Le jour de l'an.
Le voilà revenu, ce jour ancien et toujours nouveau, le jour de l'an comme le disent emphatiquement tous ceux à qui il apporte quelque surprise, surprise attendue et qui n'en est pas moins la bienvenue, le beau jour des étrennes!
- Beau jour, pour ceux qui les reçoivent, dira quelque esprit chagrin en comptant sur sa table les écus qui sont sortis de sa bourse et qui vont entrer dans la bourse de ceux qui les entourent.
Beau jour pour tout le monde, répondrai-je; beau jour pour ceux qui reçoivent les étrennes comme pour ceux qui les donnent, j'allais dire meilleur pour ceux qui les donnent que pour ceux qui les reçoivent, car il est moins doux de recevoir que de donner. D'ailleurs, si vous les donnez aujourd'hui, jadis vous les avez reçues, et c'est ainsi que chaque génération rend à la génération qui la suit les présents que lui a fait la génération qui l'a précédée. Soyons francs, tout le monde aime les étrennes. Les fonctionnaires les attendent sous le nom plus grave et plus sonore de gratifications. Les commis les regardent comme un supplément de leur traitement. Dans une sphère plus humble, les domestiques les font figurer dans leur budget, comme une espérance qui, une fois réalisée, devient un précédent. Les concierges les apprécient, et les plus farouches cerbères ont, comme on dit, leur figure du jour de l'an, la physionomie du jour des étrennes; si tard que vous rentriez le 31 décembre, vous êtes sûr de ne pas attendre, car le concierge attend, le lendemain, ses étrennes, et Mme Gibou elle-même adoucit sa voix quand vous lui demandez le cordon pour vous dire: "Je vous la souhaite bonne et heureuse!"
Les étrennes! les enfants en raffolent, et les mères de famille les plus raisonnables n'y sont pas insensibles. Il y en a peu qui ne se disent deux ou trois fois dans le courant de décembre: " Je suis curieuse de savoir ce que mon mari me donnera le premier de l'an pour mes étrennes." C'est une sensation si agréable que celle d'une curiosité sûre d'être satisfaite à un jour marqué! Les étrennes de l'année où l'on va entrer font songer à celles de l'année qui s'achève, et l'on fait ainsi la revue de ses plus gracieux souvenirs dont l'écrin va s'enrichir d'une perle nouvelle. On a quelquefois modestement commencé, car l'on n'est pas toujours riche en entrant en ménage; puis peu à peu le bien-être est venu, et les étrennes s'en sont ressenties; mais les dernières n'ont pas fait oublier les premières, offertes de si bon cœur et de si bonne grâce. Que recevra-t-on cette année? un bijou? un objet de toilette plus ou moins magnifique selon la fortune de celui qui donne? Ce qu'il y a de beau en effet dans les étrennes, c'est qu'il y en a pour tous les rangs et toutes les fortunes; elles commencent à l'orange pour ne finir qu'au cachemire et à l'écrin de diamants.
Un jour de l'an est la fête des petits et des faibles, et en tête des bénéficiaires de cette journée laissez-moi placer ces charmants petits qu'on appelle les enfants. Qu'ils sont heureux, ce jour-là, ces chers petits bonhommes, la joie de notre foyer, la lumière de notre vie, chérubins qui, par moment, deviennent des diablotins, mais qu'on aime toujours! La veille, leur maman ou leur bonne a eu de la peine à les endormir.
-Ah! maman, ah! ma bonne, je voudrais bien savoir ce qu'on me donnera demain pour étrennes!
- Dors, mon enfant, je vais ce soir te donner un bon baiser, quand tu auras fait ta prière et remercié Dieu de t'avoir conservé à tes parents, et de te les avoir conservés. Demain, mon mignon, tu auras le plaisir de la surprise.
- Dormez, monsieur Jules, car si vous ne dormez pas, vous aurez demain les yeux rouges, et vous aurez l'air d'avoir pleuré, le jour de l'an, comme les enfants méchants à qui l'on ne donne pas d'étrennes.
Ne pas recevoir d'étrennes, quelle parole néfaste et à éviter un pareil jour! Le Favete linguis d'Horace trouve ici sa place. La privation des étrennes, c'est l'interdiction du feu et de l'eau des anciens Romains; c'est la position de l'outlaw du moyen âge; c'est la mise hors la loi, l'excommunication civile et domestique! Mais quel est le père assez barbare pour priver ses enfants d'étrennes? J'en connais un, un seul, le farouche Brutus, et vous savez comment il traita les siens quand ils furent parvenus à l'âge d'homme.
Dormez donc, bien chers enfants, demain le jour des étrennes luira pour tout le monde, et vous aurez les vôtres. Les grosses bourses ont pris d'avance leurs précautions et sont allés, dès la veille, parcourir les magasins; les petites bourses ont la ressource d'aller de bon matin visiter les boulevards qui s'empressent de dresser avec l'année à son début un bazar en plein vent, et d'ouvrir un champ de foire. Vous plait-il d'y faire un tour avec nous? Le coup d'œil est pittoresque, il n'est pas indigne de votre attention.
Quel mouvement! Que de promeneurs affairés! de visiteur qui vont déposer leurs cartes! de tambours qui vont donner des aubades! de conscrits de l'année arrêtés, l'œil ébahi, devant des marchands qui vendent quinze centimes (trois sols) la montre et la chaîne de sûreté, et, dont la physionomie n'a rien de très-sûr! de bébés dans les bras de leurs bonnes ou à la main de leur mère! que de petits fabricants! que d'ouvriers, devenus marchands pour quelques jours, étalent les merveilles de leur industrie! Arrêtez-vous, croyez-moi, devant ces boutiques improvisées qui sollicitent le regard et la bourse de l'acheteur; en dépensant votre superflu vous avez la chance de procurer à ces petits marchands le nécessaire, et là où vous ne cherchiez que le plaisir de ceux qui vous sont chers, vous rencontrez une bonne action, ce qui ne gâte jamais rien. Ce sont souvent en effet des ouvriers, je vous l'ai dit, qui viennent vendre eux-mêmes les objets qu'ils ont fabriqués, en supprimant ainsi l'intermédiaire qui prend ordinairement la grosse part. Je paierais que ces trois marchands à casquette dont la boutique est étalée par terre appartiennent à cette catégorie; un brave officier, que je reconnais grâce à sa tenue correcte et à ses moustaches selon l'ordonnance malgré son costume bourgeois, est arrêté devant la boutique. Voyez avec quelle gravité il porte sur son bras droit maître Polichinelle les pieds en l'air et la tête en bas, et sous le bras gauche un ballon.
- Allons, mon colonel, achetez-nous encore cette poupée! Mon général, nous avons là un beau ménage!
L'officier sourit sous sa moustache, car il a à la maison, outre monsieur Jules et monsieur Gaston, deux garnements qui feront leur affaire du ballon et du polichinelle, une charmante espiègle qui espère bien ne pas voir rentrer son père au logis, les mains vides. Je crois que les trois marchands ont gagné leur cause. M. l'officier, chargé de toutes ses acquisitions, aura bien un peu l'air d'une boutique ambulante. Mais qu'importe? Il trouvera à la maison de si jolis baisers et de si frais sourires! Henri IV, qui portait assez bravement l'épée, ce qui me semble, portait aussi ses enfants sur son dos quand l'ambassadeur d'Espagne entra dans son cabinet; oui, il portait ce petit prince qui devint Louis XIII, pâle héritier de ce roi plein de chaleur et de vie, de ce vaillant et aimable Béarnais, et madame Henriette de France destinée à devenir la reine si grande et si malheureuse dont Bossuet nous a raconté l'histoire*. Donc, Henri IV se contenta de demander à l'Espagnol, en se soulevant à demi sur une de ses mains, car, je dois vous l'avouer, notre grand Henri, qui vainquit la ligue par sa conversion et Mayenne par les armes, était à quatre pattes: " Monsieur l'ambassadeur, avez-vous des enfants? - Oui, sire. - Eh bien, j'achève mon tour." Portez donc sans vergogne votre polichinelle, votre ballon, et votre poupée, mon brave, et moquez-vous du qu'en-dira-t-on comme s'en moquait Henri IV: vous trouverez votre récompense au logis.
Qui donc a dit que les parents seuls donnaient les étrennes? Est-ce qu'en donnant ils n'en reçoivent pas? Est-ce que cette joie qu'ils causent n'est pas leur joie? Est-ce que ces beaux et doux yeux attachés sur leurs yeux, et un peu sur leurs poches, ne leur mettent pas du bonheur dans le cœur pour toute la journée? Est-ce que ces jolies petites mains tendues et frémissantes de plaisir quand on les remplit de bonbons et de jouets ne sont pas gentilles à croquer? Est-ce que ces bons baisers donnés par ces bouches de velours ne mettent pas un baume sur toutes les plaies de l'âme? Et tout cela pour un polichinelle, pour un ménage, pour une ménagerie, pour un singe jouant de l'orgue, pour un ballon, pour une boîte de dragées, pour une poupée, pour un tambour! Vraiment c'est à faire naître des scrupules, et l'on est tenté de se demander si, comme la fortune, on ne vend pas ce que ces beaux enfants s'imaginent qu'on leur donne.
J'aperçois là-bas un grand jeune homme, qui, en fumant magistralement un cigare, rit entre ses dents de mon enthousiasme. Voilà qui est bien, mon très-honoré maître; vous êtes maintenant un homme, deux fois bachelier, ou bi-bach, comme on dit dans l'argot de la jeunesse savante, et vous dédaigniez ces puérilités, du sein du nuage olympien dont la fumée du tabac vous environne. Mais ne vous souvient-il plus, mon grand monsieur, de votre premier tambour? Et vous une belle demoiselle, qui, les mains dans votre manchon me regardez du haut de vos dix-huit ans, vous ne vous occupez plus maintenant que de votre piano; Beethoven, Mozart, Rossini, Bellini, Boieldieu, se disputent tous vos instants; mais, dites-moi avez-vous perdu le souvenir de votre première poupée?
Soyons donc indulgents pour les plaisirs que nous avons eus, pour les joies que nous avons goûtées, et surtout n'oublions pas ceux qui ne reçoivent pas d'étrennes. J'aperçois là-bas un pauvre joueur de clarinette qui vous salue d'une mélodie peu harmonieuse peut-être, mais qui veut, à sa manière, vous souhaiter la bonne année. Faites-lui, en passant, votre offrande, et faites dégonfler dans la sébile de l'enfant debout à côté du vieil aveugle ce sac de bonbons trop rempli que vous rapportez chez vous. La dime payée à l'enfant du pauvre porte bonheur à l'enfant du riche.
Cette époque des étrennes me remet en mémoire un trait charmant de la vie de la sœur de Louis XVI, Madame Elisabeth; j'emprunte ce souvenir à l'Eloge de cette princesse, écrit par M. Ferrand; les nobles filles de ce digne serviteur de la monarchie, Mme la comtesse de Ligueville et Mme la comtesse Ferrand, ont récemment publié une nouvelle édition de cet ouvrage. Peu de jours avant le 1er janvier 1784, Madame Elisabeth se rendit chez la reine et lui dit avec son aimable gaïeté: "Promettez-moi de m'accorder ce que je vais vous demander." La reine, avant de promettre, veut connaître la demande. Il s'engage entre les deux princesses un combat de plaisanteries. Enfin, Madame Elisabeth lui expose ce dont il s'agit, et ajoute:" Je veux donner à Causans cinquante mille écus pour sa dot; obtenez du roi qu'il m'avance pour cinq ans les trente mille francs d'étrennes qu'il me donne annuellement." Mlle de Causans était une fille de noble maison, chanoinesse de Metz, et qui devait, en cette qualité, passer huit mois de l'année en son chapitre. Le terme de son départ approchait, et Madame Elisabeth, qui aimait tendrement sa jeune amie, était secrètement occupée à la fixer auprès d'elle; c'était dans cette intention qu'elle faisait une démarche auprès de la reine. Dès que Marie-Antoinette eut fait connaître au roi le désir de sa sœur, celui-ci s'empressa d'y déférer, et Madame Elisabeth eut la jouissance d'annoncer à Mlle de Causans qu'elle la marierait à M. de Raigecourt et la garderait auprès d'elle en qualité d'une de ses dames. Pendant les cinq ans qu'elle ne reçut rien au jour de l'an, lorsqu'on parlait devant elle des étrennes, elle s'écriait: "Moi, je n'en ai pas encore, mais j'ai ma Raigecourt!" Elle ne devait plus en avoir, car la cinquième année conduisit en 1789, et, à partir de cette année, l'usage des étrennes dut disparaître, en attendant la disparition de la monarchie elle-même.
René.
La Semaine des familles, samedi 2 janvier 1864.
Nota de Célestin Mira:
* Henri IV et ses enfants:
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