Les mystères du Mont-de-Piété.
Une seconde visite.
Nous avons, dimanche dernier, présenté à nos lecteurs, le Mont-de-Piété des pauvres, celui où les ouvriers sans travail, les ménagères que la maladie a ruinées, vont porter, en échange d'un morceau de pain, trop chichement pesé, hélas!, le dernier matelas de leur lit, la dernière chaise de leur galetas! Aujourd'hui nos lecteurs visiterons avec nous le Mont-de-Piété "riche", celui où vont s'engager les bijoux des élégantes, les coûteux bibelots des mondaines momentanément "gênées".
Emprunteur honteux, mercredi, j'ai été, hier, un client sérieux du Mont-de-Piété, celui qu'on reçoit avec politesse, presque avec déférence. Je suis encore tout ému de l'accueil que j'ai reçu de la rue Capron, celui-là même où, il y a huit jours, j'ai conduit mes lecteurs, et où ma pauvre flûte n'avait pas trouvé grâce devant l'appréciation de l'expert.
C'est qu'hier j'avais échangé ma modeste boîte de carton contre un écrin où dormait un collier de perles à douze rangs. Je n'oublierai jamais la satisfaction qui se peignit sur le visage du garçon de l'appréciateur lorsque je lui passai le joyau. A la bonne heure, au moins! ça le changeait, cet homme, des paquets de draps, de serviettes et des vieilles hardes qu'il était contraint de manier tous les jours! Il leva sur moi un regard joyeux, me fit un signe où je démêlai à la fois de l'estime et de la reconnaissance, quitta son guichet, et vint me trouver sur le banc où je m'étais assis:
- Ne restez pas ici, me dit-il. Vous serez mieux où je vais vous conduire.
Et, ayant marché devant moi, il m'ouvrit, tout près de son guichet, une porte, sur laquelle était tracé, en gros caractères noirs, ces deux mots: Cabinet particulier.
Le Mont-de-Piété a de ces surprises!
Cependant, mon guide a disparu. Me voilà seul dans une petite pièce sombre, garnie d'une table et de deux chaises, et qui ne justifie pas du tout son nom.
Je préfère la salle commune, plus vivante, mais pourquoi me suis-je aventuré ici, avec un collier de perles?
J'en suis là de mes réflexions, lorsque l'employé revient vers moi.
- Quinze cents francs, s'empresse-t-il aussitôt.
Je prends un air désappointé, le plus naturel du monde.
- Je n'accepte pas, dis-je résolument.
Il m'approuve.
- Evidemment, cela vaut mieux. On pourrait très bien faire dix-huit cents. Revenez demain matin. Je suis sûr qu'avec l'autre expert nous y arriverons.
Je ne suis point retourné dans le cabinet particulier de la rue Capron.
J'ai porté ailleurs mon collier de perles: au bureau central, rue des Francs-Bourgeois, on lui a attribué la même valeur; rue de la Chaussée-d'Antin, il n'a plus valu que treize cents francs.
Un bijoutier l'eût payé cinq mille.
Il se dégage de l'expérience de ces deux journées un fait incontestable: c'est que ma tante est parcimonieuse, avare même, et que l'institution ne rend pas les services qu'on est en droit d'en attendre.
A la direction.
Ces conclusions, je les ai soumises à M. Duval, directeur général du Mont-de-Piété. Chose singulière, alors que je croyais trouver en lui un contradicteur, je ne faisais que partager son opinion.
Mais si M. Duval est un homme d'une urbanité exquise, et un causeur avec lequel j'ai beaucoup appris, il est rebelle à l'interview. Il est donc entendu que je ne l'ai pas interviewé pendant l'heure que j'ai passé dans son cabinet. Les déclarations que je pourrais lui prêter, si j'ose dire, ressortent tout naturellement des nombreux documents qu'il m'a remit quand je me séparai de lui.
M. Duval a présenté au dernier Congrès international d'assistance publique et de bienfaisance privée, un rapport où il signale les réformes dont pourrait bénéficier l'administration qu'il dirige.
Mais il faudrait une loi pour régler à nouveau le fonctionnement du Mont-de-Piété. Un projet a été déposé, en 1894, et il est toujours sur le bureau ou devant l'une des commissions du Sénat.
La principale réforme, celle qui aurait pour effet immédiat d'élever le taux des prêts, serait de supprimer la responsabilité pécunière des commissaires priseurs chargés des expertises au Mont-de-Piété. Qu'un objet, lors de sa mise en vente publique, n'atteigne pas le prix d'estimation, on demande au commissaire-priseur de rembourser la moins-value.
C'est cette crainte perpétuelle où ils se trouvent d'être obligés, éventuellement de solder la douloureuse, qui dicte aux experts la prudence dont j'ai donné quelques exemples.
Que l'on transforme les commissaires-priseurs en simples employés non responsables, qu'on les paie comme tels, et on verra le taux des prêts s'élever dans de notables proportions.
Commissaires-priseurs.
Le malheur est que cette réforme essentielle n'a pas d'adversaires plus irréductibles que les quatorze officiers ministériels qui se partagent les opérations dans les succursales du Mont-de-Piété de Paris.
Employés, eux! Allons donc. Ils forment une caste privilégiée qui n'entend abdiquer aucun de ses privilèges. Officiers ils sont, officiers ils entendent rester.
Ils y trouvent, d'ailleurs, leur compte. Pour 1902, le Mont-de-Piété a valu à chacun d'eux, nette et quitte de tous frais, la coquette somme de 16 679 fr. 88 cent.
On voit que les bénéfices compensent largement les risques du métier.
C'est d'ailleurs, avec ce système que les prêts offerts par les appréciateurs et non acceptés par les emprunteurs ont compris, en 1902, 42 915 articles, en progression de 5 698 sur ceux de l'année précédente.
C'est également grâce à ce continuel souci de voir leur responsabilité pécunière mise en jeu que les commissaires-priseurs ou leur commis ont, en 1902, lors des ventes des objets non dégagés, adjugé plus de dix mille gages à un prix plusieurs fois supérieur au montant du prêt consenti.
On objectera que les emprunteurs ont touché le boni qui leur revenait. Il n'en est pas moins vrai que le secours qu'ils étaient en droit d'espérer du Mont-de-Piété leur a manqué au moment où il leur eût été le plus utile.
Les marchands de reconnaissance.
Qu'ont-ils fait alors? Ils sont allés demander aux marchands de reconnaissance l'argent qu'ils n'avaient pas trouvé en face. Et à quel prix? Moyennant quels sacrifices? C'est ici que les représentants d'une coupable industrie qui fonctionne sous l'œil bienveillant de l'Etat entre en scène.
On sait comment ils pratiquent. Le marchand prête en moyenne 20% sur le montant de la reconnaissance qu'il garde en nantissement. Au bout de trois mois, si le capital qu'il a prêté ne lui est pas remboursé, avec les intérêts, bien entendu, la reconnaissance lui est acquise de plein droit.
C'est, en définitive le système de la vente à réméré.
Les intérêts de cette opération sont parfaitement usuraires. Ils varient de vingt à dix pour cent par mois, accumulant sur un an des sommes énormes.
Le marchand consent d'ailleurs généralement à renouveler, lorsque l'échéance fixée par lui arrive, le montant du prêt qu'il a consenti. Il se contente d'empocher les intérêts qu'on lui apporte. A intervalles égaux, il détrousse ainsi le malheureux client qui, désarmé, finit par abandonner la reconnaissance d'un gage qu'il a défendu, comme il a pu, pendant de longs mois, sans pouvoir jamais parvenir à se libérer.
L'exercice de cette industrie tombe sous le coup de la loi. Elle n'est qu'un prêt sur gage déguisé. Elle est donc strictement défendue. Elle s'exerce, comme beaucoup d'autres, à peine inquiétée par des poursuites individuelles rarement entreprises d'office mais engagées par quelques victimes dont la patience s'est enfin lassée.
Un commerce honteux.
Le commerce des marchands de reconnaissance prend, d'année en année, une inquiétante extension. Ils ont, en 1902, retiré au Mont-de-Piété 57 566 reconnaissances devenues leur propriété et ont touché 250 091 fr.75 aux guichets du boni. L'administration en connait près de cinq cents.
On a essayé de protéger l'emprunteur contre ces forbans embusqués aux alentours du Mont-de-Piété.
Le projet de loi dont je parlais tout à l'heure contient une disposition d'après laquelle le Mont-de-Piété pourra prêter jusqu'aux neuf dixièmes de l'estimation, lorsque l'emprunteur consentira à ne pas se dessaisir de sa reconnaissance. Ce jour-là, les marchands auront des loisirs. Il est à souhaiter qu'il vienne bientôt, car, selon la parole de Regnaud de Saint-Jean d'Angely "si, en général, toutes transactions sociales doivent être libres, il en est auxquelles l'intérêt commun prescrit de donner des règles spéciales, dans lesquelles l'autorité protectrice doit, en quelque sorte, intervenir pour garantir la faiblesse de l'oppression, l'ignorance de l'erreur, pour soustraire le besoin à la cupidité, la misère à la spoliation."
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 2 juillet 1905.
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