Le nouveau décoré.
Il l'est de ce matin, à l'Officiel, dans une fournée d'un ministre quelconque. Il attendait cette distinction depuis longtemps. Il ne comptait plus les démarches et les visites. Voici quinze jours qu'il ne vivait plus. Enfin, un beau soir, il reçoit un petit mot du chef de cabinet: c'est fait, c'est pour demain...
Quelle nuit, grand Dieu! quelles perplexités! quelles angoisses! Une nuit blanche. Ce matin, il s'est levé à six heures, et sans prendre le temps de se brosser, même de se laver, il court à l'Officiel. Le journal vient de sortir, encore tout humide des baisers de la presse. Il l'ouvre fiévreusement. Son nom y est, son nom et ses prénoms, suivi de la mention ordinaire: " services exceptionnels."Il paie le numéro au portier de l'hôtel où s'imprime le bienheureux fascicule.
Un numéro, ce n'est pas assez, ça peut se perdre et comment le retrouver? Il en achète cinq, dix, vingt. Le portier le bénit. Voilà l'élu en route. Où va-t-il?
Au Palais-Royal. C'est là que sont les marchands de rubans. Combien de fois s'est-il arrêté devant leurs vitrines avec un regard de convoitise platonique! Il entre. " Des rubans de la légion d'honneur?" dit-il avec autorité. Car ce n'est pas lui qui achètera des rubans jaunes ou verts, de ces rubans exotiques qu'on se procure dans les agences. On lui exhibe de jolies petites boîtes avec des rubans de toutes formes rangés avec une adorable symétrie. Il en choisit dans toutes les boîtes, des nœuds, des barrettes, des pointus, des échancrés, des unis, des rayés, des moirés, des grands, des petits, des moyens, avec boutons, avec ressorts, et du ruban au mètre pour nouer soi-même autour de la boutonnière: un mètre, deux mètres.
Ému, rougissant, timide, il essaie le premier ruban. Le marchand l'aide avec complaisance et scepticisme. Puis il lui montre des croix, à tous prix, en or, en vermeil, avec roses et brillants. Il n'ose pas. Déjà? C'est bien tôt. Cependant il se risque, il achète une petite croix, toute petite. Il ne la mettra jamais, sauf le jour où il pourra porter une brochette. Qui sait? Il rentre chez lui. Son domestique lui ôte son paletot: " Oui, Auguste, je suis décoré, dit-il. Voilà un louis pour vous." Auguste est enchanté.
Dans une heure, Auguste dira dans tous le quartier: " Monsieur est décoré. Qu'est-ce qu'il a bien pu faire pour cela?" Le décoré se promène dans son salon. Il attend les complimenteurs. Une idée lui vient. Il ôte son ruban, pour avoir l'air indifférent, détaché, déjà blasé. Les visiteurs arrivent. On s'embrasse: " Cette distinction vous était due!- Je n'ai rien fait pour l'obtenir. - Nous en sommes persuadés." Un ami déjà décoré se présente et ôte son ruban pour le donner à son ami. Nouvelles embrassades. Le décoré s'habille et met une redingote noire.
On le voit partout, dans cette même journée, sur le boulevard, au restaurant, au cercle. Félicitations, embrassades. De temps en temps, il louche pour voir son ruban: il le tâte pour s'assurer qu'il tient bien.
Chaque fois qu'il passe devant une glace, il se regarde, se mire, s'admire. Bonheur parfait, complet. La mort même ne l'effraierait pas, car on mettra sa croix sur le drap mortuaire, et il aura huit soldats autour de son corbillard.
Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie illustrée, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick.
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