps du règne de saint Louis. Dans beaucoup de lieux, elles portaient peintes sur des étendards des croix ou des images de la sainte Vierge et des saints. Chaque corps avait son aumônier qui disait la messe tous les dimanches. Il y avait des bataillons divisés en confréries, souvenir du moyen âge. Ailleurs, les diverses compagnies portaient les noms du Roi, de la reine, de Monseigneur le Dauphin. Ce ne fut que peu à peu et avec les progrès de la Révolution que l'uniformité s'établit; que l'habit bleu, aux revers blancs, au collet rouge, aux boutons en cuivre jaune portant ces trois mots, écrits dans une couronne: "La nation, la loi et le roi." prévalut dans toutes les communes de France; " Bientôt, continue Alexis Monteil, la guerre grandissante eut besoin de la jeune fleur de la garde nationale de dix-huit à vingt cinq ans. La convention, par son décret du 23 août 1793, la lui donna."
Je m'arrête ici, car je veux rester dans le domaine de l'histoire. D'ailleurs, ce peu de mots suffisent pour rappeler que, si la garde nationale a son côté comique et plaisant, qui a pu inspirer les croquis malins de Bertall et de Cham, elle a aussi sa légende héroïque devant laquelle tout front doit s'incliner. Sous cet uniforme, des soldats sont morts pour préserver le territoire national; sous cet uniforme, des citoyens sont tombés pour la défense des lois.
Félix-Henri
La Semaine des Familles, samedi 15 juin 1867.
* Nota de Célestin Mira:
* Gérard de Lally-Tollendal: Gérard de Lally-Tollendal est un écrivain et homme politique français. Il est le fils de Thomas de Lally-Tollendal, officier français d'origine irlandaise et accusé de s'être rendu responsable de la défaite lors du siège de Pondichéry mené par les Anglais. En conséquence, il fut exécuté par le fils du bourreau Samson, qui rata son coup en lui fracassant la mâchoire. On dut menotter et bâillonner le condamné avant le second coup, fatal celui-ci. A la suite de cette défaite, la France perdit ses possessions en Inde ne conservant que cinq comptoirs célèbres, surtout pour les collégiens des années 60. La question était rituellement posée et il en manquait toujours un dans la réponse!: Pondichery, Chandernagor, Mahé, Yanaon et Karikal.
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