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dimanche 25 septembre 2016

Le sucre.

Le sucre.


L'Amérique ne nous a point donné la canne et le sucre, quoique beaucoup de livres le disent; l'une et l'autre nous viennent de l'Orient et étaient depuis longtemps connus en Europe quand Christophe Colomb découvrit le nouveau monde. Voici les curieuses recherches de Legrand d'Aussy, sur ce sujet.
Théophraste chez les Grecs, Pline, Séneque, Dioscoride et Lucain chez les latins, ne désignent le sucre que sous le nom de miel des roseaux; mais de leur temps on ne le connaissait que comme sirop; le secret de le blanchir, de l'épurer, de le durcir par la cuisson, n'avait point encore été trouvé.
A la vérité, Pline et Dioscoride parlent de sucre blanc, sec et cassant, de la grosseur d'une aveline, qu'on trouve dans la canne; mais il est probable que les deux naturalistes ont été induits en erreur, et que la substance dont il font mention est celle du roseau nommé bambou, lequel porte, lorsqu'il est jeune, une moelle sirupeuse, et donne une sorte de sucre qu'on trouve consolidé autour des nœuds de la tige. mais quand même ces auteurs ne se seraient pas trompés, la substance qu'ils signalent ne serait pas encore le sucre véritable: cette neige solide qui répand sur tous les nerfs du goût, le baume exquis et salutaire du nectar.
On prétend que l'art de cristalliser le sucre est en usage depuis près de dix siècles chez les Arabes; il paraît de beaucoup postérieur en Europe, quoiqu'on ne puisse pas assigner une l'époque précise où il y fut introduit. Selon Pancirolle, c'était une pratique commune en Occident vers l'an 1471, et l'honneur de son importation serait dû à un Vénitien, qu'elle enrichit. 
Mais quant à la France, il est facile de prouver qu'elle avait du sucre raffiné plus d'un siècle et demi avant la découverte attribuée au Vénitien. Un compte de l'an 1353, pour la maison d'Humbert, Dauphin du Viennois, parle de sucre blanc. Il est aussi question de cette substance dans une ordonnance du roi Jean, en 1353, où on lui donne le nom de cafetin. Eustache Deschamps, poëte, mort vers l'an 1420, dénombrant les différentes espèces de dépenses qu'une femme occasionne dans un ménage, compte celui du sucre blanc pour les tartelettes.
Le sucre était cependant rare et fort cher, s'il faut en croire la tradition. Saint-Dambray, étant au lit de la mort, voulant soulager sa conscience, laquelle apparemment lui reprochait quelque gain illégitime, donna à l'Hôtel-Dieu à Paris, comme un don de grande valeur, trois pains de sucre entiers. Pendant longtemps, le haut prix de cette marchandise la laissa comme l'eau de vie au rang des remèdes; les apothicaires la vendaient seuls, et de là vient ce proverbe, qui n'est point tout à fait oublié, d'apothicaire sans sucre, pour désigner un homme manquant de ce qui lui est le plus nécessaire. Dans le testament de Pathelin, l'apothicaire conseille au malade, entre autres remèdes, d'user de sucre fin:

User nous fault de sucre fin,
Pour faire en aller tout ce flume.

Ce sucre fin ou raffiné vint d'abord de l'Orient par la voie d'Alexandrie; il était rapporté en grandes quantités par les Italiens, qui faisaient presque seuls le commerce de la Méditerranée; peut-être même ceux-ci en fabriquaient-ils chez eux, car il paraît certain que les Siciliens avaient transportés dans leur île les cannes à sucre dès le douzième siècle. Lorsqu'au commencement du quinzième Henri de Portugal voulut cultiver l'île de Madère, il y fit planter des cannes tirées de la Sicile. De Madère les Portugais les transportèrent au Brésil. L'Espagne introduisit aussi, à l'exemple du royaume son rival, la culture de la canne dans les royaumes d'Andalousie, de Grenade, de Valence, dans les Canaries et l'Amérique du Sud. Dès 1545, Ovando, gouverneur de Saint-Domingue, fit prendre aux Canaries une certaine quantité de cannes qu'il fit planter dans son île; grâce à la fertilité du climat, elles y prospérèrent tellement, que bientôt leur produit devint une des principales richesses des colons.
On voulu aussi exploiter la canne à sucre en France.
Quinquerant de Beaujeu qui écrivait en 1551, dit que les Provençaux en cultivaient depuis deux ans, et qu'elles avaient très-bien réussi; mais ce n'était là que des essais restreints, et le commerce ne se peut entretenir qu'avec de plus grandes entreprises. A la même époque, Charle Estienne donnait ces détails curieux. " Les sucres les plus estimés sont ceux que nous fournissent l'Espagne, Alexandrie et les îles de Malte, de Chypre, de Rhodes et de Candie. Ils nous arrivent de tous ces pays, moulés en de gros pains. Celui de Malte est le plus dur, mais il n'est pas aussi blanc, quoiqu'il ait du brillant et de la transparence. Au reste, le sucre n'est que le jus d'un roseau, qu'on exprime au moyen d'une presse ou d'un moulin; qu'on blanchit ensuite, en le faisant cuire trois ou quatre fois, et qu'on jette enfin dans les moules où il se durcit." On voit qu'au seizième siècle les procédés pour raffiner le sucre étaient à peu près les mêmes que ceux dont on se sert aujourd'hui.
Au dix-septième siècle, la France consommait principalement le sucre de Madère et des Canaries. Il en arrivait aussi beaucoup par la voie des Hollandais. Celui-ci était nommé sucre de palme, parce que les pains étaient enveloppés dans des feuilles de palmier. Les Anglais, ayant beaucoup étendu cette culture aux Antilles, s'emparèrent bientôt de ce commerce, et vers 1660, ils fournissaient seuls tout le nord de la France.
Les avantages qu'offrait la vente de cette denrée, dont la consommation augmentait tous les jours, avaient enfin éveillé l'industrie de nos colonies d'Amérique; elles en formèrent un objet de spéculation, et voulurent aussi cultiver des cannes, ainsi qu'avaient fait les Espagnols et les Portugais. mais ces cannes, elles n'eurent point la peine de les tirer des contrées étrangères; le sol de Saint-Christophe, de la Martinique, de la Guadeloupe, en produisait naturellement. Labat assure ce fait dans son voyage aux Antilles, et défie de prouver qu'elles y ont été apportées du dehors, quoiqu'il convienne que les étrangers ont appris à nos colons l'art de fabriquer le sucre.

                                                                                                           L. de Mas Latrie.

Journal des Demoiselles, mars 1843.

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