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jeudi 3 octobre 2019

Ceux de qui on parle.

Monsieur Colonne.


Soixante hommes sont assis en rond. Au milieu, debout, un monsieur qu'on prendrait pour un professeur, s'il n'était pas si bien mis, semble, d'un geste souple et mesuré, couper les feuillets d'un livre neuf, tandis que de la main gauche il s'efforce d'imposer silence à ces hommes affairés qui l'entourent, et dont les travaux bruyants l'empêchent de poursuivre sa lecture. Il n'y parvient point, son impatience devient de la fureur, et deux cymbales y met le comble. Il n'abandonne pas son livre, mais les feuillets en sont coupés plus fiévreusement. Parfois un son discordant, un grincement égaré surprend l'oreille: c'est une page rebelle qui se déchire.
De pareils accidents n'arrivent pas, je me hâte de le dire, dans les orchestres de M. Colonne. C'est qu'il les dirige depuis l'âge de dix-huit ans. Voici un demi-siècle que M. Colonne a commencé à manier le bâton du chef d'orchestre: comment n'y aurait-il pas acquis une expérience consommée?
C'est dans un théâtre de Bordeaux qu'il a débuté; peu après, il arrivait à Paris et remportait à vingt-trois ans un premier prix de violon au Conservatoire, où il avait eu Ambroise Thomas* pour maître de fugue et de contrepoint. Le public parisien le connaissait déjà. Il avait fait partie, pendant quelque temps, en qualité de second violon, d'un quatuor où Lamoureux* était premier violon. Leur rivalité, on le voit, était ancienne, elle fut toujours amicale.
Puis M. Colonne entra comme troisième violon aux concerts Pasdeloup* et, l'année suivante, comme premier violon à l'Opéra. Ce n'est qu'en 1863 qu'il reprit la direction d'un orchestre, en Amérique.
Il y reste trois ans et demi et, quand la guerre est finie, fait une tournée en France. L'Odéon représentant les Erynnies, de Lecomte de Lisle, il est chargé de conduire la musique de scène de ce bel ouvrage*.
C'est vers cette époque qu'un homme bien inspiré, George Hartmann, fonda le Concert National (1873); il en offrit la direction à M. Colonne et le succès de cette entreprise ne s'est pas un instant démentie, jusqu'à ce jour. Seuls le nom et le siège en ont changé: le Concert national, étant devenu au bout d'un an l'Association artistique, émigra de l'Odéon au Châtelet*.

Plusieurs œuvres musicales universellement connues doivent à M. Colonne une bonne part de la renommée dont elles jouissent aujourd'hui en France. Il s'est particulièrement efforcé de faire connaître Berlioz (dont la Damnation de Faust* produit toujours le maximum des recettes), César, Franck et Wagner. Des polémiques ardentes se sont naturellement élevées, et les railleries n'ont pas été ménagées à l'audacieux chef d'orchestre. Mais il a trop de ténacité et trop de de confiance en soi pour se laisser arrêter par de si méprisables obstacles. 


Sa belle prestance et sa barbe majestueuse ont séduit  les dames, le talent de ses musiciens ont convaincu les hommes, et M. Colonne a toujours eu le dernier mot. Il n'abuse pas de ses avantages; il n'en tire pas plus de vanité qu'il n'en faut. Seulement à la façon dont il traverse les rangs de l'orchestre pour gagner son pupitre, on sent que M. Colonne marche vers son piédestal et que ce qu'il tient à la main est moins un chapeau qu'un chapiteau.

                                                                                                                      Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 octobre 1906.

* Nota de Célestin Mira:

* Ambroise Thomas:

Ambroise Thomas, compositeur,
photographié par Nadar.





* Lamoureux:

Charles Lamoureux.


* Concerts Pasdeloup:

Les concerts Pasdeloup furent exécutés à leurs débuts
dans un cirque avec un prix modique d'entrée.




* Les Erynnies de Leconte de Lisle:






  
Caricature d'Edouard Colonne.

* Association Artistique:

1874.

1894.
* La Damnation de Faust:





* Edouard Colonne:

Edouard Colonne.

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