Où allons-nous?
Ne craignez pas, ami lecteur, que j'aie l'intention de vous entretenir de l'empire du Mexique quand je prends pour titre cette question que je trouve stéréotypée dans un grand nombre de feuilles. Je connais mes devoirs, et je ne veux pas sortir d'un seul pas des limites de mes droits. Je m'occupe, en ce moment, d'un seul empire, celui de la mode, et c'est pour cela que je m'écrie: Où allons-nous?
Je suis plein de respect pour la plus belle moitié du genre humain, sans aucun doute; mais je suis obligé de l'avertir que, si cela continue, elle finira par devenir fort laide. Les bibi, ces petits chapeaux qui firent sensation il y a quelques trente ans par leur exiguïté, et qui venaient, si mes souvenirs ne me trompent pas, du quartier Bréda*, produiraient aujourd'hui l'effet de capotes de cabriolets. Ce sont des mastodontes, les palœothérium, les mégathérium de l'empire de la mode. Nous sommes allés des abrégés aux extraits, et nous voici bientôt arrivés des extraits aux atomes.
Les Lamballe* - qui donc a eu la déplorable idée de donner à une mode ce nom douloureux, que l'on ne peut entendre sans songer à cette pâle et sanglante tête aux longs cheveux blonds qui, dans un jour d'abominable mémoire, apparut plantée sur une pique devant les croisées du Temple où l'on venait de renfermer Marie-Antoinette,- les Lamballe se rétrécissent de jour en jour. Les faiseuses, semblables à Rivarol qui trouvait des longueurs dans un distique, rognent de plus en plus leur œuvre mignonne, et l'étoffe qu'elles emploient sera bientôt réduite aux quantités inappréciables. un peu plus, on sera obligé de faire les chapeaux de femme à la loupe et de les admirer au microscope. Pour peu que cela dure encore quelques mois, on ne fera plus, on pensera un chapeau.
Il est vrai que l'on a le droit de choisir entre le chapeau Lamballe et la casquette sans visière où se dresse la plume de coq. C'est une tolérance, mais elle n'est pas très-grande, et je me permettrai ici de faire quelques observations critiques au nom de l'art.
Avant d'aller plus loin, je demande à poser quelques prémisses qu'on trouvera peut-être paradoxales, à coup sûr impertinentes, mais qui sont indispensables à mon argumentation:
Premier aphorisme: Toutes les femmes certainement sont jolies; celles qui n'ont pas une beauté de traits ont ce qu'on appelle le je ne sais quoi. Mais elles ne sont cependant pas également jolies. Mme Récamier pouvait être mieux que la petite bossue par laquelle elle se faisait accompagner dans ses promenades au jardin des Tuileries, afin qu'elle servit de repoussoir au tableau.
Second aphorisme: Toutes les femmes n'ont pas le même genre de beauté. Il y a parmi elles des Junon et des Vénus, des Minerve et des Hébé, ou, si l'on veut redescendre dans le monde des simples mortelles, il y a des Agrippine et des Nérive, des nez aquilins et des nez retroussés.
Troisième aphorisme: Toutes les femmes sont jeunes, mais je suppose qu'elles n'ont pas toutes le même âge. Les mères, je demande pardon de l'audace de cette supposition, pourraient être moins jeunes que leurs filles. On assure que les progrès de la civilisation n'ont pas encore supprimé les grand'mères, et pour ma part j'en suis bien aise. C'est parmi elles, en effet, qu'on trouve le type charmant de la douairière qui, remplaçant par les grâces de l'esprit les grâces du visage qui s'en vont, sourient aux générations qui arrivent et leur transmettent la tradition de la génération qui s'en va.
Si vous admettez ces trois aphorismes, vous ne pouvez guère refuser de faire droit à mes observations.
Il y a des proportions qu'il faut garder en toute chose. Le Lamballe, qui ira à une jeune fille à l'ovale allongé et aux traits fins et délicats, n'ira point à une beauté rebondie et opulente. Figurez-vous la lune en chapeau Lamballe, je parle de la pleine lune, et non de la lune dans un de ses croissants! Hébé sera ravissante sous cette petite coiffure de la casquette à la plume de coq, qui ne siéra pas à Junon, encore moins à Minerve. Comme on ne peut pas refaire sa figure à sa guise, mais qu'on peut faire faire des chapeaux comme on l'entend, je réclame, comme M. de Girardin, la liberté illimitée... en matière de chapeau. Je demande qu'il y en ait non-seulement pour tous les goûts, mais pour tous les visages, mais pour tous les âges.
Vous êtes nées coiffées, mesdemoiselles, coiffées d'abord de ces magnifiques cheveux qui tombent derrière vous dans des catogans en filets, qui les renferment sans les cacher; je ne veux pas croire les méchants qui prétendent que vous ne les devez pas toutes à la nature, et je suis sûr qu'en tout cas vous ne les devez à personne. Mais, si vous êtes nées coiffées, souffrez que l'on coiffe vos mères et vos grand'mères. Vous représentez-vous une douairière en Lamballe, ou une aïeule en casquette? De deux choses l'une, ou supprimons les mères et les aïeules, engraissons-les et mangeons-les comme le font les sauvages, conséquents avec eux-mêmes, ou consentons à ce qu'il y ait des modes pour les femmes qui ont plus de vingt ans.
Tel est mon premier dire. Sterne le renverrait au chapitre des chapeaux, qu'il prétendait avoir découvert avec Aristote. Pour arriver au second, il faut quelque peu descendre. Mais d'abord une question?
- Et laquelle, s'il vous plait?
- Savez-vous qu'il se prépare une révolution?
- Une révolution, juste ciel! nous en avons déjà tant vu! que de renversement! que de ruines! que de sang!
- Rassurez-vous. Celle-là ne fera pas dégainer les épées. C'est la lutte du fourreau contre la crinoline, de l'étroit contre le large, du fuseau contre le ballon. Le peplum antique a déjà reparu. Les robes à pointes du premier empire menacent de faire leur avènement. Après les avoir faites beaucoup trop longues, afin de se donner le plaisir de les relever avec des tirettes sur un jupon trop court, on raccourcit les robes sans rallonger le jupon. C'est fort laid, mais c'est la mode, et il n'y a rien à reprendre à cela. La mode est pour les vêtements ce que l'usage est pour les mots. Il y a bien des siècles qu'Horace s'écriait:
Ut Sylvæ foliis pronos mutantur in annos
Prima cadunt; ita verborum vetus interit ætas;
Et juvenum ritu florent modo nata, vigentque:
Debemur morte, nos nostraque.......................
.....................................Mortalia facta pribunt
Nedum sermonum stet honos et gratia vivas.
Mukta renascentur que jam ceciderecaduntque
Que nunc sunt in honore vocabula, si volet usus,
Quem penes arbitrium est, et jus, et norma loquendi.
" Comme les forêts changent leurs feuilles avec l'année qui penche, les premières venues étant tombées, ainsi l'on voit mourir les formes anciennes du langage, tandis que les mots nouveaux fleurissent et sont pleins de vigueur comme la génération nouvelle. Nous appartenons à la mort, nous et nos œuvres... Tout ce qui sort de la main de l'homme périra. A plus forte raison, les grâces et les fleurs du langage ne peuvent-elles subsister longtemps. Beaucoup de mots qui sont tombés renaîtront, beaucoup d'autres qui sont maintenant en honneur tomberont à leur tour, si l'usage le veut, l'usage, cet arbitre, cette loi, cette règle du langage."
Ce que l'usage est dans le domaine du langage, la mode l'est dans le domaine du costume. Là aussi, il y a des avènements, des décadences rapides, des chutes qui sont souvent suivies de renaissance, et les arbres, qui changent de feuilles une fois par an, ne sont rien auprès des femmes qui changent une douzaine de fois de chapeaux. Aux yeux de la mode, avoir été est une raison pour ne plus être; je parle de la mode qui règne dans les sociétés d'une civilisation avancée, et je prends ici le mot avancé dans le sens de corrompu. Ce n'est guère que du dix-huitième siècle que datent ces changements continuels, ces révolutions de la mode qui bouleversent le costume des femmes et vident la bourse des maris et des pères. MM. de Goncourt le font remarquer dans la Femme au dix-huitième siècle, livre plein de curieuses recherches, mais que tout le monde ne peut lire sans inconvénient, précisément parce que les auteurs sont entrés trop profondément dans leur sujet.
Ce fut alors que l'Europe entière commença à avoir les yeux tournés vers la fameuse poupée de la rue Saint-Honoré* elle s'élançait sur le monde et pénétrait jusqu'au Sérail.
Est-ce sur le dix-huitième siècle que ces lignes ont été écrites? N'est-ce pas au dix-neuvième? A cette époque, comme de nos jours, il y a des journaux de modes illustrés* qui, sous prétexte de guider le goût, irritent la coquetterie. Les faiseuses de mode deviennent des puissances. Mme Bertin* prend le nom de "ministre des modes"* et elle répond fièrement à une dame de qualité, mécontente de ce qu'on lui montre dans l'atelier: "Présentez à madame des échantillons de mon dernier travail avec sa Majesté". C'est encore elle qui jette ce mot plein d'un magnifique dédain à M. de Toulongeon qui avait eu l'insigne audace de se plaindre de ses prix qu'il trouvait trop élevés: "Ne paye-t-on à Vernet que sa toile et ses couleurs?" Il y a dans ses temps-là, dirai-je, un cordonnier illustre? Non, appelons-le un artiste en souliers qui, non content d'avoir fait une fortune énorme dans son art, a dans son cabinet de réception les portraits des grandes dames qu'il chausse, portraits qu'elles lui ont offerts. Le chevalier de la Luzerne, qui est allé lui faire une commande, ne peut s'empêcher de jeter un cri d'admiration à l'aspect étincelant du cabinet de luxe où il s'est introduit. Il s'extasie surtout à la vue d'une commode d'un travail exquis dans les compartiments de laquelle les portraits offerts au grand artiste en chaussure par ses clientes reconnaissantes sont enchâssés. "Vous voyez, monsieur, lui répond Charpentier, la retraite d'un homme qui aime à jouir. Si les dames me donnent leurs portraits, vous avouerez que je les fais assez convenablement encadrer." Puis il ajoute: "Ah çà, sans façon, si vous n'êtes pas engagé, restez à manger la soupe avec nous... J'attends quelques femmes aimables; après dîner, nous jouons Œdipe, soyez des nôtres."
Qu'en dites-vous? On parle d'un illustre faiseur de modes de nos jours chez lesquels quelques femmes de la haute fashion prennent le thé ou le luncheon: vous voyez que le dix-neuvième siècle est, sur ce point encore, le plagiat du dix-huitième. Que serait-ce si nous parlions des coiffures et des coiffeurs? Certes, nous avons vu, des choses bien ridicules l'hiver dernier, et nous en verrons peut-être de plus ridicules dans l'hiver de l'an de grâce 1866-1867; mais verrons-nous jamais rien de semblable au Pouf aux sentiments que porta Mme la duchesse de Chartres, et dont nous trouvons la description dans les recueils du temps? Au fond était une femme assise dans un fauteuil et tenant un nourrisson, ce qui représentait M. le duc de Valois et sa nourrice. A droite apparaissait un perroquet becquetant une cerise; à gauche un petit nègre, les deux objets de prédilection de la princesse; le tout entremêlé de mèches de cheveux de tous les parents de Mme de Chartres, cheveux de son mari, cheveux de son père, cheveux de son beau-père, du duc de Chartres, du duc de Penthièvre, du duc d'Orléans; c'était une macédoine de cheveux. Que de grands artistes dont les noms sont aujourd'hui oubliés! Frisons, nom d'un prédestiné à la coiffure; Legros, Léonard, Lagarde, Lefèvre; Beaulard, Beaulard surtout, le grand Beaulard, auquel les poëtes du temps adressaient des épitres. Je ne veux ni désespérer ni humilier les artistes contemporains, mais qu'ont-ils à mettre après des rubans aux soupirs de vénus, des diadèmes en arc-en-ciel, des garnitures à la composition honnête, aux plaintes indifférentes, à la préférence, aux doux sourires, et auprès de cette étoffe aux soupirs étouffés garnie en regrets inutiles, une des création de ce grand homme?* Savez-vous qu'il y avait en 1765, à Paris, douze cents coiffeurs qui prenaient le titre de "premiers officiers de la toilette des dames", sans parler des coiffeuses et des enjoliveuses, et qu'ils soutinrent un procès à outrance contre la communauté des maîtres barbiers, perruquiers, baigneurs, étuvistes, et finirent par obtenir une déclaration donnée à Versailles et enregistrée au parlement qui accordait gain de cause à leurs prétentions? Quoi que vous fassiez, mesdames, ce n'est certes pas aux lectrices de la Semaine que je parle, vous n'irez pas plus loin que vos trisaïeules, elles en ont tant fait qu'elles vous ont laissé peu de choses à faire. Vous n'avez pas encore porté ces coiffures à la circonstance qui pleuraient le roi Louis XV au moyen d'un cyprès et d'une corne d'abondance posée sur une gerbe de blé, ou des coiffures à l'inoculation, où le triomphe du vaccin était figuré par un serpent, une massue, un soleil levant et un olivier couvert de fruits. Je sais qu'on vous a vu la canne à la main dans les villes d'eau; mais vous aviez été précédées, il y a quelque cent ans, par les dames du dix-huitième siècle, qui s'en allaient à la promenade en tenant à la main une longue canne d'ébène à pomme d'ivoire, et les robes courtes tombant comme des tuniques et laissant voir le jupon ne sont guère qu'une contrefaçon de ces polonaises* du dix-huitième siècle agrafées sous le parfait contentement, retroussées par derrière, tantôt la queue épanouie, tantôt la croupe arrondie avec des ailes étendues.
"Nil sub sole novum". Rien de nouveau sous le soleil; "le livre de la sagesse l'a dit. ce livre de la Sagesse a toujours raison: en fait de folie surtout et de ridicule, il n'y a rien de nouveau.
René.
La Semaine des familles, samedi 8 décembre 1866.
* Nota de Célestin Mira:
* Quartier Bréda:
* Poupée de la rue Saint-Honoré:
Au temps de Marie-Antoinette on expédiait chaque mois à Londres, la poupée de la rue Saint-Honoré afin de donner les dernières tendances de la mode parisienne. Les mannequins humains n'existaient pas et ces poupées étaient distribuées dans toute l'Europe, même en temps de guerre.
* La Mode illustrée:
* Mme Bertin:
Rose Bertin ouvre en 1770 le "Grand mogol", magasin de modes, rue du faubourg Saint-Honoré à Paris. Protégée de Marie-Antoinette, elle est surnommée par celle-ci la "ministre des modes".
Elle crée, entre autres:
La coiffure "à la Belle Poule"
Le chapeau "à la Montgolfier":
* Quelques coiffures: source: le site coiffure-ducher.fr/coiffures-louis-xvi- femmes-description/
Coiffure à la candeur parfaite. |
Coiffure à la conquête assurée. |
Coiffure aux sentiments repliés. |
Coiffure pour la promenade des remparts de Paris. |
Coiffure à la capricieuse. |
Coiffure aux garnitures doux sourire. |
Coiffure aux garnitures en regrets superflus. |
Coiffure au bandeau d'amour. |
* Robes à la polonaise.
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