La Crimée.
Le nom de la Crimée évoque dans notre esprit des souvenirs de guerre et de gloire; pour nous c'est un champ de bataille où notre armée, après des fatigues, des privations et des dangers sans nombre, maîtresse enfin du fort de Malakoff* par une attaque hardie, triompha de la ténacité russe et de l'art de Totleben*, cet Archimède contemporain.
Les faits d'armes qui se rattachent à la campagne de 1854 ont rendus populaires parmi nous plusieurs points de cette contrée lointaine: l'Alma*, ce petit fleuve qui se jette dans la mer Noire, et dont les bords furent arrosés d'un sang généreux; Inkermann*, bourg à demi ruiné, qui fut jadis une cité florissante; l'antique Doros, bâti par Diophante, l'un des généraux de Mithridate Eupator; Balaklava*, cette ville grecque située dans le district de Simphéropol; Eupatoria*, dont le nom indique l'origine, que les Russes nommèrent longtemps Coslow, les Turcs Quizlevé, et qui est située sur un golfe de la mer Noire; c'était là que les vaisseaux d'Anatolie, de Roumélie et de Constantinople venaient échanger le riz, le café, les fruits secs, les étoffes de soie et d'autres marchandises contre du blé et des esclaves que les Tatars-Nogais y amenaient. A tous ces noms se rattachent des souvenirs de guerre, de combats terribles, de souffrances inouïes, de flots de sang versés. Les sombres bulletins du triste hiver de 1854 à 1855, que notre armée passa devant Sébastopol*, ont laissé une profonde impression dans notre âme, et nous voyons généralement la Crimée à travers un nuage de deuil et de mort.
Cependant la Crimée est, dans la partie sud-est de son territoire, un des pays les plus riants du monde. Cette presqu'île fertile, que les habitants appellent tantôt Crim, tantôt Guérim-ad'assi, c'est à dire île de Guérim, et qui porte actuellement son ancien nom de Tauride, ainsi que le gouvernement dont elle fait partie, est fermée par la mer Noire, et la mer d'Azof qui la borne à l'orient, avec le détroit de Sivache, immense marais aussi appelé mer Putride, et dont les exhalations produisent des maladies mortelles*;elle ne tient au continent que par la langue de terre assez étroite de l'isthme de Pérékop. Sa position est entre les 45° et 47° de latitude septentrionale et le 55° de longitude orientale.
Outre les avantages de sa situation, la Crimée a été traitée en enfant gâté par la nature, et l'on peut dire que sa région sud-est est à la Tauride et à la Russie ce que Nice, Hyères et la vallée de Cannes sont à la France, l'Arabie-Heureuse aux contrées qui l'avoisinent. C'est sur cette côte de Crimée que les grands seigneurs russes ont leur maison de plaisance; elle est comme le jardin de cet immense empire. Cette presqu'île s'avance vers le sud dans une mer presque sans écueils; elle est entourée des meilleurs ports de l'Europe et de l'Asie. Un de ces ports, Sébastopol, dont le nom a si souvent retenti dans nos journaux et restera inscrit dans nos annales de guerre, est assez grand pour contenir tous les vaisseaux de l'Angleterre. Son territoire, plus fertile encore que celui de l'Ukraine, suffirait à l'alimentation d'une armée. On y envoie paître les troupeaux en toutes saisons. Les forêts contiennent une immense quantité de gibiers; les montagnes boisées sont peuplées de chevreuils et de lièvres gris qui sont extrêmement nombreux dans la contrée. Les bestiaux abondent et sont une richesse du pays. On y trouve le chameau à deux bosses, trois espèces de moutons, parmi lesquels le mouton gris; c'est de Crimée que viennent ces peaux d'agneaux grises, dont la renommée est faite dans toute l'Allemagne. Les chèvres, dont la peau fourni un excellent maroquin, s'y trouvent en quantité dans les montagnes. Il n'existe pas, dans l'empire russe, de province plus favorisée par la nature pour l'élève des brebis: on y voit des troupeaux de moutons errants qui trouvent en été, dans le nord de la Crimée, des vallons aussi frais et des pâturages aussi verts que les pacages alpestres, et qui, pendant l'hiver, conduits dans les vallons méridionaux de la presqu'île qui sont toujours sans neige, ou sur les plateaux situés près de la mer, passent cette saison tout entière à l'air à cause de la douceur de la température hivernale dans cette contrée privilégiée. Une des richesses du pays, enfin, est le sel que l'on charge sur les côtes de la mer, et dont on exporte une grande quantité tous les ans.
C'est dans la partie méridionale, en tirant vers l'est de la Crimée, que sont situés les jardins délicieux et les riantes villas habitées par les membres de la haute aristocratie. Ce sont des espèces d'Eden où rien ne manque: beaux ombrages, vertes pelouses, fruits excellents, orangers et grenadiers, plantés en pleine terre, vignes dignes de la terre promise, ravissants paysages avec cet agréable mélange des coteaux et des vallons, des bois et des eaux dont le charme est incomparable. La fertilité du pays est due à la fois à la nature du sol et à l'heureuse température du climat, qui permet de cultiver en plein champ plusieurs productions particulières aux pays chauds. La belle saison dure en Crimée pendant neuf mois de l'année. Le printemps y commence de bonne heure; les chaleurs de l'été se font sentir ordinairement avec le mois de mai pour se prolonger jusqu'à la fin du mois d'août; elles sont tempérées par des pluies fréquentes et par les vents du nord alizés qui soufflent depuis dix heures du matin jusqu'à six heures du soir. Les mois de septembre et d'octobre sont ordinairement beaux; le déclin de novembre amène la neige, qui tombe dans toute la presqu'île, en exceptant la partie méridionale. En un mot, la pureté de l'air, la fraicheur des eaux, l'heureuse distribution des plateaux et des vallées, les hautes montagnes qui abritent la partie sud-est de la contrée, le voisinage de la mer, dont la brise rafraîchit la côte, la fertilité du sol, font de cette contrée un des séjours les plus enchanteurs du monde.
Les hommes, par leurs luttes sanglantes, ont souvent désolé cette terre que la nature avait faite si belle, et, si nous pouvions présenter ici son histoire, on ne verrait qu'un long récit des scènes de carnage et de deuil. En interrogeant du regard l'antiquité la plus lointaine, nous voyons la Crimée habitée par les Tauriens, peuple cruel et inhospitalier, qui, selon les traditions antiques, immolait les étrangers à Diane. C'est là, dit la Fable, qu'Iphigénie, enlevée en Aulide par une intervention surnaturelle au couteau de Calchas, fut transportée par la déesse, et qu'elle faillit sacrifier, sur des autels homicides, Oreste, son frère, que la tempête avait jeté sur cette côte redoutable. On veut que les Argonautes aient abordé sur ce rivage quatorze cents ans avant Jésus-Christ. Les Tauriens furent refoulés dans les montagnes par les Kimériens, qui demeurèrent maîtres des plaines. Dans la première moitié du sixième siècle avant Jésus-Christ, on trouve les Grecs dans la Crimée. Les Milésiens y bâtissent Panticapée ou Bosporus, aujourd'hui Kertche; ils y construisirent aussi Théodosie, qui, pendant longtemps, perdit ce nom pour celui de Caffa. Les Héracléens y bâtirent Kherson avec les Déliens. La beauté et la fertilité du pays était évidemment une amorce qui attirait tous les peuples: Grecs, Scythes, Sarmates se ruent successivement en Crimée et s'exterminent les uns les autres. Les Tauriens reprennent un moment l'avantage et dominent toute la presqu'île; l'ennemi des Romains, le grand Mithridate, étend à son tour sa domination sur la presqu'île entière, et c'est dans une de ces villes qu'il se perce de son épée, pour échapper à l'ennemi vainqueur et à l'humiliation de suivre un triomphateur au Capitole. Sans entrer dans les détails qui demanderaient un volume, nommons les peuples qui passèrent sur ce sanglant théâtre, en commençant seulement depuis l'ère chrétienne: les Alains, les Goths, pendant la domination desquels le christianisme fut prêché en Crimée; les Hongrois, les Bulgares; dans le sixième siècle, les Grecs de l'empereur Justinien; en 679, les Kozares, qui donnèrent quelque temps à la Crimée le nom de Kozarie; en 882 les Petchénègues; enfin les Russes, les Polowtris, les Tatars, conduit par Batou-Khan, petit-fils de Gengis-Khan.
Plus tard, en 1261, les Génois, après un traité de commerce qu'ils firent avec l'empereur Michel Paléologue, traité qui les affranchissait de tout droit et de toute redevance, obtinrent la libre circulation sur la mer Noire. Puis, commerçants et habiles politiques, ils se firent donner par les Tatars la permission de bâtir des magasins pour leurs marchandises, et, sous ce prétexte, ils construisirent la ville de Caffa, sur l'emplacement de l'ancienne Théodosie. Cette ville bâtie, ils la fortifièrent, et ils en firent à la fois une place de guerre et l'entrepôt d'un commerce considérable. Ce fut l'occasion d'une longue et sanglante guerre maritime entre Gênes et Venise, qui avait eu le privilège presque exclusif de la navigation de la mer Noire depuis que les Latins s'étaient emparés de Constantinople. Presque toujours vainqueurs des Vénitiens, les Génois, imitant l'ancienne politique des Carthaginois sur la côte d'Afrique, agrandirent leur domination d'année en année, et, soit par leur politique, soit par leurs armes, ils dictèrent des lois aux princes tatars qui étaient envoyés en Crimée du Kaptchak*, et, les faisant déposer et élire à volonté, ils demeurèrent maître de la Crimée. De Caffa, chef-lieu de leur domination, ils s'étaient étendus jusqu'au Soudac* actuel, qu'ils appelaient Soldaïa, et jusqu'à Balaklava qu'ils nommaient Tzembala*. Tant que les Tatars, livrés à leurs dissensions intestines, se combattirent les uns les autres, la domination génoise se prolongea; mais les Tatars finirent par se coaliser avec les Turcs, et reprirent, dans le courant du quinzième siècle, Caffa, Soldaïa, et plusieurs autres villes, et réussirent enfin à chasser les Génois de cette contrée. Après leurs victoires, leurs dissensions ne tardèrent pas à renaître, et les Turcs, entrés en Crimée comme auxiliaires, s'enhardirent à convoiter la domination de ce beau pays. C'est ainsi que Mahomet II, profitant, en 1475, de l'anarchie qui régnait parmi les Tatars, dirigea vers cette presqu'île une flotte considérable et une armée expéditionnaire qui la rangea sous son obéissance.
La domination des Turcs sur la Crimée se prolongea pendant trois cents ans. Cela se comprend: la puissance ottomane, assise à Constantinople, était mieux placée pour dominer la Crimée que la puissance génoise. Le sultan laissait, il est vrai, le gouvernement aux mains des souverains tatars du pays, mais il confirmait leur élection et quelquefois les déposait. Il possédait plusieurs ports dans la presqu'île et y entretenait des garnisons; en outre, dans les guerres que faisait la Turquie, le khan était tenu de marcher dans les rangs de l'armée ottomane à la tête d'un corps auxiliaire des Tatars. La Turquie exerçait à proprement parler sur la Crimée un droit de suzeraineté, et le khan remplissait auprès du sultan les devoirs d'un vassal. Cette domination de la Turquie sur la Crimée, devint fatale au commerce de la presqu'île, parce que la Turquie, se trouvant maîtresse de toutes les rives de la mer Noire, fermait l'entrée de cette mer à toutes les puissances de l'Europe. Mais en 1783 la Russie, dans une guerre heureuse contre la Turquie, s'empara de la Crimée, et, comme on le sait, elle la possède encore aujourd'hui en vertu d'un traité signé en 1791 avec le Divan.
La population d'un pays conquis successivement par tant de races, et théâtre de tant d'invasions et de tant de guerres, est nécessairement très-bariolée et elle se trouve réduite à un petit nombre d'habitants par l'émigration de la population musulmane sous le gouvernement russe, et la translation des Grecs et des Arméniens, que Catherine II envoya peupler les colonies de Marioupol et de Nakitchveran. C'est à peine s'il reste cent vingt mille habitants dans ce pays qui fournissait naguère des armées. La majorité est tatare, le reste se compose de Grecs, de Juifs, d'Arméniens, de Russes et de quelques négociants européens. Les principales villes de la Crimée* sont Pérékop, situé sur l'isthme même et, en suivant la côte occidentale, Eupatoria; Symphéropol, l'ancien Akhmetched des Tatars; Back-Tchezaray, qui fut la capitale de la presqu'île; Inkermann, Sébastopol, près de l'ancienne Kherson, c'était sous la domination des Tatars, Aktiar; Balaklava, Carasou-Bazar, Staroy-Crim, Soudac, Théodosie, Kertche, Jenikal; Arabat, sur la langue d'Arabat, qui s'étend de là au nord-ouest dans la mer d'Azof. La chaîne de montagne qui s'élève à partir de Théodosie et qui aboutit à la Chersonèse-Trachée, que forment les ports de Sébastopol et Balaklava, est presque parallèle au rivage méridional de la mer Noire, et garantit des vents du nord une petite contrée qu'on pourrait appeler l'Italie russienne, tant le climat en est agréable et chaud. Cette chaîne de montagnes, dont les interstices sont fermés par d'autres montagnes plus septentrionales, qui élèvent leurs sommets comme une puissante arrière-garde, protège toute cette partie de la Crimée. En avançant dans la direction du sud, on trouve les ruines de Kherson, puis le promontoire de Saint-Georges, jadis Parthénion, Cosaphar, Tchifourât, Ourêt, célèbre dans l'antiquité par le temple de Diane. Là, se dressent de hautes montagnes, volcans éteints, dont les chaînons s'étendent jusqu'à Balaklava. Plus loin, les deux caps de Saint-Théodose et de Saint-Nikite, près de Yalta. C'est peut être l'endroit le plus délicieux de la Crimée. Les campagnes voisines de ce bourg sont entourées de montagnes semblables à celles qui protègent Hyères ou la côte qui s'étend de Nice jusqu'à Monaco; les vergers, abrités du nord, sont couverts d'orangers en pleine terre; sur les sommets verdoyants paissent de nombreux troupeaux, la pente est garnie d'arbres en amphithéâtre, et de frais ruisseaux, coulant des hauteurs, répandent dans la campagne la fraîcheur et la fertilité. C'est dans cette incomparable position qu'est située l'habitation du prince Woranzoff, dont nous donnons le dessin dans notre gravure.
Château du prince de Woronzoff, à Alampka (Crimée). René. La Semaine des familles, samedi 19 décembre 1863. |
* Nota de Célestin Mira:
*Prise de Malakoff:
Cette victoire a donné son nom à l'avenue de Malakoff dans le seizième arrondissement de Paris.
* Totleben:
Edouard Ivanovitch Totleben est un général russe du génie ayant participé à la bataille de Sébastopol. |
* L'Alma:
Sur ce tableau d'Isidore, Alexandre, Auguste, Pils on peut voir les zouaves dans la rivière Alma. Le premier pont de l'Alma à Paris fut construit de 1854 à 1856 et inauguré par Napoléon III. Ce pont comportait deux piles, ornées de quatre statues: un grenadier, un chasseur, un artilleur et un zouave en souvenir de la bataille. Devenu trop étroit, le pont fut reconstruit dans les années 1970-1974, Ce pont ne comportant qu'une pile, seule la statue du zouave fut conservée, les autres statues étant transportées dans divers endroits.
* Bataille d'Inkerman:
* Bataille de Balaklava:
C'est au cours de la bataille de Balaklava que les Anglais lancèrent la célèbre charge de la Brigade légère. |
* Bataille d'Eupatoria:
Tableau de Richard, Caton-Woodville 1894 |
Cette bataille a donné son nom à une rue du vingtième arrondissement de Paris.
* Siège de Sébastopol:
Le boulevard de Sébastopol à Paris sépare les premiers et deuxième arrondissements , ainsi que les troisième et quatrième arrondissements.
*Mer Putride:
Le Syvach ou mer Putride est un ensemble de marais et de lagunes peu profondes sur la côte occidentale de la mer d'Azof.
* Kaptchak: orthographié Kiptchak de nos jours. Les tribus kiptchaks étaient probablement issues d'un mélange de Turcs et de Bulgares de la Volga.
* Soudac:
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire