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jeudi 31 octobre 2019

Le locatis.

Le locatis.

A quoi tient la faveur des grands!
Il était une fois, dans un ministère, un pauvre petit expéditionnaire, très zélé, courageux, qui travaillait, non pas comme quatre, il ne faut pas exagérer les choses, mais qui travaillait sérieusement comme un, ce qui est déjà un fait joliment rare dans les ministères, n'est-ce pas?
Il avait beau travailler comme un, il ne recevait jamais, en fait de témoignage de satisfaction, que le témoignage de sa propre conscience.
Cela n'est certes pas à dédaigner. Oh! mais non!- Mais pourtant, au point de vue pécuniaire, un maigre beefsteack. Un peu d'avancement, ou un peu de gratification autour, n'aurait pas mal fait... dans le paysage, comme on dit.
Personne, parmi les maîtres de sa destinée, au ministère, ne semblait faire attention au courage, au zèle, à l'exactitude, à la présence (jamais malade) de ce pauvre petit expéditionnaire.
Il avait charge d'enfants.
La gratification ou l'avancement ne venant pas, et l'âge venant, le héros de cette historiette se fit locatis* à l'usage du grand monde exotique, en gardant l'incognito le plus strict.
Ça mettait un peu de beurre dans ses maigres épinards.
En bas de soie noirs, en frac de couleur austère, il fit partie du personnel des gens de maison qui, loués à l'heure ou à la course, composent, le soir, dans les grands dîners, "le nombreux domestique" des riches brésiliens, japonais, marocains,etc., colonisés à Paris, par suite de leurs fonctions officielles, ou tout simplement pour leur plaisir.
Or, il arriva une année, que le ministre du ministère où travaillait le pauvre petit expéditionnaire, alla beaucoup dîner dans la colonie étrangère.
Et, autre coïncidence, ce fut le pauvre petit expéditionnaire, dans presque tous les dîners où il servait comme locatis, qui fut chargé de soigner le ministre.
Il le fit consciencieusement, comme tout ce qu'il faisait, du reste, et sa voix avait des suavités encourageantes quand il nommait à l'oreille du ministre les vins ou les mets.
Nul ne disait plus tendrement que lui: Lur saluces ou Riz de veau à la Monglas.
Il avait une très bonne tête, douce et gaie, en même temps que grave, le pauvre petit expéditionnaire, et, tout en causant avec ses voisins le ministre la remarqua, cette tête agréable et sympathique;
Il la remarqua si bien qu'il éprouvait un véritable plaisir à la retrouver autour de la table, chez les hôtes exotiques qui suppliaient Son Excellence de vouloir bien leur faire l'honneur, etc.
Il y avait même déception dans l'âme du ministre, quand passé du salon à la table de la salle à manger, il ne voyait pas tout de suite, parmi les locatis rangés en haie, gantés de blanc, au fond de la salle, la bonne tête de l'homme qui lui disait d'une voix si engageante:
- Truites en baril à la Chambord.
Le ministre dînait mal et digérait à la diable quand il n'avait pas derrière lui l'officieux dont la tenue et les prévenances lui rendaient si supportables les repas officiels dont le gavaient les membres de la colonie étrangère.
Mais revenons maintenant au ministère où le pauvre petit expéditionnaire continuait quotidiennement à trimer comme un, de dix à quatre heures.
Un jour, le ministre traversant les corridors de son ministère, aperçut le pauvre homme.
- Tiens! se dit le haut personnage (en admettant qu'un ministre soit un personnage si haut que ça), en voilà un qui ressemble... à qui donc? c'est curieux... Il me rappelle quelqu'un?...
Et il passa.
Le lendemain, nouvelle rencontre du ministre et de l'employé.
C'est étonnant, pensa le ministre en s'asseyant dans son cabinet, comme cet employé ressemble à qui donc voyons?... - Ah! j'y suis!... C'est trait pour trait... le locatis qui m'a offert avant-hier du salmis de bécasse... chez l'ambassadeur du Sénégal.
Bref, à la suite de rencontres réitérées, et uniquement parce que l'employé ressemblait au larbin prévenant des grands dîners, le ministre s'informa du nom de son subordonné. On le lui dit. Il le retint. Du reste, à chaque dîner, il avait la mémoire rafraîchie à ce sujet, car, en apercevant le locatis, le ministre disait mentalement, et par manière de plaisanterie: mais voilà... chose, mon commis.
Il retint le nom avec tant de certitude que le jour où le chef du personnel lui présenta à signer l'état des mutations et des gratifications, il s'étonna tout de suite de n'y point trouver le nom de l'employé qu'il avait pris en vague affection, parce qu'il lui rappelait, le jour, son excellent serviteur du soir.
Le chef du personnel, qui n'aimait pas l'employé en question (on n'a jamais su pourquoi) eut beau dire au ministre que l'être oublié sur les états ne méritait aucune récompense, le ministre n'en fit qu'à sa tête, et, sous l'inspiration providentielle de son estomac, il ajouta le nom du pauvre petit expéditionnaire, de sa propre main, sur l'état d'avancement et sur l'état des gratifications.
Et pendant qu'il opérait cette inscription, le ministre se disait:
- Mon chef du personnel n'a aucun flair. Les ressemblances physiques doivent entraîner des ressemblances morales. Il est impossible qu'un employé qui ressemble aussi curieusement que ça à un locatis qui est zélé, actif et prévenant, ne soit pas lui-même un commis prévenant, actif et zélé. Récompensons-le donc!
A quoi tient la faveur des grands!

                                                                                                               Ernest d'Hervilly.

La Vie populaire, dimanche 11 février 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Locatis: à l'origine, le locatis était un cheval ou un véhicule de louage. Le mot est tombé en désuétude et remplacé par extra ou intérimaire.

Miracle de la pantoufle.

Miracle de la pantoufle.

Il y a quelques années, on n'a jamais su pourquoi, la Vierge éprouva le besoin d'apparaître dans une ville du Midi.
La chose fit grand bruit, et comme la Vierge est sans doute fort bien disposée pour les médecins qui ne le lui rendent guère, elle accorda toutes sortes de propriétés à l'une des sources du pays, pour aider à la guérison des malades que les plus célèbres docteurs ne pouvaient parvenir à guérir ou à achever.
On s'y rendit en telle foule, que le gouvernement jugea nécessaire d'envoyer de la garnison dans la ville, afin peut-être aussi d'être agréable aux bonnes d'enfants qui accompagnaient là leurs maîtres détériorés.
Cierges et médailles faisaient merveille, des gens sans le sou principalement se trouvaient tous guéris, l'un de son œil, l'autre de sa dent; telle femme stérile, des demoiselles même, s'en retournaient enceintes; on s'en allait avec ses jambes jadis absentes: enfin, c'était merveilleux.
Les gens riches, attirés par la renommée, comblaient la Vierge de présents: vêtements, diadèmes d'or, bagues, bracelets, cœurs enrichis de pierreries, sandales éblouissantes; bref, le centre de l'orfèvrerie semblait déplacé au profit de la Vierge miraculeuse.
Parmi les soldats de la garnison, un d'entre eux se faisait surtout remarquer par sa fervente piété.
C'était un modèle; il était à la chapelle attenante à la source, avant et après son service.
Le curé lui tapotait les joues, l'appelait mon fils, et le bourrait de cigares et de petites images pas jolies, mais fortement pourvues d'indulgences.
On obtenait pour ce saint des permissions étonnantes et on parlait, à la sacristie, de le recommander chaudement au Saint-Père.
Mais un beau jour on s'occupa moins du saint en question que d'une affaire de la plus haute gravité.
Un sacrilège avait été commis: on avait volé une des sandales de la Vierge.
Quel pouvait être l'iconoclaste, l'athée, le misérable capable d'une aussi infâme fumisterie?
On chercha, comme bien vous pensez, et de l'enquête il résulta que c'était le fameux saint qui devait avoir pick-pocketté madame la Vierge.
La veille du sacrilège, elle avait les deux pieds chaussés, le militaire était seul dans la chapelle au moment où on allait mettre les volets, et le lendemain, à l'ouverture du sanctuaire, la Vierge avait un pied nu.
Le curé voulait bien donner des cigares et des petites images pas jolies, c'était dans les prix doux, mais les pantoufles ornées de pierreries, c'était une autre affaire.
Aussi se rendit-il chez le colonel pour lui faire part du résultat de ses recherches.
Le Dumanet* fut immédiatement demandé, et le colonel lui dit d'un air sévère:
" Paraît, f'siler, que vous auriez filouté une pantoufle à la Vierge de monsieur le curé; t'endez-vous c'que j'vous parle!
- P'faitement, mon colonel, mais je n'ai rien volé du tout.
- Enfin, n... de D...! c'qu'elle est d'venue c'te savate?
- Mais, c'est moi qui l'ai, mon colonel.
- Pour lors, sacrongnieu! que vous l'avez volée.
- Pour ça non, mon colonel.
- S'pliquez-vous, pour lors; tâchez moyen m'prouver le contraire, autrement, vous fais passer au conseil, tendez-vous?
-... faitement, mon colonel. Voilà la chose:
Je priais la Sainte Vierge, depuis mon arrivée, de me donner un souvenir pour ma bonne amie; alors, comme elle fait des miracles pour tout le monde, elle en a fait un pour moi, elle m'a tendu son pied, en me disant: Prends ça!
Alors, pour lui faire plaisir, j'ai accepté sa pantoufle."
Le colonel ne paraissait pas bien convaincu, et le curé faisait une figure éblouissante d'effarement. Enfin, après s'être promené d'un air grognon, le colonel finit par dire au curé:
- M'sieu le curé, comme vot'e vierge est capable de tout, croyez-vous qu'elle soit... qu'elle soit... impossible de la chose?
- Elle peut tout, mon colonel, répondit le curé... d'un air positivement vexé, tout en lançant un œil dépourvu de tendresse sur le soldat complètement impassible.
- En ce cas, reprit le colonel, c'est une... politesse dont elle est susceptible?
- "Très bien.
Alors, mon garçon, dit-il au militaire, puisqu'elle t'a donné cette pantoufle, garde-la; seulement, si elle t'offre la seconde, eh bien, tu lui diras, à la Vierge, que je t'ai défendu de l'accepter, parce que, sans ça, j'te f... dedans".

                                                                                                                 Charles Leroy.

La Vie populaire, dimanche 4 février 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Dumanet:

Le Dumanet désigne un soldat ridicule et fanfaron.
C'est un personnage d'un vaudeville, "la Cocarde tricolore"
de 1831, des frères Cognard.

mercredi 30 octobre 2019

Bien parisienne.

Bien parisienne.


Mon ami Serrurier est employé au ministère de l'instruction publique, et certes il ne roule pas sur l'or.
En voilà un que vous n'entendrez jamais dire: "Je vais à mon cercle", ou bien "Mille pardons, je vous quitte, il faut que j'aille me mettre en habit: je dîne chez un tel".
Si votre but est de l'éviter soigneusement, vous pouvez sans crainte parcourir le Bois en tous sens, vous ne le rencontrerez pas, - même en bicyclette.
Vous ne le verrez jamais aux premières, ni sur les planches à Trouville, ni à Biarritz, ni à Pau. Lorsqu'il demande un congé, c'est uniquement pour aller pêcher à la ligne dans les environs de la Samaritaine*, - et, ma parole, c'est au mois de juillet dernier qu'il a pour la première fois mis les pieds dans un chemin de fer. Il est allé à Versailles de la part de son chef de bureau.
A dater de ce jour-là, la fièvre de l'exploration s'était emparée de lui, - comme il a une femme charmante et la plus exquise petite fille qu'on puisse imaginer, il forma le projet de les conduire à la campagne.
Un beau jour donc, munis d'un poulet froid, ils sont tous partis pour Ville-d'Avray*.
Une fois débarqués, ah! si vous aviez vu la petite fille! elle en poussait des cris, elle en ouvrait des yeux!, et comme elle se roulait gaiement parmi les herbes folles!
Mais, quand arriva le soir, elle devint soucieuse...
Elle cessa de gambader et de rire.
Alors, comme le père s'alarmait d'une mélancolie si soudaine, l'inquiétude de cette petite parisienne qui n'avait jamais été qu'au square se traduisit par ces mots:

- Papa, à quelle heure que ça ferme la campagne?

                                                                                                             Georges Auriol.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 17 juin 1906.

* Nota de Célestin Mira:

* Pêcheurs parisiens:





* Ville-d'Avray:




Doit-on battre sa femme?

Doit-on battre sa femme?

- Ça dépend des cas, répond la Chambre des représentations à Washington, qui vient de repousser un projet de loi déposé par M. Adams, et tendant à soumettre au châtiment du fouet tout homme qui battrait sa femme.
La Chambre a considéré comme une bonne plaisanterie ce projet de loi qui, naturellement, avait été déposé par un célibataire. Et M. Longworth, alors fiancé de miss Alice Roosevelt, déclara, paraît-il:
- Ce n'est pas à l'heure où je suis si près de me marier que je voterai en faveur d'une telle mesure.
Il ne faut cependant pas croire qu'aux Etats-Unis les maris puissent impunément maltraiter leurs épouses. Il existe dans certains Etats de la Confédération des lois fort sévères qui ont pour but de protéger le sexe faible.
Le World nous apprend qu'un riche joaillier de Decatur (Alabama) vient d'en faire la triste expérience. Pour avoir corrigé trop énergiquement sa moitié, l'infortuné s'est vu condamner à 75 dollars d'amende et à travailler pendant deux mois dans les rues de la ville, avec les fers aux pieds.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 17 juin 1906.

mardi 29 octobre 2019

Le bandagiste.

Le bandagiste.


Le bandagiste rend des services à la santé publique. Il ne le sait que trop et montre parfois de la prétention. Il est tourmenté par la soif d'être breveté S.G.D.G.. Il s'établit ordinairement dans les quartiers du centre, loin des avenues que recherchent la colonie étrangère et le commerce de luxe*.
Toutefois la boutique du bandagiste est élégamment tenue. Les glaces en sont nettes; l'étalage symétrique jette des reflets de métal et se distingue par des couleurs vives. Les ceintures étagées en piles, comme autant de serpents rouges, bleus ou orangés, dressent leurs énormes têtes de crins. Quelques articles divers, biberons ou irrigateurs se font pendant. C'est pour l’œil
La plupart du temps, au centre de la vitrine, on peut remarquer une réduction en galvanoplastie de l'Apollon Musagète*. Le dieu, couronné de lauriers, regarde le ciel avec une expression de divin transport...; ses mains errent sur un petit bandage.
Dans le monde, le bandagiste ne veut point passer inaperçu. Il aime à citer le nombre de hernies qu'il a réduites. Emporté par le sujet, il y met de la forfanterie; mais, dès qu'on l'interrompt pour contester ses chiffres, le bandagiste se trouble, il est repris d'une timidité naturelle.
Sa clientèle se recrute dans toutes les classes de la société. Elle est nombreuse; et pourtant, on voit rarement entrer quelqu'un dans la boutique, sauf le paisible facteur des postes. Ce phénomène s'explique par les précautions que l'amour-propre suggère: les femmes excellent dans ce genre de pudeur.
Le bandagiste affecte la mise et la raideur d'un diplomate. Souvent, il sait parler anglais... English spoken!
Il a du tact. Quand une pratique entre chez lui, le bandagiste juge d'un coup d’œil la situation:
Avec les gens d'aspect bilieux ou sanguin, il est circonspect, il craint d'éveiller des susceptibilités, il procède par allusions. Au besoin même, il saura flatter; il trouvera de l'analogie entre le cas présent et celui d'un homme célèbre.
Quand il croit avoir affaire à une nature expansive, le bandagiste devient familier. Sans sortir de la mesure, il plaisante avec l'infirmité de son client. Il appelle celle-ci: "Petite mâtine"; il la tutoie. Tout en bavardant, il place avec avantage un appareil défraîchi ou passé de mode.
Ses registres contiennent des indications chiffrées; les plus grands noms de l'armorial de France y figurent, sous des numéros, avec des observations sobres et intimes.
Un bandagiste aigri peut faire rater des mariages.
Souvent le bandagiste est doublé d'un orthopédiste. En ce cas, des étagères de pieds-bots en plâtre sont disposés le long de la devanture. Les uns n'ont pas de doigts; les autres en ont deux ou trois, six ou sept, qui sont relevés et qui ressemblent aux marques des joueurs, pendant une partie de bésigue.
Il y a des gens qui s'arrêtent longuement pour regarder cela.
La profession de bandagiste n'exige pas de connaissances spéciales; mais il faut s'y soumettre à des vues particulières. Elle est plus lucrative que les carrières libérales*.

                                                                                                                     Paul Hervieu.

La Vie populaire, dimanche 9 décembre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Bandagiste:



* Apollon Musagète:

Apollon Musagète, palais de Chaillot, Paris.

* Boutique de bandagiste:

Boutique de bandagiste,
photographie d'Eugène Atget.

Nouveaux contes à Ninon: le forgeron.

Nouveaux contes à Ninon.

        Le forgeron.



Le Forgeron était un grand, le plus grand du pays, les épaules noueuses, la face et les bras noirs des flammes de la forge et de la poussière de fer des marteaux. Il y avait, dans son crâne carré, sous l'épaisse broussaille de ses cheveux, de gros yeux bleus d'enfant, clairs comme de l'acier. Sa mâchoire large roulait avec des rires, des bruits d'haleine qui ronflaient, pareils à la respiration, et aux galeries géantes de son soufflet; et, quand il levait les bras, dans un geste de puissance satisfaite, geste dont le travail de l'enclume lui avait donné l'habitude, il semblait porter ses cinquante ans plus gaillardement encore qu'il ne soulevait "la Demoiselle", une masse pesant vingt-cinq livres, une terrible fillette qu'il pouvait seul mettre en danse, de Vernon à Rouen.
J'ai vécu une année chez le Forgeron, toute une année de convalescence. J'avais perdu mon cœur, perdu mon cerveau, j'étais parti, allant devant moi, me cherchant, cherchant un coin de paix et de travail, où je pusse retrouver ma virilité. C'est ainsi qu'un soir, sur la route, après avoir dépassé le village, j'ai aperçu la forge, isolée, toute flambante, plantée de travers à la croix des Quatre-Chemins. La lueur était telle, que la porte charretière, grande ouverte, incendiait le carrefour, et que les peupliers, rangés en face, le long du ruisseau, fumaient comme des torches. Au loin, au milieu de la douceur de crépuscule, la cadence des marteaux sonnait à une demi-lieue, semblable au galop de plus en plus rapproché de quelque régiment de fer. Puis, là, sous la porte béante, dans la clarté, dans le vacarme, dans l'ébranlement de ce tonnerre, je me suis arrêté, heureux, consolé déjà, à voir ce travail, à regarder ces mains d'homme tordre et aplatir les barres rouges.
J'ai vu, par ce soir d'automne, le forgeron pour la première fois. Il forgeait le soc d'une charrue. La chemise ouverte, montrant sa rude poitrine, où les côtes, à chaque souffle, marquaient leur carcasse de métal éprouvé, il se renversait, prenait un élan, abattait le marteau. Et cela, sans un arrêt, avec un balancement souple et continu du corps, avec une poussée implacable des muscles. Le marteau tournait dans un cercle régulier, emportant des étincelles, laissant derrière lui un éclair. C'était la demoiselle, à laquelle le forgeron donnait ainsi le branle, à deux mains ; tandis que son fils, un gaillard de vingt ans, tenait le fer enflammé au bout de la pince, et tapait de son côté, tapait des coups sourds qu'étouffait la danse éclatante de la terrible fillette du vieux. Toc, toc – toc, toc – on eût dit la voix grave d'une mère encourageant les premiers bégaiements d'un enfant. La demoiselle valsait toujours, en secouant les paillettes de sa robe, en laissant ses talons marqués dans le soc qu'elle façonnait, chaque fois qu'elle rebondissait sur l'enclume. Une flamme saignante coulait jusqu'à terre, éclairant les arêtes saillantes des deux ouvriers, dont les grandes ombres s'allongeaient dans les coins sombres et confus de la forge. Peu à peu, l'incendie pâlit, le forgeron s'arrêta. Il resta noir, debout, appuyé sur le manche du marteau, avec une sueur au front qu'il n'essuyait même pas. J'entendais le souffle de ses côtes encore ébranlées, dans le grondement du soufflet que son fils tirait, d'une main lente.
Le soir, je couchais chez le forgeron, et je ne m'en allais plus. Il avait une chambre libre, en haut, au-dessus de la forge, qu'il m'offrit et que j'acceptai. Dès cinq heures, avant le jour, j'entrais dans la besogne de mon hôte. Je m'éveillais au rire de la maison entière, qui s'animait jusqu'à la nuit de sa gaieté énorme. Sous moi, les marteaux dansaient. Il semblait que la demoiselle me jetât hors du lit, en tapant au plafond, en me traitant de fainéant. Toute la pauvre chambre, avec sa grande armoire, sa table de bois blanc, ses deux chaises, craquait, me criait de me hâter. Et il me fallait descendre. En bas, je trouvais la forge déjà rouge. Le soufflet ronronnait, une flamme bleue et rose montait du charbon, où la rondeur d'un astre semblait luire, sous le vent qui creusait la braise. Cependant, le forgeron préparait la besogne du jour. Il remuait du fer dans les coins, retournait des charrues, examinait des roues. Quand il m'apercevait, il mettait les poings aux côtes, le digne homme, et il riait, la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Cela l'égayait, de m'avoir délogé du lit à cinq heures. Je crois qu'il tapait pour taper, le matin, pour sonner le réveil avec le formidable carillon de ses marteaux. Il posait ses grosses mains sur mes épaules, se penchait comme s'il eût parlé à un enfant, en me disant que je me portais mieux, depuis que je vivais au milieu de sa ferraille. Et tous les jours, nous prenions le vin blanc ensemble, sur le cul d'une vieille carriole renversée.
Puis, souvent, je passais ma journée à la forge. L'hiver surtout, par les temps de pluie, j'ai vécu toutes mes heures là. Je m'intéressais à l'ouvrage. Cette lutte continue du forgeron contre ce fer brut qu'il pétrissait à sa guise, me passionnait comme un drame puissant. Je suivais le métal du fourneau sur l'enclume, j'avais de continuelles surprises à le voir se ployer, s'étendre, se rouler, pareil à une cire molle, sous l'effort victorieux de l'ouvrier. Quand la charrue était terminée, je m'agenouillais devant elle, je ne reconnaissais plus l'ébauche informe de la veille, j'examinais les pièces, rêvant que des doigts souverainement forts les avaient prises et façonnées ainsi sans le secours du feu. Parfois, je souriais en songeant à une jeune fille que j'avais aperçue, autrefois, pendant des journées entières, en face de ma fenêtre, tordant de ses mains fluettes des tiges de laiton, sur lesquelles elle attachait, à l'aide d'un fil de soie, des violettes artificielles.
Jamais le forgeron ne se plaignait. Je l'ai vu, après avoir battu le fer pendant des journées de quatorze heures, rire le soir de son bon rire, en se frottant les bras d'un air satisfait. Il n'était jamais triste, jamais las. Il aurait soutenu la maison sur son épaule, si la maison avait croulé. L'hiver, il disait qu'il faisait bon dans sa forge. L'été, il ouvrait la porte toute grande et laissait entrer l'odeur des foins. Quand l'été vint, à la tombée du jour, j'allais m'asseoir à côté de lui, devant la porte. On était à mi-côte ; on voyait de là toute la largeur de la vallée. Il était heureux de ce tapis immense de terres labourées, qui se perdait à l'horizon dans le lilas clair du crépuscule.
Et le forgeron plaisantait souvent. Il disait que toutes ces terres lui appartenaient, que la forge, depuis plus de deux cents ans, fournissait des charrues à tout le pays. C'était son orgueil. Pas une moisson ne poussait sans lui. Si la plaine était verte en mai et jaune en juillet, elle lui devait cette soie changeante. Il aimait les récoltes comme ses filles, ravi des grands soleils, levant le poing contre les nuages de grêle qui crevaient. Souvent, il me montrait au loin quelque pièce de terre qui paraissait moins large que le dos de sa veste, et il me racontait en quelle année il avait forgé une charrue pour ce carré d'avoine ou de seigle. A l'époque du labour, il lâchait parfois ses marteaux ; il venait au bord de la route ; la main sur les yeux, il regardait. Il regardait la famille nombreuse de ses charrues mordre le sol, tracer leurs sillons, en face, à gauche, à droite. La vallée en était toute pleine. On eût dit, à voir les attelages filer lentement, des régiments en marche. Les socs des charrues luisaient au soleil, avec des reflets d'argent. Et lui, levait les bras, m'appelait, me criait de venir voir quelle "sacrée besogne" elles faisaient.
Toute cette ferraille retentissante qui sonnait au-dessous de moi me mettait du fer dans le sang. Cela me valait mieux que les drogues des pharmacies. J'étais accoutumé à ce vacarme, j'avais besoin de cette musique des marteaux sur l'enclume pour m'entendre vivre. Dans ma chambre tout animée par les ronflements du soufflet, j'avais retrouvé ma pauvre tête. Toc, toc – toc, toc – c'était là comme le balancier joyeux qui réglait mes heures de travail. Au plus fort de l'ouvrage, lorsque le forgeron se fâchait, que j'entendais le fer rouge craquer sous les bonds des marteaux endiablés, j'avais une fièvre de géant dans les poignets, j'aurais voulu aplatir le monde d'un coup de ma plume. Puis, quand la forge se taisait, tout faisait silence dans mon crâne ; je descendais, et j'avais honte de ma besogne, à voir tout ce métal vaincu et fumant encore.
Ah ! que je l'ai vu superbe, parfois, le forgeron, pendant les chauds après-midi ! Il était nu jusqu'à la ceinture, les muscles saillants et tendus, semblable à une de ces grandes figures de Michel-Ange, qui se redressent dans un suprême effort. Je trouvais, à le regarder, la ligne sculpturale moderne, que nos artistes cherchent péniblement dans les chairs mortes de la Grèce. Il m'apparaissait comme le héros grandi du travail, l'enfant infatigable de ce siècle, qui bat sans cesse sur l'enclume l'outil de notre analyse, qui façonne dans le feu et par le fer la société de demain. Lui, jouait avec ses marteaux. Quand il voulait rire, il prenait la demoiselle, et, à toute volée, il tapait. Alors, il faisait le tonnerre chez lui, dans le halètement rose du fourneau. Je croyais entendre le soupir du peuple à l'ouvrage.
C'est là, dans la forge, au milieu des charrues, que j'ai guéri à jamais mon mal de paresse et de doute.

                                                                                                             Emile Zola.

La Vie populaire, dimanche 2 décembre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

La Forge de Francisco Goya, 1819.

Le gagne-pain de Lily.

Le gagne-pain de Lily.


Le Parlement britannique va s'occuper, affirme-t-on, de légiférer, et sérieusement cette fois, contre la prostitution impubère qui gagne comme une lèpre les grandes villes du Royaume-Uni. Londres, Liverpool, Manchester, Birmingham, Portsmouth, sont infectées, disent les rapports, d'une innombrable population d'enfants qui cherchent dans l'exploitation des débauches infâmes leurs moyens d'existence. A l'âge où d'ordinaire, sur le continent, les petites filles ne songent qu'à habiller leur poupée, celles de la vertueuse Angleterre ont de moins innocentes préoccupations, et le sage John Bull*, dans un moment de sainte et légitime indignation, s'est écrié qu'il fallait enfin sévir contre ces vices en herbe, moraliser ces races pourries.
Rien de mieux, certes, et surtout rien de plus facile que de dire: " Nous allions supprimer la prostitution des enfants". Mais il serait aussi bien et aussi facile d'ajouter: " Nous allons d'abord supprimer la misère". Fournissez au pauvre qui crève de faim les moyens de gagner honnêtement sa vie, puis après vous lui parlerez vertu.
L'enfant qui sort du logis où le foyer est éteint, où il n'a pas trouvé une croûte de pain sur le buffet vide, n'hésitera jamais entre le métier infâme qui lui donne à manger et l'honnêteté qui lui creuse le ventre.
Et c'est pourquoi tant qu'il y aura des meurt-de-misère au milieu des jouisseurs gorgés, tant que l'honnêteté affamera et le vice profitera, et c'est, je le crois bien, jusque ad secula seculorum, si l'humanité ne fait pas peau neuve, les aspersions des donneurs d'eau bénite sentimentale ou sociale n'arroseront que des terrains en friche, les protestations des moralistes résonneront comme des ronflements de cors dans une vallée de Josaphat muette sans même réveiller les ombres des trépassés, et les actes de Parlements aussi vertueux que le Parlement britannique resteront lettre morte sur toute question de morale.
Et puis, quoi? la morale, qu'est-ce? Ça rapporte-t-il deux onces de pain? la morale, c'est le policeman qui veille là-bas au coin; aussitôt son dos tourné, la morale disparaît.
C'est l'opinion de Lily; et on se demande même comment il lui serait possible d'en avoir une autre, non seulement elle, mais toutes ses sœurs en misère, les petites va-nu-pieds de Londres, qui se soucient de la vertu comme d'un hareng pourri, ainsi du reste que toutes les pauvresses de la terre, la nature ayant fait de l'assouvissement du ventre la première et la plus légitime des préoccupations.
Et c'est pourquoi il sera difficile d'empêcher ces enfants au ventre affamé, aux poumons altérés d'air, aux yeux assoiffés de lumière, de s'égrener hors des bouges infects et noirs et de se répandre par les larges voies de la ville à la recherche de ce qui manque au logis.
La mendicité est interdite et le commerce des fleurs paye si peu qu'il faut bien y joindre autre chose, et c'est pourquoi encore Lily poursuit le passant, et tout en lui offrant ostensiblement et bien haut un bouquet pour sa boutonnière, accompagne à demi-voix cette offre de lui montrer ses jambes.
"Montrer ses jambes", cela s'appelle ainsi. La pudeur anglaise était seule capable de trouver ces euphémismes et de les mettre dans la bouche des prostituées de dix ans.
Donc, Lily montre ses jambes, pauvres petites jambes grêles d'enfant qui grandit et qui a faim; car ce métier ne rapporte guère non plus, ne pouvant être exercé qu'accidentellement; les lieux d'exhibition sont rares, les concurrences nombreuses; puis il y a des chômages, les déveines de tomber sur un détective; les longues attentes du moment opportun, et par dessus tout la terreur du policeman.
Bah! avec cela et la vente des fleurs, on vivote, on mange à peu près tous les jours et l'on peut même, dans les semaines de chance, contribuer, le samedi soir, de sa quote part au pudding familial du Sabbah.
Ainsi fait Lily, et mieux encore; elle entretient sa grand mère, et elle est très fière d'avoir la vieille dame à sa charge, pensez donc; elle n'a que neuf ans et en voici deux qu'elle exerce, "Poor old lady, dit-elle, que ferait-elle sans moi? Qui lui procurerait chaque matin sa petite goutte de gin?
Mon Dieu! elle ne prend pas cher; c'est à la portée de toutes les bourses. Le sacristain de Saint-Luck, aussi bien que le doyen de Saint-Paul, peut se payer cela. Un penny, deux pence, trois pence; cela dépend des figures et des générosités. Je suppose que si elle reconnaissait un membre du parlement, elle hausserait ses prix, six pence pour un lord; du prince de Galles, elle exigerait un shilling.
Elle me proposa l'autre soir d'orner ma boutonnière de violettes qui, depuis huit jours au moins, essuyaient les pluies des gouttières de Grays inn road et les rebuffades des passants. Comme je les repoussais avec énergie, mes regards s'arrêtèrent sur sa petite face pâle, les grands yeux cerclés de noir et le pauvre amas de haillons; et pris de pitié je mis trois pence dans la main maigrelette qui me tendait ces fleurs d'antan.
Aussitôt la prunelle s'alluma et je vis le vice se placer en point d'interrogation au fond de ces phosphorescences: - Suivez-moi dans la petite rue, là-bas, me dit-elle, il n'y a pas de policeman!
Pas de policeman! Il y a comme cela dans le vieux et le nouveau Londres des voûtes, des arches, des allées, des corridors, des coins où il n'y a pas de policeman, et d'ailleurs, quand il y en a, on patiente; on attend qu'il soit passé.
Et, je le répète, à moins d'en poster un à chaque porte de maison, à chaque extrémité d'allée, à chaque passage ouvert, sous chaque arche de pont et à chaque coin de ruelle, les actes du Parlement seront impuissants à empêcher Lily d'essayer de gagner son pain.
Au risque d'effaroucher les pudeurs des frères ignorantins et des vieilles filles de joie, pourquoi ne pas tout dire?
Je me suis mis en observation et j'ai vu le gagne-pain de Lily.
J'ai vu surtout sa clientèle: des vieillards avides de neuf, et des jeunes dont les débauches précoces ont mis au flanc des passions de vieillard! des clercs, des marchands, des oisifs, des marguilliers; d'honnêtes Anglais enfin,qui, semblables à l'immonde prisonnier dont parlait Vallès, n'ont dans le regard ni le pli des lèvres, rien qui prédise le libertinage infâme.
Et cependant, émoustillés par ce vice en herbe, ils s'arrêtaient.
La petite marchande de fleurs, accroupie dans un coin sur un escalier ou sur une chaussée humide, pose à ses côtés sa corbeille.
Et tandis qu'elle regarde attentivement à droite et à gauche, si la morale en tunique numérotée au collet ne surgit pas au delà de la pénombre, très prestement et très habilement elle soulève des deux mains les haillons de ses jupes, mouvement d'autant plus facile que jamais chemise de la gêne, et étale pendant deux secondes ses jambes jusqu'au dessus  des hanches.
Et c'est là tout. Les amateurs sont satisfaits. Ils regardent, payent et s'en vont, comme aux baraques de la foire.
On peut même ne pas payer du tout, l'enfant exploitant elle-même son affaire et n'ayant pas de Barnum.
Et si l'on songe que dans Londres il y a des milliers de Lilys qui n'ont d'autre gagne-pain que celui de montrer leurs jambes, on peut se faire une idée exacte de la moralité de l'évangélique Albion*.

                                                                                                                                   Hector France.

La Vie populaire, dimanche 18 novembre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* John Bull:

John Bull, symbole de l'Angleterre,
caricature.

* Enfants anglais pauvres:




lundi 28 octobre 2019

Pommes de terre frites.

Pommes de terre frites.

À Paris où  le climat,  comme beaucoup d'autres choses est devenu fantaisiste, ce qui affirme réellement le retour de l'hiver, ce n'est pas la glace, ni la neige, ni les fourrures, ni même le premier bal, car souvent ce premier bal jaillit comme un lys à propos de rien, et avant que le couturier ait eu le temps de machiner ses robes triomphales. Le vrai signe de l'hiver, c'est la poêle du marchand de marrons sur son brasier rouge*, devant les boutiques des cabarets, vous envoyant au passage, dans l'air que glace la bise, sa bonne odeur de châtaignes grillées. Mais mille fois plus décisif encore est le chant des pommes de terre frites qui, dans une mer de graisse bouillante, crépitent et frémissent, se dorant peu à peu dans la fournaise, et nous rendent, sur leur robe éblouissante comme celle de Peau-d'Ane, toutes les ardeurs et toutes les fauves splendeurs du soleil envolé.
Rien n'est plus joli qu'une pomme de terre frite, colorée comme l'ambre et comme la topaze, mais vivante, appétissante, saupoudrée de bon sel, comme une fleur est poudrée de givre, et surtout rien n'est plus blond sur la terre! Les Grecs, qui comparaient la majesté de la déesse Hèra à celle d'une oie grasse, n'ont eu que le tort de ne pas connaitre le précieux légume, sans quoi ils n'auraient pas hésité à nous montrer Cypris, mère des sourires, blonde comme des pommes de terre frites!
Avant qu'un architecte criminel ait rendu le Pont-Neuf régulier et sinistre comme une tragédie classique, ce pont était un admirable reste du vieux Paris*. Au lieu des trottoirs plats et bêtes qui ont l'air d'avoir été coupés dans une étoffe au mètre, il y avait des trottoirs pavés, irréguliers. Sur ces trottoirs, des vieux bizarres et des sorcières de Macbeth, mais gaies, tondaient les chiens* et coupaient les chats, tandis que sur leurs sellettes, des cireurs dont la race a disparu, au milieu d'une foule turbulente, rendaient les bottes des passants plus brillantes que des miroirs*. Les hémicycles, qui aujourd'hui ne servent qu'à encadrer des bancs où personne ne s'assied, si ce n'est l'ouragan et la tempête, étaient des boutiques ouvertes, où on vendait des bretelles, des chaussons de lisière, du nougat rouge, des choses diverses, mais parmi lesquelles surtout flamboyant la boutique de la friteuse*.
Les pommes de terre frites, les beignets, vous jetaient leurs parfums aux narines, et l'écolier, l'enfant, la fillette, se régalaient en passant, avec une indicible joie! Car la pomme de terre frite, si luxueuse, à la fois un gâteau, un plat chaud, un entremets, est le trésor du pauvre; elle est sacrée, comme tout ce qui ne coûte qu'un sou.
C'est chez cette friteuse-là que Grassot enfant se créait un capital, car s'étant procuré, par ses intrigues, un vieux bouton en cuivre qu'il martelait et retouchait jusqu'à ce qu'il lui eût donné l'apparence d'une pièce de six liards, il achetait pour un sou de pommes de terre frites, et il se faisait rendre deux liards. Mais, souvenir infiniment plus poétique, c'est là aussi qu'apparaît pour la première fois dans l'histoire, Marie Duplessis*, celle qui devait être la dame aux Camélias, Roqueplan, dans son beau livre de Parisine, raconte merveilleusement cette historiette. Il vit la fille d'Eve, encore enfant et alors maigre comme un manche à balai, délicate, dit-il, et malpropre comme un colimaçon mal tenu, qui mordait dans une pomme verte. Elle y mordait, mais sans volupté, car l'objet de ses vœux, ce n'était pas ce fruit du paradis, c'était les pommes de terre qui achevaient de frire dans la graisse tumultueuse. Elles les regardait, de ses beaux yeux impérieux et avides, mais comme un pauvre regarde les Louis d'or à l'étalage du changeur; en effet, entre elle et cet idéal, il y avait un abîme, et elle n'avait aucun moyen de se procurer la croquante friandise. Roqueplan, qui avait le regard si rapide, lut tout cela dans ses prunelles, acheta un gros cornet de pommes de terre frites et le mit dans la main de la petite qui, sans murmurer un remerciement, rayonnante et la tignasse emmêlée, s'en alla avec une joie farouche. Donc c'est à l'auteur de Parisine qu'on a dû cette svelte courtisane, plus pareille à une grande dame qu'une goutte d'eau à une autre goutte d'eau, car, de ce moment-là, avec la nette intuition de la Parisienne, elle avait compris qu'une fille peut avoir pour ses beaux yeux tout ce qui a la couleur de l'or. Au temps de sa gloire, Marie Duplessis n'avait jamais faim; ce n'est pas parce qu'elle était phtisique, c'est parce qu'elle se désespérait de jamais pouvoir retrouver les bienheureuses et pénétrantes jouissances que lui avait données ce festin tombé du ciel.
Les friteuses de la rue n'ont plus la tournure d'autrefois. Cependant, rue de l'Eperon*, dans une espèce de placard peint en brun Van-Dick, et creusé à côté de la boutique d'un boucher, on en trouve encore une qui appartient à la grande école. Sa tenue est irréprochable. Une robe en Orléans gris, un fichu, un tablier blanc et des manches blanches comme la neige. Ses traits sont nobles comme ceux d'une matrone romaine. Avec de mates pâleurs d'ivoire, comme le visage d'une Yolande dans les cires de Cros, elle est coiffée d'un bonnet tuyauté, surmonté d'un mouchoir blanc attaché sous le menton, et sous lequel brillent, avec une nette propreté engageante, des bandeaux lissés, comme les portaient Taglioni et Fanny Elisler.
C'est avec des gestes de prêtresse que, l'écumoire à la main, elle égoutte les pommes de terre puisées dans la graisse bouillante sur le rouge feu de coke. A l'heure du déjeuner, dans ce quartier de marchands de papiers, de fondeurs, de brocheurs, de stéréotypées, les ouvriers, les apprentis, les ouvrières, assiègent la petite boutique, les uns apportant leur assiette, les autres se contentant du cornet de papier qui, après le repas, leur fournit la lecture, et cette part de poésie sans laquelle aucune créature ne peut vivre.
Ce n'est pas figurativement, mais au pied de la lettre que j'ai pu nommer la pomme de terre frite un beignet. La pomme de terre soufflée, croustillante à l'extérieur, creuse au dedans, qui a fait la fortune de plusieurs cafés, a été trouvée par hasard, comme la plupart des grandes inventions. Il y avait, dans un restaurant célèbre, un riche habitué, un comte maniaque, ayant le droit de l'être pour ses millions, qui venait à heure fixe, mais voulait être servi immédiatement, sans attendre même une demi-minute. Il entrait dans la salle à midi précis, et il fallait qu'à midi on eût placé devant lui son filet entouré de pommes frites. Un jour, midi sonne,  et le comte n'entre pas. Que faire? Voilà le restaurant sens dessus dessous. Le patron envoie prévenir l'entremétier, qui retire les pommes de terre du feu, les égoutte et attend, prêt à remettre la poêle sur le fourneau, dès qu'il sera averti par les garçons postés en sentinelle, ce qui fut fait. Mais, ô miracle! soumises à une seconde cuisson, les pommes de terres se gonflèrent, prirent cet aspect de soufflés qui est leur séduction suprême: la pomme de terre frite-beignet était trouvée!
Le repas le plus étonnant qui certainement ait eu lieu à Paris, m'a été raconté par Jules Janin, qui était un des huit convives; les autres étaient des grandes seigneurs et de grands artistes.
A l'ancien café Riche*, où il y avait un friturier de premier ordre, fut donné ce repas exclusivement, uniquement, littéralement composé de pommes de terre frites. Elles étaient servies en petite quantité, brûlantes, sur un plat d'argent, si croquantes qu'elles semblaient sèches comme des morceaux de bois; mais elles furent, sous la dent, tendres, délicates et savoureuses. Sans autre chose, accompagnées de rien du tout, dormant à elles seules l'héroïque menu, pendant trois heures, les pommes de terre frites parurent et disparurent, les plats succédaient aux plats, tandis que coulaient, savamment dégustés, les vins les plus illustres: Haut-Barsac, Clos-Vougeot, Romanée-Conti, Madère sec, Sicile blanc, Muscat de Gemenos, Siltery blanc, Bourgogne mousseux, Lafitte, Château- Margeaux. Au moment où on eût mangé les potages, (mais il n'y avait que des pommes de terre frites), le Madère sec, le Loka, le vin d'Agrigente; au moment où on eût mangé les huîtres et les poissons cuits à l'eau de Seltz, le vin de la Ciotat et le Frontignan blanc; au milieu du premier service, le Sillery blanc, la Tisane à la glace, le Bourgogne mousseux, le vin des coteaux de Saumur, le Langon; vers la fin du premier service, le Lafitte, le Saint-Emilion, le Haut-Barsac; et enfin avec les rôtis, à l'entremets, à l'heure du fromage et des salades, et pour le dessert (tous plus que jamais représentés par les sèches et croquantes pomme de terre frites), le Clos-Vougeot, le Romanée, le Nuits, le Volnay, le Roussillon, le vieux Porto, le Morachet, la Blanquette de Limoux, le Val-de-Penas, le vin de Paille, le vin cuit de Provence, le muscat rouge de Toulon, les vins de Schiras, de Chypre, de Santorin, de Ténédos, de Chio, le Canaries, le Constance, et toujours, se succédaient, les petits plats de pommes de terre frites, et à ce festin mémorable personne ne fit des tirades, chacun se contenta de dire un mot à son tour, nul convive ne raconta ses bonnes fortunes et ne dit du mal des femmes, et tout le monde eut vraiment de l'esprit, comme il convient dans une fête donnée en l'honneur des pommes de terre frites!

                                                                                                           Théodore de Banville.

La Vie populaire, dimanche 18 novembre 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Marchand de marrons:

Marchand de marrons.

* Pont Neuf:


Jusqu'en 1854, le Pont-Neuf disposait de boutiques en pierre, dans ses encorbellements.

Boutique du Pont-Neuf.


Le Pont-Neuf, vers 1900.

* Tondeur de chien:

Tondeur de chien, vers 1905.

* Cireurs :

Cireur de chaussure, vers 1900.

* Friteuse:

Marchande de frites.

* Marie Duplessis:

Marie Duplessis par Camille Roqueplan.
Marie Duplessis, la dame aux camélias, tapissait le rebord de sa loge, au théâtre, de camélias blancs, sauf quelques jours du mois où elle disposait des camélias rouges, indiquant ainsi à ses admirateurs qu'elle était dans son cycle menstruel et en conséquence indisponible.

* Rue de l’Éperon:

La rue de l’Éperon au coin de la rue Suger, 1892.

* Café Riche:



dimanche 27 octobre 2019

Les écrevisses.

Les écrevisses.

Madame veuve de Lamartiniere habitait, au village de Libos, une maisonnette où elle vivait très retirée. C'était, disait-on partout, une sainte femme qui portait dans son cœur comme sur ses vêtements le deuil de son mari, et n'avait d'autres occupations que le salut de son âme et l'exercice de la charité.
Elle n'avait pour la servir qu'une fille des champs. Elle l'avait prise chez ses parents et l'avait dressée. Marie, c'était son nom, touchait à ses dix-sept ans. Elle était robuste comme un gendarme et timide comme une gazelle. Jamais sa maîtresse n'avait eu le moindre reproche à lui adresser; l'honnête paysanne ignorait l'art de faire danser l'anse du panier et ne s'attardait jamais après la messe du dimanche à écouter les propos galants des gars du village. C'était, en un mot, une domestique modèle.
Or, un beau jour, madame de Lamartiniere reçu la visite d'une amie qui portait contre Marie de graves accusations. La servante, dit-elle, avait un amant, le meunier Pierre, dont elle acceptait les rendez-vous; ils avaient été l'avant-veille, surpris ensemble, au clair de la lune, dans le bois voisin, occupés à toute autre chose qu'à cueillir des noisettes.
D'abord, la veuve refusa d'ajouter foi à des propos que, seule, pensait-elle, la malveillance avait dictés. Elle savait que Libos ne manquait pas de commères toujours disposées à médire de leur prochain. Elle se récria et défendit la réputation de sa bonne. Mais l'amie insista tellement et entra dans tant de détails que, cédant au doute, elle résolut d'interroger l'accusée.
- Marie, lui dit-elle après le départ de sa visiteuse, il court sur vous des bruits auxquels je n'ajoute pas foi, mais dont je dois vous faire part. On prétend que vous vous rencontrez à la brune avec Pierre.
- Oh! madame...
- Et que vous êtes sa maîtresse.
- C'est faux.
- Je vous crois, mais cela ne suffit pas; il faut absolument faire cesser les cancans qui circulent sur votre compte. Je me charge de vous défendre, mais je veux auparavant que. vous me fournissiez la preuve de votre innocence. J'ai un moyen sûr de connaître la vérité. Demain matin, vous irez chez Baptiste, le pêcheur, et vous lui achèterez des écrevisses que vous mettrez cuire dans de l'eau bouillante. Si elles restent grises, c'est que vous serez une honnête fille; si, au contraire, elles rougissent, c'est que vous serez coupable.

*****

Le lendemain, ainsi que sa maîtresse le lui avait ordonné, Marie acheta des écrevisses. Elle les étala sur une table, pendit à la crémaillère une marmite pleine d'eau et souffla le feu. Bientôt la vapeur se dégagea et le bouillonnement de l'ébullition se produisit. La servante prit une écrevisse, la jeta dans la marmite, et, le cou tendu, regarda. La bête devint rouge. Une seconde expérience eut le même résultat. Atterrée, Marie saisit une poignée de crustacés et les plongea dans l'eau.- Tous rougirent.
À ce moment, madame de Lamartiniere entra dans la cuisine.
- Eh bien, fit-elle?
- Eh bien, madame, répondit la domestique, c'est vrai... mais je vous le promets, je ne recommencerai pas.
Elle se tenait debout près de la cheminée, les yeux baissés, les bras pendants.
La veuve s'approcha et jeta un coup d'œil dans la marmite. Puis, tout occupée de la décision qu'elle devait prendre, sans songer à ce qu'elle faisait, elle allongea la main vers les quelques écrevisses qui restaient sur la table et les plongea dans l'eau.
Marie regarda du coin de l'œil, puis tout à coup:
- Madame, s'écria-t-elle, madame, s'écria-t-elle, les vôtres aussi ont .rougi.
Madame de Lamartiniere fit un haut le corps; Marie avait redressé la tête et fixait sur elle un regard victorieux.
La veuve pâlit légèrement et murmura:
- Eh bien, oui, moi aussi. N'en dites rien à personne. Je vous garde.

                                                                                                           Gaston Bonnefont.
                                                                                                              29 août 1883.

La Vie populaire, dimanche 30 septembre 1883.