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dimanche 27 octobre 2019

Retour au bercail.

Retour au bercail.

                                                                            à N.



Oh! souvent, bien souvent, l'après-midi, blotties au fond des lourds omnibus qui les ramenaient de quelque banlieue au cœur de Paris, que j'en ai vu de ces femmes amoureuses revenir lentement au bercail!
Elles reviennent lentement au bercail, conjugal ou non, seules, blotties au fond du lourd omnibus qui les ramène de quelque fort, riche en jolis officiers; et le rude roulis de la voiture, et la chanson stridente et monotone des vitres semblent les bercer.
Elles se sont assises négligemment, sans faire grande attention aux plis de leur robe, et, tournant presque le dos aux voyageurs, elles regardent, à travers les mailles de leur voilette baissée, les chevaux dont la croupe grasse ondule comme la mer.
Elles ont ainsi l'attitude de la petite fille curieuse d'autrefois, et qui voulaient "voir les dadas!"
Hélas, ce ne sont plus des petites filles!
Lentement, sans désirer d'aller plus vite, elles reviennent de quelque paradis illégitime, indifférentes à tout ce qui se passe, et ne daignant même pas examiner la toilette des autres femmes!
Que j'en ai vu de ces femmes amoureuses, revenant au bercail, l'après-midi, le voile baissé, négligemment assises au fond des omnibus!
Elles sont pâles, d'une pâleur ardente, la pommette  marbrée de rose, la lèvre épaisse, fiévreuse, fendillée et très rouge.
Leur volumineux chignon, refait à la hâte, devant un miroir trop petit, un miroir de garçon, vibre à chaque secousse de l'énorme véhicule.
Un air abandonné et comme mal agrafé règne dans tous leurs riches vêtements. On sent que ces parures, armes frêles, n'ont plus besoin de vaincre personne.
Elles retournent au bercail; et personne, amant ou mari, ne jettera sur elles un coup d’œil flatteur. Quel besoin alors de redonner à ces hardes charmantes, l'air frais et provoquant qu'elles avaient tantôt!
Tantôt! Le souvenir des heures écoulées! Voilà, sous ces fronts mornes ce qui palpite encore par instants.
Entre les longs cils veloutés, s'il sort tout à coup comme un éclair des yeux stupéfiés, atones, cernés d'une auréole bleuâtre, c'est que l'oreille délicate des femmes amoureuses qui reviennent au bercail l'après-midi, blotties au fond des omnibus, entend soudain l'écho lointain des baisers ardemment donnés.
Mais l'éclair s'éteint bientôt, la paupière alourdie s'abaisse de nouveau, une langueur délicieuse se glisse dans tous les membres. La face, pâle sous la sombre voilette, reprend sa physionomie indifférente.
Négligemment assises, les jambes étendues, affaissées en leur coin, mal gantées, que j'en ai vu de ces femmes revenir au bercail, bercées par le rude roulis et par la chanson monotone et stridente des vitres, dans l'omnibus qui les ramenait de quelque fort des environs, riche en jolis officiers, au cœur de la ville!
Comme l'épouse coupable de Claude, lasses, mais non repues, ruminant leur bonheur, elles suivent de leur regard intérieur la spirale sans fin de leurs pensées.
Leur âme est comme une eau stagnante où les souvenirs, semblables à des oiseaux qui passent, mettent soudain leurs reflets fugitifs.
Or les souvenirs, les souvenirs qui font tressaillir, qui prennent doucement à la gorge, passent sans relâche dans leur cerveau.
Aussi, de temps en temps, un soupir entrecoupé soulève leur poitrine tumultueusement.
On dirait, à les voir soupirer ainsi, que la petite fille reparaît encore sous la femme, qui regarde les dadas, et qu'un chagrin à peine consolé à force de bonbons leur fournit ces suprêmes sanglots nerveux.
Hélas! ce ne sont plus des petites filles!
Ce sont des femmes amoureuses qui reviennent au bercail.
Que j'en ai vu souvent! Oh! souvent! l'après-midi, blotties au fond du lourd omnibus, négligemment assises, de ces belles créatures perfides, fuyant, avec un regret latent, quelque paradis illégitime.

                                                                                                            Ernest d'Hervilly.


La Vie populaire, dimanche 19 août 1883.



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