Translate

dimanche 27 octobre 2019

Le dîner des trois petites dames.

Le dîner des trois petites dames.




Ce n'était ni des cocottes, ni des belles petites.
Non. C'était trois petites dames, honnêtes (tout au plus un petit amant) fort jeunes, très élégantes, en toilette de ville; des toilettes de ville ornées d'ailleurs de ces petites superfluités de tulle et de dentelle pleines de nœuds, de rubans bien frais, qu'on ne met pas dans le jour, et qui annoncent qu'on va au théâtre, avec le désir d'être charmante, comme tout le monde, et l'espoir d' être un peu lorgnée, comme tout le monde.
C'était trois petites dames qui venaient de s'asseoir dans un restaurant pour y dîner rapidement avant d'aller au théâtre, et, ce qui le prouve bien, c'est qu'a côté d'elles, sur la table, il y avait un petit monceau de jumelles, d'éventails, et de gants à énormément de boutons.
On avait seulement, pour ne pas perdre de temps, relevé les voilettes sur le front, comme des visières de casque.
Elles étaient jolies, fraîches, pas du tout poudrerizées, naturelles sans mines, sans poses, puisque seules, et elles paraissent très camarades pour la  même raison.
L'humble observateur qui signe ces lignes demande à ajouter que ces trois petites dames étaient tout à fait séduisantes, et qu'il en eût fait volontiers, mais successivement, ses choux les plus gras.
Le garçon s'avança vers elles, allongea un coup de serviette circulaire sur la table, et demanda:
- Ces dames veulent- elles du potage?
Les trois petites dames n'aimaient pas beaucoup le potage. Non. Elles se consultèrent de l’œil, et l'une d'elles, d'un blond innocent, répondit:
- Un seul potage, monsieur.
- Quel vin? vin rouge? vin blanc?
Un conciliabule oculaire eût lieu de nouveau, et la blonde traduisit les préférences générales, qu'elle devinait en se basant sur ses propres désirs, par un:
- Vin blanc. - Une bouteille.
On apporta le modeste potage. Il fut vite lapé, et l'on but ensuite, avec un petit frémissement de nerfs, un bon petit coup de la liqueur surette. Puis on rit en poussant un léger: oh!
- Ces dames veulent- elles du poisson?
Ainsi paria le garçon, sachant bien, du reste, qu'il prêchait dans le désert.
Car, à part les poissons extrêmement petits et extrêmement frits, les petites dames n'ont, pour le poisson, qu'un amour que j'ose qualifier de centre gauche et même de centre droit. C'est bien connu.
Aussi, sans même s'être consultées de l’œil, il y eut unanimité des voix pour s'écrier: oh! non!
Pourquoi les dames petites ou grandes n'ont--elles qu'un amour centre gauche pour le poisson? Mystère! Est-ce à cause des arêtes? Qui le saura jamais au juste?
L'humble observateur qui signe ces lignes pense que l'indifférence des femmes, en général, pour les profondes délicatesses de la chair du poisson, leur vient, par hérédité, de Vénus. Cette aimable adultère, née de la mer comme on sait, avait en effet, trop fréquenté les poissons pendant son extrême jeunesse, pour ne pas en avoir plus tard le dégoût. Ce dégoût, elle l'a transmis à ses filles.
Les trois petites dames, ayant refusé obstinément de manger du poisson, se décidèrent, avec vivacité, à manger du veau rôti.
Oh! le veau! le veau rôti! Oasis toujours verdoyante dans le désert des cuisines de femme!
Seigneur, vous qui nourrissez les lions et les petits oiseaux, expliquez-moi dans quel but, caché aux hommes, vous avez enraciné au cœur des faibles créatures pour qui les magasins de blanc ont inventé les balayeuses*, une passion si véhémente pour le veau rôti!
Hélas! hélas! ce n'est qu'au ciel que l'on saura le mot de cette énigme!
Les trois petites dames mastiquèrent donc avec délices les filaments saugrenus de trois morceaux blafards d'un veau fardé de beurre brûlé.
Horrible spectacle!
La pénible impression produite par  cette veauphagie sur l'esprit de l'humble observateur qui signe ces lignes, fut heureusement effacée par la stupeur où le jeta l'abus que les trois petites dames faisaient d'un siphon d'eau de seltz, exigé avant toutes choses, j'oubliais de le dire, du garçon qui les servait.
A propos de la moindre bouchée un peu en retard, vite, vite, elles se précipitaient sur le siphon et le forçaient à éclater en jets bruyants dans leurs verres. Le gaz avait à peine le temps de se dégager et de constellée de bulles l'horrible breuvage.
La jolie blonde surtout prenait plaisir à exciter sans cesse au travail le malheureux siphon.
Quelle jolie blonde, entre parenthèses! quel talent exquis, d'une transparence rose, d'une finesse, d'une tendresse à ne pas oser y toucher même avec les lèvres!
Mais chut! maîtrisons-nous. 
Après le veau, vint l'autre pâture ordinaire des dames jeunes et charmantes, la salade!
Étrange dîner, entre nous, que les dîners de femmes!
Elles eurent donc la chose verte qu'elles aiment mieux que tout ce que le globe peut faire naître. Elles eurent un grand saladier de feuilles vertes et jaunes qui ressemblaient à la dépouille d'un perroquet.
En la dévorant, les yeux de la jolie blonde étincelaient et ses adorables oreilles, faites à ravir, devinrent toutes roses de jouissance.
Elle se saladifiait, la chère enfant. Le reste était oublié. Le monde n'existait plus.
Seigneur, vous qui nourrissez les lions et les petits oiseaux et oubliez absolument de nourrir les hommes de lettres, expliquez-moi pourquoi il existe des affinités aussi passionnées entre la salade et la femme?
Point de réponse? - Alors, poursuivons et montrons cette blonde tremblante mangeant de la romaine huileuse et salée.
D'abord, à coups de fourchette pressés, l'herbe fut portée de l'assiette à la fine petite bouche, tout à fait comme un homme perché sur une voiture de foin porte à coups de fourche les bottes entassées près de lui jusqu'à la lucarne d'un grenier. On enfournait, on enfournait, on enfournait!...
Dame, on était entre camarades, sans mines, sans poses. Pourquoi se gêner? Et puis l'heure pressait.
On enfournait donc. Tout à coup une feuille, une vilaine feuille, une feuille récalcitrante, se mit en travers. Un instant, au bout de la fourchette, on la tourna de côté et d'autre, mais sans succès. Alors ce que l'humble observateur qui signe ces lignes prévoyait depuis l'apparition du saladier eut enfin lieu.
On délaissa la fourchette, et ce furent les doigts qui prirent la suite de ces fonctions. C'est si commode! La borne étant franchie, il n'y eut plus de limites, comme disait Ponsard. Ce fut une orgie de salade mêlée d'eau de seltz.
Et tout cela n'empêchait pas pourtant la dame blonde d'être jolie comme un ange et d'en avoir la douceur, l'aspect et la pureté.
La belle créature broutait, léchait ses doigts, s'inondait d'eau de seltz avec des airs qui eussent attendri pour de bon un crocodile.
Le saladier vidé jusqu'à sa lie poivrée, on songea au départ. Pas de dessert! avaient dit les trois petites dames avec ensemble. Leur repas était terminé.
Abominable façon d'honorer son estomac!
On essaya gentiment les petits museaux poissés, on lava les menottes, on s'abaissa les voilettes, on remit les gants en s'aidant mutuellement à les boutonner, on fit une distribution des lorgnettes et des éventails, et l'on solda la carte.
Puis l'on partit, avec un froufrou vainqueur.
Et l'humble observateur qui signe ces lignes poursuivit son dîner, qui se termina par beaucoup de choses sucrées, en se demandant quel diable d'auteur dramatique allait être applaudi par ces enthousiasmes fait de veau, de salade et d'eau de seltz!


                                                                                        Ernest Georgine.


La Vie populaire, dimanche 25 février 1883.


* Nota de Célestin Mira:

* Balayeuses:




Balayeuse: "volant de soie, cousu au bas et en dedans des jupes pour en préserver le bord, et ainsi nommé parce qu'il touche le plancher et le balaie quand la jupe est longue". 
(Leloir, 1961)


* Femmes au restaurant:


Femmes au restaurant.
Dessin à l'aquarelle et mine de plomb sur vélin
de Jean-Emile Laboureur,
vers 1900.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire