Les surprises de l'arithmétique.
Il ne s'agit point ici de la puissance occulte des nombres ou des superstitions attachées à quelques-uns d'entre eux. Comme chacun sait, à table ou au loto, certains nombres ont le don d'exciter toujours les mêmes réparties: 3, en Champagne; 7, la potence; 8, trier!... 10, putez-vous; 11, ou les jambes de mon cousin; 12, ceurs de l'hyménée; 13, ah! 13 a une mauvaise presse, 13 à table est un présage funeste, et quand je me trouve en face d'une douzaine d'huîtres, je frémis toujours... pour elles; de même, quand le jour de l'an tombe un vendredi et un 13, cela annonce une fichue année; 20, bon vin, sans eau; 33, les deux bossus, etc., etc.
Nous allons examiner quelque chose de bien plus sérieux, de vrai, de mathématique, et de bien plus... espatroullant!...
On dit souvent: Brutal comme un chiffre!... il serait encore plus vrai de dire: Puissant comme un chiffre!... A titre de curiosité, voici quelques exemples de cette toute puissance.
Le mathématicien roublard.
A tout seigneur, tout honneur; commençons par la légende de l'échiquier dont on parle souvent, mais sans en connaître les termes précis.
Un historien arabe, Al-Sephadi, raconte assez curieusement l'origine de ce problème: un roi de Perse ayant imaginé le jeu de Tric-trac, en était tout glorieux. Mais il y avait dans les Etats du roi un mathématicien, nommé Seffa, qui, ayant inventé le jeu d'Echecs, le présenta au souverain; celui-ci en fut si satisfait qu'il voulut l'en récompenser magnifiquement et ordonna de demander ce qu'il voulait. Le malin Seffa se borna à demander un grain de blé pour la première case, deux grains pour la seconde, quatre pour la troisième, huit pour la quatrième, seize pour la cinquième, etc., et ainsi de suite, jusqu'à la dernière ou soixante-quatrième case.
Le roi s'indigna de cette demande modeste, qu'il jugeait répondre mal à sa libéralité, mais donna toutefois l'ordre à son grand vizir de satisfaire Seffa. Le vizir fit donc calculer la quantité de blé nécessaire pour exécuter l'ordre du roi, mais quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il constata que non seulement il n'y avait pas assez de grains dans ses greniers, mais même dans tous ceux de ses sujets et dans toute l'Asie. Il en rendit compte au roi, qui fit appeler Seffa auquel il dut avouer son impuissance à le récompenser, lui disant que sa subtilité l'étonnait encore plus que l'invention du jeu qu'il lui avait présenté; il le garda à la cour et le combla d'honneurs.
Qu'avait donc demandé Seffa?
On trouve, en faisant le calcul, que le 64e terme de la progression double, en commençant par l'unité, est le nombre 9 223 372 036 854 775 808 ou 9 quintillions, etc. Or, dans cette progression, la somme de tous les termes se trouve en doublant le dernier et en retranchant l'unité. Ainsi le nombre de grains de blé nécessaires à récompenser Seffa était le suivant:
18 446 744 073 709 551 615 !
Considérant qu'un kilo de blé, médiocrement sec et de moyenne grosseur, contient environ 25 000 grains; le quintal de blé (100 kilogs) en contient donc 2 500 000 grains, et la quantité de blé nécessaire était donc de :
7 trillons 378 billions 697 millions de quintaux de blé!...
En supposant encore qu'un hectare ensemencé rende 18 quintaux de blé, il faudrait, pour produire en une année la quantité demandée par Seffa, une surface de 409 927 611 111 hectares, soit plus de 8 fois la surface entière de la terre, compris les mers et océans, car cette surface totale n'est que de 509 294 653 kilomètres carrés.
Dieux!... que la terre est donc petite!... A moins que ce ne soit l'échiquier qui soit grand!
Cette même quantité de blé répandue également sur la surface de la France la couvrirait entièrement d'une couche de 1 mètre de hauteur!... nous comprenons que le grand vizir du roi de Perse n'ait pu trouver pareille réserve dans ses greniers; et, entre nous, le mathématicien Seffa me semble un joyeux farceur!...
Un maquignon désintéressé.
Un jour, à une grande foire de Normandie, un paysan examinait et palpait un cheval de labour, mais ne pouvait se décider à sortir de sa bourse le nombre d'écu demandés. Le maquignon madré lui proposa ce marché avantageux:
- Je vous donne mon cheval quasi pour rien; il a quatre fers aux pieds, chacun d'eux a six clous, vous mettez un centime pour le premier clou, deux centimes pour le second, quatre pour le troisième et ainsi de suite en doublant. je ne garderai pour moi que le prix du vingt-quatrième clou, vous reprendrez tout l'argent mis sur les vingt-trois premiers clous, et je vous donne mon cheval par dessus le marché!...
Le paysan, ravi de l'aubaine, scella le marché par une tournée de cidre, et ensuite on compta...
Le prix du cheval, c'est à dire le nombre de centimes mis seulement sur le vingt-quatrième clou, s'élevait à la somme coquette de 83 886 fr.08! Vous pensez si le paysan court encore!...
M. Adam, Mme Eve et leurs enfants.
Transportons-nous au Paradis Terrestre... après la pomme. En supposant que la race du premier homme, déduction faite des morts, eût doublé tous les vingt ans, ce qui n'est assurément pas contraire aux forces de la nature, le nombre des humains, après cinq siècles, a pu monter à 1 048 576. Ainsi Adam ayant vécu plus de 900 ans, a pu voir au milieu de sa vie une postérité de plus d'un million de filles, fils, petits et arrière-petits-enfants... Quand, le jour de sa fête, cette petite famille venait s'asseoir à table, Eve devait dire à la bonne de mettre les rallonges!...
Hareng qui glace, qui glace...
L'invasion des harengs!... Un hareng femelle contient plusieurs milliers d'œufs; supposons que 2 000 œufs seulement donnent naissance à 1 000 harengs femelles; la deuxième année, les filles de Mme Hareng mère suivant ce bon exemple, cela ferait 2 000 000 de harengs nouveaux, et dans la huitième année leur nombre surpasserai un 2 suivi de 24 zéros!... Cela ferait un cube plus gros que la sphère terrestre elle-même, tout se serait transformé en harengs!... Il y a là un danger auquel les gouvernements ne songent pas assez; on devrait édicter des lois pour forcer chaque citoyen à manger quotidiennement un hareng, afin d'enrayer les dégâts que le hareng ferait si, un jour ou l'autre, de son apathie le hareng sort!... mais voilà, les gouvernements s'en moquent:
" Hareng-gez-vous comme vous voudrez!..."
Qui n'a pas son p'tit cochon.
"Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille!" a dit Monselet. Heureusement qu'il n'en a qu'un, oyez plutôt:
Une truie ayant six petits, dont deux mâles et quatre femelles; et, l'année suivante, ces quatre dernières en ont autant, et ainsi de suite...; il s'ensuivrait, au bout de douze ans, une famille de 33 554 231 cochons!
Soit 67 millions de jambons, autant de jambonneaux; 134 millions de pieds à la Sainte-Menehould. On obtiendrait, de plus, 838 855 hectolitres de sang, avec lequel on pourrait fabriquer 251 657 kilomètres de boudin, juste de quoi faire 6 fois 1/4 le tour de la terre!... Quelle ceinture!...
L'apéritif kilométrique.
En temps de canicule vous habitez les environs de la grande ville, et vous avez bien raison!... Des amis, le dimanche, en profitent pour venir sans façon déjeuner avec vous. Voici une petite combinaison pour les récréer le tantôt:
Devant la porte de votre villa, vous placez un panier; sur la route, et de mètre cinquante en mètre cinquante, vous posez un caillou; et ainsi jusqu'à cent cailloux.
il s'ensuit donc que le dernier caillou est à cent cinquante mètres de votre porte, ce qui n'est pas loin.
Le tout étant disposé, vous priez après déjeuner, l'un des amis présents, le plus bedonnant!, d'aller prendre le premier caillou et de le rapporter dans le panier; puis de retourner chercher le deuxième caillou et de l'y apporter également; puis le troisième, puis le quatrième, etc, successivement et jusqu'au centième caillou inclus, en ne rapportant toujours qu'un caillou à la fois. Si vous avez eu soin de lui parier l'apéritif qu'il n'ira pas jusqu'au centième caillou, vous gagnerez sûrement et boirez frais, sans frais, car le débonnaire ami devrait faire: 1m50 + 1m50= 3 mètres, 3m x100m= 300 mètres. Or 3mx300m= 303 mètres divisé par 2 et multiplié par 100 cailloux= 15 kilomètres et 150 mètres!...
S'il revient déjeuner chez vous après celle-là, c'est qu'il est doué d'un solide appétit!...
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 juin 1905.
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