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mardi 19 avril 2022

Les Espagnols à Amiens.


C'était après le combat de Fontaine-Française, cette rencontre chevaleresque où, avec quatre cents gentilhommes, le vainqueur de Coutras, d'Arques et d'Ivry avait mis en fuite douze cents Espagnols; Mayenne avait fait sa soumission au moment où, d'Epernon venait de vendre la sienne cinq cent mille écus ainsi que Joyeuse; le capitaine Libertat avait chassé de Marseille les troupes de Philippe II, et Lesdignières venait de ramener, l'épée dans les reins, jusqu'au milieu du Piémont le duc de Savoie Charles-Emmanuel. Henri IV, roi de nom depuis l'assassinat de Henri III, était donc devenu vraiment roi de France, et il se préparait, avec l'aide de Sully, à cicatriser les plaies encore saignantes de son royaume, lorsqu'un événement imprévu, inouï dans les fastes de la guerre, l'arrêta court dans ses projets pacifiques et le força à rentrer en campagne:
Amiens venait d'être pris par les Espagnols.
Le roi était au Louvre, au milieu d'une fête, lorsque la fatale nouvelle lui arriva.
- Allons! s'écria-t-il, c'est assez d'avoir fait le roi de France, il est temps de faire le roi de Navarre.
Trois heures après il était à cheval, et il galopait sur la route d'Amiens.
Maîtres du nord de la France presque tout entier, les Espagnols occupaient Calais, Ham, Guines et Ardres. Ils avaient à leur tête un général entreprenant et hardi qui, à l'exemple de César, estimait qu'il n'y avait rien de fait tant qu'il restait quelque chose à faire. Ce général se nommait Hernando Tellez, et il était sorti de l'illustre famille des Porto-Carrero.
Tellez Porto-Carrero n'avait que quatre pieds de haut; il était maigre, malingre, grêle, et son casque, comme ses armes, paraissait avoir été fait pour un enfant de douze ans. Mais dans ce corps frêle, il y avait des muscles de fer, et sous cette enveloppe misérable se cachaient une âme énergique et un esprit aventureux. Toujours à cheval, toujours en campagne, le nain héroïque était partout où il y avait une redoute à attaquer, un détachement à enlever, une ville à surprendre. C'est ainsi qu'il était entré par un coup de main dans Doullens, et qu'il avait fait de cette ville son quartier général.
Doullens n'est qu'à sept lieues d'Amiens. Porto-Carrero, que le succès avait enhardi, conçut le projet de s'emparer par un stratagème de cette dernière ville, imprenable en quelque sorte par la force ouverte. Il avait à sa disposition cinq mille soldats; il en distribua trois mille dans les places environnantes, n'en garda avec lui que deux mille, les plus résolus, les plus braves, les plus déterminés, et les dirigea, par différents chemins et à la faveur d'une nuit obscure, sur la ville d'Amiens, aux portes de laquelle il arriva le 11 mars 1597, à six heures du matin.
Henri IV avait essayé de mettre dans cette ville une garnison suisse; mais les Amiénois, qui tenaient à leur privilège de bourgeoisie, s'étaient obstinément refusés à l'introduction dans leurs murs de toute troupe étrangère, et ils avaient voulu se défendre eux-mêmes.
C'étaient donc les bourgeois seuls qui occupaient les forts et les portes de leur ville quand Porto-Carrero  tenta son coup de main.
Le général espagnol fit déguiser en paysans cinquante de ses vieux routiers, les plus rusés, les plus audacieux et les mieux rompus aux usages et au patois picard. Les uns avaient sur leurs épaules des sacs pleins de pommes; les autres conduisaient un chariot remplit de denrées de toutes sortes; tous se dirigeaient vers la porte de Montrescut*. Ils portaient avec tant d'aisance leurs vêtements de paysans, que les bourgeois qui étaient de garde leur ouvrirent la porte sans défiance. Lorsque le chariot fut au milieu du pont-levis, le chef de la petite troupe, ouvrit comme par mégarde un des sacs qui était rempli de noix et les répandit sur le pavé. Les bourgeois, riant de la maladresse du faux paysan, se mettent à ramasser les noix.




Profitant de ce moment de désordre, les routiers tirent les coutelas qu'ils tenaient cachés sous leurs sarreaux de toile, se précipitent sur les miliciens qu'ils égorgent ou mettent hors de combat, et appellent à grand cris leurs compagnons embusqués à une portée de fusil. Porto-Carrero arrive avec sa cavalerie, se saisit de la porte, occupe les principaux points de la ville et cerne l'église où sont réunis les principaux notables. Deux heures plus tard, il était maître d'Amiens.
Ainsi, pour prendre une ville en quelque sorte imprenable que défendaient ses inexpugnables remparts et ses quinze mille citoyens en armes, il avait suffit de laisser tomber sur le pavé quelques centaines de noix!...
Pour les Espagnols cette conquête était d'un prix inestimable; pour les Français, cette surprise pouvait avoir les conséquences les plus désastreuses. Henri IV avait fait d'Amiens sa place d'armes; il y avait déposé quarante pièces de canon, huit cents tonneaux de poudre et des munitions de toutes sortes. Un heureux coup de main avait mis ces approvisionnements immense au pouvoir de Porto-Carrero, qui allait les tourner contre la France.
Mais la France avait à sa tête Henri IV; rien n'était donc perdu: ce que le renard avait pris, le lion allait le reprendre.
Quatorze mille hommes, sous la conduite de Biron, prirent position près de Doullens, et le roi lui-même, à la tête de dix-huit mille soldats, vint mettre le siège devant Amiens.
Ce siège dura six mois. Porto-Carrero se défendit avec une rare intrépidité. Par des sorties quotidiennes, il attaquait, surprenait, détruisait les ouvrages des Français. Un jour même, il avança dans leurs tranchées à plus de deux mille mètres de la place et tua beaucoup de monde. Effets héroïques, mais inutiles! Les succès de Porto-Carrero ne servaient qu'à l'affaiblir, tandis que ses adversaires devenaient plus nombreux. Le rideau de fer qui l'entourait se serrait de plus en plus. L'heure de la chute approchait.
L'archiduc Albert, vice-roi des Pays-Bas, arriva avec une armée pour faire lever le siège. Il fut battu à plate-couture par Henri IV et obligé de regagner l'Artois.
A la nouvelle de cette défaite, Porto-Carrero s'écria:
- Puisqu'un soldat général ne sait pas protéger cette ville, nous la livrerons à un général soldat.
La mort lui épargne cette douleur. Le 3 septembre, s'étant avancé sur un ravelin qui dominait les tranchées françaises, il tomba mortellement atteint d'un coup d'arquebuse.
Le lendemain, Amiens capitulait.
Cette victoire de Henri IV fut chantée par les poëtes du temps, qui n'étaient, hélas! ni des Corneille ni des Racine. Les concetti, que Catherine de Médicis avait importés d'Italie, dominaient dans la plupart des pièces de vers inspirées par la circonstance. Nous n'en donnerons qu'un échantillon:

Je ne sais qui des deux est le plus admirable
D'avoir pris ou repris un Amiens si fort.
Mais je sais qui des deux est le plus honorable,
De l'avoir pris par fraude ou repris par effort.

On chante en mille façons
une si belle entreprise;
Mais de toutes ces chansons
Le bon sens est la reprise.

Hernandez fut heureux en si belle entreprise
De surprendre Amiens, sans force, en un instant;
Plus heureux d'être mort dès qu'elle fut reprise,
Pour ne mourir de honte après en la quittant.

Mieux que tous les raisonnements, cette poésie alambiquée prouve combien Boileau avait raison quand il écrivait son fameux hémistiche:

Enfin Malherbe vint.

La reprise d'Amiens sauva la France. Quelques mois plus tard, Philippe II signait avec Henri IV le traité de Vervins.

                                                                                                       C. Lawrence.

La Semaine des Familles, samedi 24 novembre 1866.

* Nota de Célestin Mira:


Porte Montrecu et ancien logis du gouverneur, de nos jours.


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