Arrivée des bœufs à Paris.
Je n'ai jamais assisté à ces grands arrivages qui approvisionnent Paris sans songer à l'antre du Cyclope au chapitre de Rabelais sur les prodigieux repas de Gargantua. Le Cyclope contemporain, le Gargantua moderne, c'est Paris. L'agriculteur laboure et sème, le jardinier maraîcher cultive sa terre richement fumée, l'horticulteur de Montreuil dirige ses espaliers, le vigneron de Fontainebleau soigne sa vigne, l'Arabe de Blidah cueille ses oranges, le pêcheur de turbots et de saumons jette ses filets, Cancale et Ostende ramassent leurs huîtres, Chambertin, Nuits, Médoc, Aï, mettent leurs raisins dans la cuve, l'éleveur engraisse ses bœufs et le berger mène paître ses moutons, pour que monseigneur Gargantua puisse dîner et bien dîner à son heure.
Voyez ces longues files de charrettes qui, vers minuit, commencent à pénétrer de divers côtés dans la grande cité, c'est une partie du déjeuner et du dîner de Sa Majesté Paris, qui arrive: la marée, qui faillit manquer au dîner que le grand Condé donnait au roi à Chantilly, idée que Vatel, victime du point d'honneur culinaire, ne put supporter sans se percer de son épée, la marée ne manque jamais à Paris.
Les arrivages des viandes se font surtout par Poissy et par Sceaux. Ce sont des troupeaux entiers que l'on conduit, des pâturages où ils ont été engraissés, aux abattoirs parisiens, et Paris, en couronnant tous les ans le bœuf gras*, semble payer la dette de son estomac reconnaissant à tous les pâturages de France. Il y a peu de jours encore, ils régnaient dans leurs verdoyants pacages de la Normandie, de l'Auvergne ou du Nivernais, les grands bœufs qui se présentent aux avant-postes de la grande capitale. Imprévoyants de leur destinée, ils voyaient leurs journées paresseuses s'écouler entre la verdure de la prairie et l'azur du ciel bleu. Plusieurs ont traîné la charrue, et c'est pour eux que M. Pierre Dupont* a composé les couplets qui ont été si souvent chantés à la ville comme dans les campagnes:
J'ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs tachés de roux;
La charrue est en bois d'érable,
L'aiguillon en branche de houx.
C'est par leurs soins qu'on voit la plaine
Verte l'hiver, jaune l'été;
Ils gagnent, dans une semaine,
plus d'argent qu'ils en ont coûté.
S'il me fallait les vendre,
J'aimerai mieux me pendre,
J'aime Jeanne, ma femme, eh bien, j'aimerais mieux
La voir mourir que de voir mourir mes bœufs.
Le jour est venu où il a fallu quitter la prairie natale et les horizons accoutumés, et partir pour une destination inconnue. Les bœufs, entassés dans les stalles d'un train mu par la vapeur, ou cheminant pédestrement, ont traversé de vastes contrées, et, de temps à autre, ils ont salué d'un beuglement étonné ces pays qu'ils n'avaient jamais vus et qu'ils ne reverrons pas.
M. Edmond Castan*, jeune et habile artiste qui a exposé au salon de 1864 deux tableaux remarqués: Une Epave et l'Heure de la soupe, a composé exprès pour la Semaine des Familles le beau dessin que nous plaçons sous les yeux de nos lecteurs, en choisissant l'instant où les troupeaux de bœufs, conduit par des bouviers, arrivent à Paris.
Ils avancent en soulevant des tourbillons de poussière par leur piétinement, et l'on dirait qu'un mouvement de vague inquiétude est venu les saisir si près du terme de leur voyage et de leur vie. Les animaux aussi auraient-ils des impressions qui ressemblent aux pressentiments? Ces bœufs se rappellent-ils les pacages lointains où ils ont vécu, les vertes prairies qui se déroulaient sous leurs regards et les sources accoutumées? Prêtent-ils l'oreille pour entendre ces chants du soir qu'on entend de si loin dans les herbages normands quand la journée a été belle? Ou bien leur sens si exercés les avertissent-ils qu'ils entrent sur un terrain nouveau pour eux? Est-ce l'inconnu seulement qu'ils appréhendent? Toujours est-il qu'il y a un temps d'arrêt dans la marche des bœufs. Les uns ralentissent le pas, les autres se retournent à demi, comme pour voir s'ils sont suivis. On dirait qu'ils s'interrogent et qu'ils se consultent. Il y en a qui semblent sur le point de donner le signal d'une de ces formidables révoltes connues de ceux qui ont étudié les mœurs des espèces bovines. Ils font déjà bande à part; les naseaux au vent et redressant leur tête cornue, ils vont rompre avec le reste du troupeau et cesser de le suivre. Ce sont les tribuns de la bande*.
Le bouvier, comme un politique expérimenté, s'aperçoit de ce mouvement. Penché en avant, il essaye sur les bœufs récalcitrants le magnétisme du geste et du regard. Voyez comme il s'incline, le bras étendu, désignant aux retardataires l'espace qui les sépare du troupeau, et les poussant de la voix et de la main dans la route où ils hésitent à entrer. Son bâton, sceptre rustique, est dans sa main droite, et, à la manière dont il le serre on devine qu'il sait en faire usage. Il excite les chiens, ses fidèles auxiliaires, à courir sur les bœufs récalcitrants. En voilà déjà un qui obéit à l'appel, l'autre attend le signal et commence à interroger le regard de son maître. Hélas! le gouvernement des pasteurs de bœufs ressemble sur plus d'un point au gouvernement des pasteurs de peuples, et ce n'est pas sans raison qu'Homère les confond sous le même nom. On retrouve des deux côtés les chiens et le bâton ou l'aiguillon, et le père de poésie grecque veut que le premier de tous les sceptres ait été une houlette.
Quelques arbres et quelques cheminées de fabriques pointant au milieu des nuages de poussière soulevés par le troupeau servent à marquer le lieu de la scène. Vous avez en face de vous une de ces tristes et mornes banlieues, avenues indigentes qui précèdent le superbe Paris. C'est une nature de territoire mixte et intermédiaire, sorte de milieu entre les centres d'habitations et les espaces inhabités. L'industrie, qui cherche le voisinage des villes, y a jeté quelques-unes de ses usines; mais les populations à qui il faut des marchés et toutes les ressources nécessaires à la vie, s'en tiennent éloignées. A peine si on y aperçoit quelques masures. Tout y sent le délabrement, l'abandon, la négligence, et je ne sais quoi d'indécis et d'hybride assez bien désignée par l'expression de terrain vague: la campagne a déjà depuis quelque temps fini et la ville ne commence pas encore.
René.
La semaine des familles, 13 août 1864.
Nota de Célestin Mira.
* Bœuf gras:
Bœufs gras à Orléans. |
* J'ai deux grands bœufs de Pierre Dupont:
* Edmond Castan:
*Acheminement des bœufs:
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