Les mystères du Mont de Piété.
Le "clou" , ma "tante", c'est par de joyeux sobriquets que l'on désigne à Paris le Mont-de-Piété, ce dernier espoir des malheureux que le chômage ou la misère forcent à se dessaisir de leurs plus chers souvenirs. Le Mont-de-Piété répond-il bien au but en vue duquel on le fonda? Est-il vraiment secourable aux pauvres? C'est ce qu'a voulu savoir l'un de nos collaborateurs en prenant l'aspect du plus misérable des emprunteurs.
Le Mont-de-Piété!* Nom évocateur des tristesses et des misères du peuple... Chers souvenirs du travailleur, minces alliances d'or, vieilles montres d'argent que l'on quitte le cœur gros, linge qui garnissait l'armoire et auquel il a fallu s'adresser dans un suprême moment de détresse! Je vous ai vus, hier, entrer dans la sombre maison, et je voudrais dire ici les impressions fortes et navrantes que j'ai rapportées de ce spectacle.
Au bureau de la rue Capron.
Il est huit heures trois quarts. Une vingtaine de personnes attendent, rue Capron, que s'ouvrent les portes du Mont-de-Piété.
Les femmes dominent. Elles ont presque toutes sous le bras un gros paquet de linge soigneusement enveloppé. Tout à l'extrémité du groupe, un vieux ménage d'ouvriers, la femme toute courbée, l'air morne, l'homme, l'ait indifférent, par contenance, a appuyé contre le mur un matelas tout mince plié en deux.
Neuf heures viennent de sonner. D'un effort, l'ouvrier a jeté son fardeau sur son dos. La porte s'est ouverte. Il entre. Je suis bientôt près de lui; trois ou quatre pas encore et le voilà devant une ouverture haute et large: le guichet de l'engagement des matelas.
Il livre le sien; quelques minutes se passent. Combien donnera-t-on? Combien de livres de pain vont représenter pour ces deux malheureux ce prêt du vieux matelas sur lequel leur misère s'est couchée côte à côte et où ils ne dormiront plus ce soir? Je vais le savoir. L'employé est revenu. Il s'approche et à mi-voix:
- Impossible, dit-il.
L'homme a un soubresaut:
- Comment! Impossible?
- Je vous l'assure, et, d'un ton qui, je dois le dire, décèle une certaine émotion:
" La laine est pleine de vers!"
L'ouvrier semble chercher quelques mots qui ne viennent pas. Il reprend son fardeau et s'éloigne bientôt avec la femme à laquelle il est allé porter la lamentable réponse. Au moment où ils vont tous deux disparaître au coin de la rue, on dirait la pauvre plus courbée encore. C'est la sœur, mais la sœur déshéritée dont parle Flaubert et qui, elle enfin, trouvait, au bout de sa carrière de labeur, "pour cinquante années de service dans la même ferme, une médaille d'argent du prix de vingt-cinq francs!"
Elle eût pu, elle au moins, la mettre "au clou".
Elle n'en eût, sans doute, retiré qu'une somme dérisoire, car le Mont-de-Piété a la réputation de prêter de moins en moins aux pauvres gens.
Prêts insuffisants.
Les objets de première nécessité, m'avait-on dit, trouvent difficilement grâce devant les appréciations de ses experts. Et le Mont-de-Piété manque en cela à sa mission. Peu importe qu'il réserve ses faveurs aux propriétaires de bijoux et de diamants. Ce qu'il faut, c'est qu'il tende une main secourable aux autres, à ceux qui viennent chercher les trois francs ou les cent sous indispensables en attendant que la maladie cesse ou que l'ouvrage reprenne.
J'ai voulu me rendre compte par moi-même si ce reproche était fondé, et, pendant que j'assistais à la scène que je viens de raconter tout à l'heure, j'attendais, moi aussi, le moment d'engager, tel un musicien sans travail, une flûte enfermée dans une boîte de carton vert.
Je vais m'asseoir dans la salle commune, tout près du guichet où l'employé, d'un air las, remet à chacun un numéro en échange des objets qu'on dépose entre ses mains.
J'attends un quart d'heure, vingt minutes, puis une demi-heure. On m'appelle enfin:
- Le numéro 188!
C'est moi. Ma boîte verte reparaît.
- Sans valeur, crie l'employé d'une voix de stentor.
Tous les yeux sont fixés sur moi. Je rougis presque, mais les regards que les miens croisent au passage sont remplis de sympathie. Je n'ai pas de chance, évidemment. Autour de moi, on paraît navré. C'est la solidarité de la pauvreté qui se manifeste gentiment ainsi.
Mais je veux jouer mon rôle jusqu'au bout et je demande à l'employé pourquoi on ne peut prêter même trois francs sur un objet qui a été payé quarante-cinq et qui est presque neuf.
C'est l'expert qui a prononcé et son verdict est souverain.
Rien aux pauvres.
J'attends encore quelques minutes, au hasard. La même phrase ne tarde pas à revenir:
- Sans valeur.
Et on pousse devant une femme en cheveux, à l'air encore jeune mais maladif, un écrin à couteaux.
- Vous savez bien qu'on ne prête plus là-dessus!
La femme s'éloigne sans mot dire. Je la suis dans la rue. Un mot de sympathie et, tout de suite, la conversation s'engage.
- Vous avez entendu, monsieur. Ils ne prêtent plus sur une douzaine de couteaux. Il n'y a pas très longtemps de cela, un an ou un an et demi. Pourtant ceux-là sont jolis. C'est mon mari qui les avait acheté au moment de notre mariage et il les avait payé vingt-quatre francs. Ils n'ont, depuis, presque jamais servi. C'était trop beau pour nous!
Une pause, puis elle reprend avec de la colère dans la voix:
- Ils ne prêtent plus rien, sur rien... Il faut leur apporter des diamants. Ils m'ont, l'autre jours, refusé ma montre de jeune fille, une montre d'argent. Je leur ai apporté celle de mon frère en même temps. Ils m'ont donné quatre francs sur les deux.
J'interroge, provoquant une confidence:
- Et votre mari?
- Mon mari!
Et la pauvre femme fond en larmes.
J'apprends alors, au milieu des sanglots, l'éternelle et lamentable histoire du mariage d'amour, du ménage d'abord heureux, puis l'homme qui se met à boire, qui frappe, et qui, un beau matin, disparaît, en abandonnant une malheureuse avec deux enfants.
Si on ne prête pas "là-dessus", ne pourrait-on pas prêter à cause de cela?
D'une façon générale, les experts sont d'une prudence excessive. Une trousse en argent, vendue devant moi, hier, en adjudication publique, a monté à quarante-deux francs. J'ai pu savoir quel avait été le montant du prêt: huit francs.
Dirais-je aussi les expertises contradictoires dont j'ai eu un amusant exemple au Mont-de-Piété de la rue Ganneron?
Un pardessus est estimé à sept francs, puis, quelques instants après, il a diminué considérablement de valeur: on n'offre plus que trois francs. On lui explique que le premier expert auquel est due la plus grosse estimation vient de quitter son service. Son successeur estime que trois francs, c'est bien payé. C'est à prendre ou à laisser.
Au bureau de la rue Cavé.
Mais j'ai toujours ma flûte sous le bras. Je décide de la porter à une des succursales les plus pauvres du Mont-de-Piété, rue Cavé, dans le quartier populeux de la Chapelle.
Mon tour arrive vite:
On m'offre trois francs, à condition que l'instrument soit renfermé dans une boîte en bois. La mienne n'est pas assez solide!
C'est un progrès. Si j'allais à la Roquette?
Rue Servan et rue du Cardinale Lemoine.
Une demi-heure après, me voilà rue Servan. La salle où je pénètre est spacieuse, mais d'une admirable malpropreté. Les carreaux des fenêtres sont recouverts d'une couche de poussière si épaisse qu'on les croirait dépolis. Mais non, ils sont ou plutôt ils furent blancs;
J'ai les loisirs de les examiner, depuis que j'ai livré ma flûte.
J'ai les loisirs de les examiner, depuis que j'ai livré ma flûte.
Enfin! trois francs! et avec la boîte encore!
J'en demande audacieusement cent sous. On me regarde avec un sourire de mépris.
J'ai affaire de l'autre côté de l'eau. Je passe au bureau de la rue du Cardinal Lemoine. C'est pour essuyer un refus.
- Pardon, monsieur, fis-je alors à l'employé, auriez-vous la bonté de m'expliquer pourquoi le bureau de la rue Cavé m'a offert trois francs de cette flûte, à condition qu'elle fût dans une boîte en bois, pourquoi le bureau de la rue Sevran m'en a proposé la même somme, sans condition, et pourquoi, enfin, vous ne voulez, ici, rien me donner du tout?
Je ne reçus pas de réponse. J'ai peut-être eu le tort de ne pas aller la demander à M. Duval, l'aimable directeur général de l'institution.
J'ai conduit, aujourd'hui, nos lecteurs au Mont-de-Piété pauvre. Je les mènerai dimanche prochain au Mont-de-Piété riche, au bureau où s'engagent les pierreries et les colliers qui représentent de petites fortunes.
Henri Geroule.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 25 juin 1905.
* Nota de Célestin Mira:
Mont de Piété:
Quelle bonne idée cet article, émouvant et instructif! Cela donne envie d'aller rechercher tout ce qui peut se rapporter à ces lieux et à cette pratique... Merci!
RépondreSupprimerTrès intéressant - on touche vraiment la misère du doigt - merci pour cet article.
RépondreSupprimerNi pitié pour les pauvres ni piété, malheureusement!!
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