Voyage à l'île d'Oléron.
Pendant que mes amis et moi nous visitions les côtes océaniques de la Saintonge, il me revint en mémoire cette lettre dans laquelle le cardinal Mazarin engagea ses nièces à visiter l'île d'Oléron "comme le lieu le plus agréable à habiter, surtout pour le plaisir de la chasse et de la pêche." Alors, sur la foi du cardinal, nous quittâmes le continent.
Les vents étaient favorables, notre embarcation, quoique légère, n'était que bercée bien doucement, et nous glissions sur la mer à voiles déployées, cinglant vers l'île enchantée, objet de nos désirs curieux; en moins de trois quarts d'heure nous étions sous l'imposante citadelle, et nous débarquions à l'extrémité de l'île, dans la partie nommée le château.
Pendant la distance qu'il nous fallut parcourir pour nous rendre du port au bourg du château, les rayons d'un soleil brûlant tombaient lourdement sur nos têtes; vainement nous cherchions ces forêts nécessaires pour prendre le plaisir de la chasse dont parlait Mazarin; autour du bourg il n'y qu'une allée qui sert de promenade, et nous n'apercevions que des champs, quelques villages, des tas de sel, enfin un paysage nu, des routes sèches et blanches à fatiguer la vue.
Déception! ce mot est familier au voyageur, il ne s'en attriste plus; aussi, après avoir parcouru l'île en tous sens, pour visiter les curiosités dont on nous avait fait de si pompeux récits, je suis restée convaincue que cette île a tout à fait changé d'aspect depuis le fameux cardinal, à moins qu'il n'ait voulu s'amuser aux dépens de ses brillantes nièces. Voici, mesdemoiselles, tout ce que je sais sur Oléron.
L'île d'Oléron présente à peu près une étendue de 14 lieues de circuit. On lui donne plusieurs étymologies. Selon les uns Oléron vient d'Ularius, nom sous lequel cette île est désignée par Pline (1); selon les autres, Sidoine Apollinaire nomme cette portion de terre Olario, à cause des herbes odoriférantes, potagères et médicinales qui se trouvent sur les bords. mais n'en déplaise aux partisans d'Apollinaire, je ne crois pas que ces plantes soient plus abondantes que sur les côtes continentales qui se prolongent depuis la Rochelle jusqu'à l'entrée de la Gironde.
Selon ceux-ci, Oléron fut primitivement un lieu d'exil où l'on envoyait les criminels désignés sous le nom de Lerrons ou Larrons, ce qui l'aurait fait appeler l'île des Larrons, et par corruption l'île d'Oléron. Quoi qu'il en soit, dans le château fort sont renfermés les soldats condamnés au boulet: on les emploie à l'entretien des fortifications et à d'autres rudes travaux.
Oléron est séparée du continent par un bras de mer nommé le pertuis de Maumusson; ce passage est fort redouté des marins, car ils ont à se garer d'un rocher qui le parcourt obliquement (2), ainsi que des sables mouvants qui s'y amoncellent et présentent un nouveau danger, surtout quand souffle le vent d'ouest. On a vu dans ce détroit des lames de sable, d'un mètre d'épaisseur, se lancer sur les navires et les engloutir. Il s'y forme aussi des tournoiements d'eau, et les marins disent qu'il y a là un gouffre profond; mais ces tournoiements viennent sans doute de la violence des courants qui, dans le pertuis de Maumusson, se rencontrent avec ceux du pertuis d'Antioche, et par leur choc font mugir les flots que l'on entend à une énorme distance.
Le bras de mer nommé le pertuis d'Antioche sépare l'île d'Oléron de sa sœur aînée l'île de Ré; je dis sa sœur aînée, parce que celle-ci paraît avoir été connue la première, attendu que les plus anciens géographes en font mention. La vieille tour de Charisson est remplacée par un nouveau phare qui avertit les vaisseaux du périlleux voisinage des rochers d'Antioche et de ceux de la côte d'Oléron.
Au cinquième siècle, cette île avait une légion romaine qui la défendait des fréquentes attaques des Saxons.
En 1047, Geoffroy Martel, duc d'Anjou, et sa femme, Agnès de Bourgogne, possesseurs de cette île, léguèrent à l'abbaye de Notre-Dame de Saintes, qu'ils avaient fondée, la dixième partie des peaux de cerfs et de brebis qui seraient prises à Oléron. Ces peaux étaient destinées à couvrir les missels des religieuses; de plus, l'abbesse de ce même monastère fut autorisée à envoyer ses veneurs dans l'île d'Oléron, dont les forêts servaient de retraite aux bêtes fauves, "et d'y faire prendre vifs: un cerf, une biche, un sanglier et sa laie, un chevreuil et sa femelle, deux daims et deux lièvres pour recréer la frivolité des nonnes."
Dans le onzième siècle, les seigneurs suzerains de l'île accordèrent à sa population le privilège de posséder des terres en propriété, celui de tester, de disposer de leurs biens et celui de construire des marais salants.
Éléonore de Guyenne, qui, répudiée par le roi de France, Louis le jeune, épousa Henri II, roi d'Angleterre, lui apportant en dot son duché d'Aquitaine, a laissé à Oléron des actes mémorables de sa souveraineté. Non contente de confirmer les privilèges accordés par ses prédécesseurs aux habitants de l'île, elle les fit jouir de nouveaux avantages. Jusque là, aucune veuve ne pouvait se remarier, aucune fille ne pouvait faire choix d'un époux sans le consentement du seigneur. Celui-ci ayant le bail et la garde des veuves et des orphelins, pouvait, en mainte occasion, s'emparer de leurs biens, selon son bon plaisir. Cet abus de pouvoir fut réformé, et les habitants d'Oléron purent garder la tutelle de leurs enfants mineurs, les marier sans le consentement du seigneur, comme vendre et exporter le sel, ainsi que les autres denrées du pays. Enfin, ce fut cette même Éléonore qui fit rédiger dans l'ancien château, ces fameux rôles d'Oléron, ou règlements maritimes, qui servirent de base en France à toutes les ordonnances de ce genre, et sont un immortel témoignage du génie et de l'humanité de cette femme, deux fois reine!
Malgré tous les efforts d’Éléonore, elle n'avait pu abolir sur les côtes de l'Océan le vieux droit d'aubaine, usage barbare auxquels tenaient surtout les habitants d'Oléron. D'après cet usage, lorsqu'un malheureux vaisseau était jeté sur les récifs qui bordent cette île, tout ce qu'on pouvait sauver devenait la propriété soit des habitants, soit des officiers du duc d'Aquitaine. Henri II, roi d'Angleterre, qui aimait les marins et les protégeait, publia en 1174 un règlement où il est dit: " Toutes les fois où un navire périra, soit près de la côte du Poitou, soit près du rivage d'Oléron, si aucun homme n'échappe au naufrage, le seigneur du lieu déposera la cargaison entre les mains de quatre hommes probes du pays, pour être gardée pendant trois mois et être restituée intacte à ceux qui dans ce délai viendraient la réclamer."
Richard Cœur-de-Lion, fils d’Éléonore, donna les preuves de son intérêt pour les cantons maritimes de l'Aunis et fit en leur faveur ce qu'on avait fait pour Oléron. Il dit, dans une charte donnée en 1199: " Quand les Rochelois voudront marier leurs fils ou filles et que leurs femmes veuves voudront contracter une nouvelle union, je ne leur imposerai plus aucune contrainte et ne prendrai plus de force leurs filles ou veuves pour les marier, et si quelqu'un de mes baillis prétend mettre la main sur eux à cet effet, je les autorise à se défendre."
C'est par de pareils actes que les rois d'Angleterre s'attachèrent longtemps les peuples de la Saintonge et de l'Aunis, formant aujourd'hui le département de la Charente inférieure.
L'île d'Oléron passa successivement des rois de France aux rois d'Angleterre et fut définitivement à la France sous Charles V, ce roi, qui mérita le beau titre de Sage, par le choix qu'il sut faire de ses hommes d'armes, par sa manière de gouverner, par ses ordonnances et aussi peut être par cette prudence de se tenir toujours éloigné des champs de bataille, ce qui fit dire à son ennemi, Edouard, roi d'Angleterre, " qu'il n'y eut aucun roi qui s'armât si peu, et qu'il n'y eut aussi aucun roi qui lui donnât tant à faire."
Un siècle après, la France se trouvant désolée par les guerres de religion, l'île d'Oléron fut plusieurs fois prise et reprise; ses églises, anciennement fortifiées pour servir de retraite et défendre sa population contre les attaques des pirates, furent pour la plupart détruites; il ne resta aucun vestige de l'ancienne forteresse. Ce fut en 1630, par les ordres de Richelieu, que le château fort qui existe aujourd'hui fut construit. Cette île ainsi armée, semble ne s'être séparée du continent que pour l'avertir et le défendre des invasions étrangères.
Oléron compte à peu près 16.000 habitants; ils sont généralement bons marins et vaillants soldats. On trouve dans cette île des cercueils romains et des monnaies à l'effigie des empereurs. Sur le chemin qui conduit du village de Saint-Pierre d'Oléron à celui de Dolus, on voit une pierre haute d'un mètre 70 centimètres; c'est un de ces monuments celtiques que l'on rencontre dans la Saintonge et l'Aunis. On les nomme dolmens, de dol, table, maen, pierre, mais vulgairement pierres levées; c'est en effet une réunion de pierres brutes placées verticalement en terre, et supportant une plus grande pierre, qui, posée à plat, forme une espèce de table, placée de l'ouest à l'est comme pour être frappée par les premiers rayons du soleil. On regarde en général les dolmens comme des autels funéraires que les Celtes dressaient au milieu des bois et dans les endroits les plus écartés. La table en est quelquefois remplie de caractères; l'on y voit souvent un ou plusieurs trous ronds et une espèce de cavité en forme de rigole destinée sans doute à recevoir et à écouler le sang des victimes. On pouvait, en se plaçant sous cette pierre, être arrosé par ces affreuses libations, genre de purification fort en crédit chez les peuples anciens. Des ossements humains trouvés dans les fouilles faites sous quelques dolmens ont fait dire qu'ils étaient seulement des pierres tombales; mais si l'on se rappelle que les sacrifices humains avaient souvent lieu dans les Gaules, il sera naturel de penser qu'après l'effusion du sang, on enterrait là les victimes. Ce qui le prouve, c'est que presque toujours avec des ossements humains on en trouve d'animaux, ainsi que des couteaux de bronze ou d'autres instruments destinés aux sacrifices.
Malgré l'opinion générale, quelques auteurs prétendent que ces pierres levées étaient l'échafaud sur lequel s'exécutait la justice des druides, qui, du haut d'un chêne prononçaient les sentences capitales et écrivaient leurs arrêts sur des os.
La pierre levée que l'on voit près de Saint-Pierre d'Oléron est appelée par les gens du pays: Galoche de Gargantua. Le mot galoche vient de gallica, chaussure en bois que portaient les Celtes. A peu de distance de ce dolmen on en voit un autre auquel sa forme creuse fit donner le nom de Cuiller de Gargantua. Ce personnage de la mythologie celtique est célèbre dans beaucoup de provinces de l'ouest; c'est à lui qu'on attribue ou qu'on rapporte tous les ouvrages gigantesques; aussi l'on entend, dans quelques localités, donner aux pierres druidiques le nom de: Maison de Gargantua ou de Palèt de Gargantua. Quelques personnes pensent que le village de Saint-Pierre doit son nom à ces pierres consacrées, et que les chrétiens ayant à cœur d'effacer tous ces souvenirs du culte des druides, firent bâtir une église qu'ils mirent sous l'invocation de saint Pierre.
Dans le cimetière de ce village, il se trouve un monument du moyen âge que l'on nomme la flèche. Il s'élève en forme d'aiguille jusqu'à une hauteur de 23 mètres; un escalier tournant, placé à l'intérieur, conduit à la plate-forme; c'est de cet endroit que l'on observait les ennemis qui pouvaient arriver par la mer. Ce monument, parfaitement conservé, est de construction anglaise; il daterait du douzième siècle, au temps d’Éléonore ou de son fils Richard Cœur-de-Lion, qui, avant d'être roi d'Angleterre, était duc d'Aquitaine. Quelques personnes pensent que cette flèche svelte et élégante, placée au milieu de ce champ de mort, recouvre le corps d'un personnage célèbre; d'autres disent que c'était la croix d'un autel hozannier, devant lequel, selon la coutume de Saintonge, on disait la messe le jour des rameaux. A ces sortes d'autels et de croix, on suspendait des rameaux bénits.
La fertilité du sol d'Oléron dispense de l'usage des jachères; chaque année ensemencé, il donne d'excellentes récoltes. L'oignon est si beau, si sucré, récolté dans les dunes de Saint-Trojan, que son produit excède annuellement 300.000 francs. Quant aux marais salants, qui font la principale richesse de l'île, vous aurez une idée de leur produit quand vous saurez que dans la seule commune du château, l'impôt rapporte au gouvernement plus de un million et demi par an...
C'est charmant pour le budget et les propriétaires; mais pour le touriste, ami des ombrages, de beaux sites, des curiosités naturelles, et des grandes créations humaines... il pardonnera difficilement à Mazarin le voyage qu'il lui a fait faire à Oléron, et vous, mesdemoiselles, me pardonnerez-vous de vous y avoir fait voyager à mon tour?
Mme Emma Ferrand
(1) Les latins prononçaient Ularious, île des houles.
(2) ce rocher s'appelle la barre de Godesan.
Journal des demoiselles, mars 1844.