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lundi 26 septembre 2016

Rue des Marmousets. Part II

Rue des Marmousets.
                    Part II


Le long des murs de la cathédrale et sur l'emplacement même occupé aujourd'hui par la rue du Cloître, s'élevaient jadis de grands bâtiments qu'on appelait le cloître Notre-Dame et qui servait à loger les chanoines. L'espace étroit compris entre l'église et le cloître avait été envahi par une foule d'échoppes en bois, en terre, en maçonnerie grossière, où moyennant quelque sous parisis de redevance annuelle demeurait un grand nombre de pauvres familles. D'ordinaire ces baraques étaient habitées par de bas employés de l'église, des aides-sonneurs, des porteurs de torches ou de chaises, ou bien encore des enlumineurs d'images de piété, des fabricants de chapelets, rosaires et saintes médailles, toutes industries enfin relevant plus ou moins canoniquement du culte, et sinon protégées, du moins tolérées par monseigneur l'évêque et messire le curé de Notre-Dame; aussi quand un membre du clergé, de quelque ordre qu'il fût, longeait la petite ruelle du cloître, il était sûr de n'y recueillir que des témoignages de respect et d'affectueuse obédience, et si quelque jeune gars, ouvrier sans vergogne, se permettait d'entonner un noël par trop profane, la seule vue de la cape cléricale suffisait pour faire rentrer dans la gorge de l'imprudent le chant qui accusait une inspiration de messire Satanas. Ce qui n'empêchait point, une fois le respectable personnage passé, de reprendre les poésies mal avisées, car en historien véridique, nous devons constater que, sur toute la ligne des échoppes que le voisinage du temple aurait dû sanctifier, il se chantait moins d'hymnes et de cantiques pieux que de vers mal sonnant aux morales et chrétiennes oreilles.
Or, il se trouva un jour où la douleur et les larmes qui avaient jusque là passé sur la ruelle du Cloître sans y laisser de traces, s'y abattirent tout d'un coup; la maladie traînant après elle la mort, son odieuse fille, vint frapper à la porte de l'une des plus pauvres boutiques, celle d'un graveur de médaille, un brave et honnête ouvrier qui vivait heureux avec sa femme et son Éveline, un joli petit ange aux yeux bleus  et à la chevelure blonde, que Dieu lui avait donnée depuis cinq années pour doubler son trésor de bonheur et d'amour.
En vain un physicien habile s'empressa sur la recommandation de l'évêque, qui aimait Christian ( c'est le nom du jeune graveur), de donner au malade des soins que son talent en grande renommée rendait inestimables; en vain sa pauvre femme, pour acquérir un moyen de guérison ou de simple soulagement, ne recula devant aucun sacrifice, devant le dénuement le plus complet; en vain après l'épuisement de toutes les ressources terrestres elle fatigua le ciel de ses incessantes supplications, l'ange de la mort vint toucher du bout de son aile le pauvre Christian sous les yeux de sa jeune épouse, qui priait à genoux, près du lit du moribond, afin que Dieu le prit en pitié et soulageât ses souffrances extrêmes; quand elle se releva, sa prière était exaucée... Christian avait cessé de souffrir.
Ce fut une nuit de misère profonde et d'affreux désespoir, et nul ne sait, s'il ne l'a éprouvé, combien est lourde la main de Dieu quand elle apporte la mort, ce que renferme de malheur sublime, d'angoisses déchirantes, d'élans surhumains, de folie sans nom, les heures passées près des restes insensibles, glacés, d'un objet qui a eu tout notre amour.
Et comme sur la terre toute douleur ainsi que toute joie a son contraste, tandis que la pauvre veuve cherchait en insensée à réchauffer dans ses bras et sous ses baisers le cadavre de Christian, à deux pas d'elle, sa petite Éveline, bercée par de doux songes, dormait, calme et souriante, dans son berceau.
Le matin venu, un rayon de soleil perdu dans la ruelle traversa l'étroite lucarne qui était censée éclairer l'échoppe, et vint se jouer sur le lit de l'enfant, qu'il éveilla.
A peine sortie de son sommeil, l'orpheline, comme continuant ses aimables rêves, se prit à appeler son père par les noms les plus doux restés dans la mémoire de son cœur; mais à cet appel auquel nulle voix désormais ne devait plus répondre, la pauvre mère égarée, l’œil en feu, s'arracha de la couche du mort et se précipita sur sa fille, qu'elle pressait à l'étouffer sur son cœur, en lui criant d'une voix éteinte dans les sanglots: " Tais-toi, enfant, ne dis jamais cela, entends-tu, n'appelle plus jamais ton père!"
Il est dans les grandes et superbes douleurs des accents d'une puissance à laquelle la brute même ne saurait résister, des cris si éloquents que le cœur de l'enfance les comprend et y obéit. Un secret instinct éveillé à la vue de cette douleur désespérée avertit l'enfant qu'à cette ardente supplication elle ne devait point répondre: elle cacha sa blonde tête dans le sein de sa mère, sans plus oser prononcer une parole; seulement à chaque larme de la veuve qui venait lui brûler le front, elle répondait par de tendres étreintes et de doux baisers.
Peu après des voisines secourables pénétrèrent dans cet asile de la douleur; une parente emmena l'enfant pour la soustraire au lugubre spectacle qu'offrait cette maison désolée, et on essaya d'emmener sa mère avec elle. Mais la pauvre veuve ne voulut jamais consentir à se séparer de restes encore tant aimés, à qui des mains étrangères ne devaient point rendre les tristes mais pieux et saints devoirs, et quand elle donna avec larmes et sanglots à son Éveline le baiser d'adieu , elle tira de son sein une petite médaille d'argent, à l'effigie de la Vierge; cette médaille avait été bénie de l'évêque et donnée par Christian le jour de leur union, et elle la passa au cou de sa fille, en la recommandant à la mère des orphelins et de ceux qui souffrent et pleurent ici bas.

Journal des Demoiselles, mars 1843.

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