Le langage muet des criminels.
"Le cambrioleur a, de naissance, la bouche cousue et, en matière de secret professionnel, rendrait des points à une carpe", nous disait plaisamment, l'autre jour, un ancien chevalier du rossignol et de la pince-monseigneur, à qui nous demandions la faveur d'une interview.
Ce ne fut qu'après d'éloquentes supplications, appuyées de solennelles promesses, que ce vieil ouvreur de portes, devenu ouvreur de portières, consentit à nous révéler quelques pratiques de son premier métier, pratiques curieuses qui nous ont paru dignes d'être publiées. Disons d'abord que le gentleman en question compte à son actif un nombre imposant d'exploits qui ont fait de lui, en son jeune temps, le chef d'une bande célèbre devant laquelle aucune maison, ni aucun coffre-fort ne demeuraient fermés, au grand dommage des propriétaires.
Les cambrioleurs ont un langage très ingénieux.
C'est surtout pour ces praticiens de l'effraction qui doivent opérer sans bruit et rivaliser de prudence avec Conrart* que le silence est d'or; aussi, ont-ils imaginé, à l'instar de l'abbé de l'Epée* un langage muet des plus expressifs. Ils se communiquent ordres et conseils au moyen d'une combinaison de signes d'autant plus ingénieux qu'ils sont simples et peuvent ainsi passer aisément inaperçus de tous ceux auxquels ils doivent échapper.
Pour avertir, par exemple, un copain que le moment n'est pas propice ou qu'il y a du danger à risquer certain coup, un des membres de la bande passera devant lui, en faisant claquer le pouce et l'index.
L'autre, pour indiquer qu'il a compris, se contentera de retourner l'annulaire et personne n'aura l'idée de suspecter des gestes aussi familiers.
Un cambrioleur des plus dangereux est un aimable et souriant vieillard.
Un des cambrioleurs les plus émérites qu'ait connus celui que nous interviewons était, paraît-il, un vieillard à l'air respectable, au visage sympathique, d'une correction et d'une affabilité parfaite. Avec une dextérité que lui eussent enviée nos plus habiles prestidigitateurs, il savait enlever une bague en donnant une cordiale poignée de main ou subtiliser une épingle de cravate, en époussetant d'une main légère le gilet d'un ami sur lequel il avait fait voltiger, comme par mégarde, de la cendre de cigare.
Il semblait mener une existence fastueuse, fréquentant assidument les endroits où se réunissait la meilleure société: théâtres, bals, restaurants, salons officiels, etc. Chaque soir, il se mettait en habit et souvent, à l'Opéra, on eût pu le voir confortablement installé dans un fauteuil et paraissant se livrer aux douceurs d'un sommeil dont tous les cuivres déchaînés de l'orchestre ne parvenaient pas à le tirer.
Mais un observateur attentif et prévenu eût deviné que cet obstiné dormeur n'avait jamais été si bien éveillé, et que sous ses paupières à moitié baissées les yeux se tenaient à l'affût, en quête de quelque victime. Dès qu'il en avait choisi une, le placide vieillard se croisait les mains sur la poitrine. C'était le signal attendu par un jeune dandy, assis non loin de lui. A eux deux, pendant l'entr'acte, ils avaient vite fait de s'emparer des bijoux.
Les discours silencieux.
Nul ne savait plus adroitement que lui prévenir ses complices, en cas de danger. Qui eût pu supposer qu'il leur donnait l'alarme, en caressant discrètement sa longue barbe blanche, en croisant nonchalamment les jambes ou en se mouchant avec un peu trop d'éclat?
Comment se douter, en le voyant dessiner sur une feuille de calepin une tête de bouledogue, que c'était une façon d'avertir ses associés que l'individu qu'ils filaient avait dans sa poche un revolver? Aucun de ses compagnons ne pouvait aussi bien que lui évaluer à distance la valeur des bijoux, étudier le plan d'un appartement à cambrioler, flairer la présence d'agent de la Sûreté et les reconnaître, quels que fussent leurs déguisements.
Des regrets unanimes dans le monde des cambrioleurs s'élevèrent à la mort de ce charmant vieillard qui s'était également acquis de très vives sympathies dans la haute société parisienne et auquel la presse consacra des bulletins nécrologiques sous ce titre: "Un vieil habitué des premières qui s'en va."
Les héritiers eurent à payer des droits de succession fort élevés, ce qui laisse à penser que l'héritage du digne escarpe dut être des plus appréciables et que les bénéfices d'une longue et laborieuse carrière ne furent pas dilapidés du vivant de leur propriétaire. Fait vraiment digne de remarque: jamais au cours de sa vie de cambrioleur et de pickpocket, le vieillard en question, dont Paris conserva toujours les faveurs, ne fut inquiété une seule minute, n'eut le plus petit démêlé avec la justice de son pays!
Le langage muet des policiers.
Si les malfaiteurs savent parfaitement se comprendre sur un simple geste, sur une attitude familière, les policiers leur donnent la réplique avec une égale habileté. En effet, au cours de leurs filatures, pendant les opérations parfois longues et délicates qui aboutissent à l'arrestation des malfaiteurs, les agents de la Sûreté, dissimulés sous les plus invraisemblables déguisements, se trouvent dans la nécessité absolue de communiquer entre eux, d'échanger des observations, de se tenir au courant des changements qui peuvent se produire dans la situation de leur gibier. En s'abordant, en conversant ouvertement entre eux, les agents donneraient ainsi l'éveil à ceux-là mêmes dont à tout prix ils doivent éviter d'être reconnus. Ils ont donc convenu entre eux d'une sorte de code par signes qui leur permet d'échanger des phrases entières, de soutenir une véritable conversation à distance et cela sans même se regarder!
Deux agents en bourgeois sont perdus dans la foule, attachés au pas de quelque malfaiteur. L'un des agents veut-il appeler son collègue sans se retourner ni le chercher des yeux? Tout naturellement, il soulève son chapeau, légèrement, puis un peu plus haut, comme s'il saluait. Il se recoiffe: quelques secondes plus tard, le second agent, qui a compris le signal, le frôle du coude.
La conversation par gestes est-elle terminée? Convient-il que les deux compères se séparent? L'un d'eux porte à nouveau la main à son chapeau, salue d'un geste large, tenant son couvre-chef très éloigné de son corps... Déjà son camarade a disparu.
Dans un de nos grands magasins de Paris où les vols sont si fréquents, si un agent de la Sûreté veut indiquer à son compère que telle cliente, à l'aspect respectable d'une bonne mère de famille, dissimule sous son ample manteau des coupons de dentelle adroitement subtilisés au comptoir. Il boutonne du haut en bas sa redingote.
Ce geste, insignifiant pour les non-initiés, indique à l'agent le gibier à filer et à arrêter. Un individu porteur d'une arme blanche (couteau, stylet, poignard) est signalé par un agent à un confrère en faisant rentrer sous les manches le liseré des manchettes. Un revolver est signalé en faisant changer de doigt une bague apparente.
Ainsi malfaiteurs et policiers luttent d'habileté pour se dépister et se tromper naturellement!
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 30 avril 1905
(1) Mémoires de M. Claude, en volumes à 3 fr 50;
Mémoires de M. Goron, en livraison illustrées à 0 fr 50 la série.
Publications Jules Rouff et Cie, 4 rue de la Vrillière, Paris.
* Nota de Célestin Mira:
* Conrart:
Conseiller et secrétaire de Louis XIII, Valentin Conrart fut l'initiateur de l'Académie française. Il fut le premier secrétaire perpétuel de cette Académie de 1634 à 1675. Il fut raillé par Boileau qui, dans une de ses épîtres, dit: "J'imite de Conrart le silence prudent"
* L'abbé de l'Epée:
Il fut le créateur d'un langage par geste destiné aux élèves sourds. Sa méthode est désignée par le sigle LSF( Langue des Signes Française). Il donna des cours, grâce à cette méthode, dans un classe créée par ses soins pouvant recevoir 60 enfants.
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