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lundi 15 août 2022

 Les aérostats.


I

M. Nadar vient, par deux ascensions successives, de remettre en vogue les aérostats accueillis avec tant d'enthousiasme à leur origine, et objet de tant d'études il y a un demi-siècle. Il croit avoir découvert une machine aéromotive qui, au moyen d'une hélice, remplacerait pour nous les ailes données par Dieu aux oiseaux. Un savant membre de l'Académie des sciences attend beaucoup, dit-on, de l'expérience que veulent tenter les inventeurs de l'aéromotive qui, si j'en crois quelques personnes se disant bien informées, ne seraient pas M. Nadar, mais bien deux jeunes hommes qui doivent les premiers en faire l'essai. On devra toujours à M. Nadar* l'impulsion qu'avec son caractère ardent et hardi il a donné à l'entreprise, et il faut applaudir au courage qu'il a montré, quoi qu'on en dise,  en s'élevant dans les airs avec le gigantesque ballon dont nous parlerons plus loin. Nous ne ferons donc pas chorus avec les chroniqueurs qui, mollement couchés sur un sofa, et tirant nonchalamment des bouffées enivrantes d'un londrès* doré, accablent de leurs épigrammes faciles un homme qui, dans ce moment même, risque sa vie, - sa dernière lettre, datée du Hanovre, en offre une preuve douloureuse,- dans l'espoir de faire faire un pas à la science, et de servir ainsi tous ses contemporains et même ceux qui s'endorment en y pensant.
Mais, avant de parler du Géant et de l'hélice, je crois répondre à la curiosité du public en prenant à son berceau la science de l'aérostation.

II


Dans tous les temps, l'homme a été séduit par le désir de s'élever, de se mouvoir et de se soutenir dans l'air. La mythologie elle-même nous a conservé la tradition d'entreprises de ce genre; mais, depuis l'invention du Dédale et de la chute d'Icare, tous les efforts humains n'avaient obtenus aucun succès. Il est vrai que la chute d'Icare, chantée par Ovide, n'était pas de nature à encourager, et personne n'aurait voulu donner son nom à une mer au même prix.

Decitit, atque cadens: Pater, o pater, auferor, inquit.
Clauserunt virides ora loquentis aquæ.
At pater infelix, jam non pater: Icare, clamart,
Icare! clamat, ubi es? quove sub axe volas?
Icare, clamabat; pennas aspexit in undis:
Ossa tegit tellus, æquora nomen habent.

"Il s'affaissent, et, tombant: mon père, ah! mon père! cria-t-il, je suis emporté." Les eaux vertes de la mer lui fermèrent la bouche, alors qu'il cherchait encore à parler. Mais le malheureux père, - hélas! il avait cessé d'être père,- s'écrie "Icare! Icare! où es-tu? sous quelle sphère t'emporte ton vol?" Il criait encore! "Icare!" lorsqu'il aperçoit les plumes surnageant sur l'onde. La terre couvre ses os, et une mer portera désormais son nom."

Après un long intervalle, à la renaissance des sciences en Occident, l'esprit des savants s'était tourné de ce côté. On avait théoriquement entrevu la manière d'arriver au but, mais les expériences n'avaient pas répondu à ce qu'on attendait, la pratique avait été en désaccord avec la théorie, ce qui n'arrive que trop fréquemment.
Malgré le concours et les travaux du moine Albert Saxony, du jésuite portugais Mendoza, plus tard du célèbre et illustre Bacon, de François Lana, Gusman, Joseph Gallien, rien ne réussit. Leurs idées théoriques étaient justes, mais restèrent stériles faute d'applications satisfaisantes.
Le savant abbé Moigno, dans son journal les Mondes a rappelé que c'est dans les premières années du dix-huitième siècle que se fit la première ascension. Un moine portugais (nommé Gusmao), - c'est le Gusman indiqué plus haut,- se trouvant un jour à sa fenêtre, avait vu un corps léger flotter dans l'air et aurait voulu imiter le phénomène. Le corps aperçu était sphérique et concave, et avec ces indices incertains, il aurait fait un ballon. Puis voulant donner plus d'extension à sa découverte, il partit pour Lisbonne, et, en présence de Jean V et de la famille royale, avait placé un brasier sous son aérostat, il s'éleva dans les airs. Il était déjà au niveau des corniches des maisons quand une fausse manœuvre des gens qui tenaient les cordes de l'aérostat captif le fit descendre plus vite qu'il n'aurait voulu. L'expérimentateur ne reçut aucune blessure, dit la chronique. Mais l'inquisition, trouvant sans doute qu'il y avait quelque chose de répréhensible à jouer sa vie avec cette légèreté, interdit toute nouvelle tentative. Le moine Gusmao, ayant dit, dans un moment d'impatience, qu'il offrait d'enlever dans les airs le grand inquisiteur lui-même, fut mis en prison à cause de cette phrase qui parut irrévérencieuse. Les jésuites, toujours amis de la science, s'entremirent et réussirent à faire sortir l'inventeur de prison. Il passa en Espagne, où il mourut en 1724. Le nom dérisoire d'homme volant fut la seule récompense qu'il recueillit de son audacieuse entreprise.
Ce ne fut que soixante-quatre ans après l'expérience de Gusmao qui date de 1719, et vers la fin du dix-huitième siècle, que ce grand problème, presque résolu dans les traités scientifiques, arriva au but recherché, et il y arriva par hasard. Les frères Montgolfier, qui eux aussi avaient étudié la question, en trouvèrent accidentellement la solution. Depuis leur découverte, que nous allons raconter, l'aérostation est restée dans un long statu quo.
Ils étaient employés tous deux dans une manufacture de papier appartenant à leur père. L'un d'eux, Etienne Montgolfier, faisait brûler des déchets de papier, quand il s'aperçut qu'un sac, dont l'embouchure était tournée du côté du foyer, s'enlevait en l'air*. Ce phénomène de la dilatation de l'air frappa son esprit observateur, et il voulut immédiatement faire un essai avec le concours de son jeune frère.
En 1782, se trouvant à Avignon, ils tentèrent de recommencer en public leurs expériences, et firent monter jusqu'à une hauteur de vingt mètres un ballon dont l'enveloppe était en taffetas de Lyon doublée intérieurement de papier. Ils avaient rempli l'appareil d'air chaud au moyen de papier brûlé.
Peu de mois après, ils renouvelèrent cette expérience sur un gros ballon d'environ onze mètres de diamètre, construit de toile, tapissé intérieurement de papier. Avec un lest de deux cents kilogrammes, le poids total de l'aérostat atteignait quatre cent vingt-cinq kilogrammes.
On gonfla l'appareil d'air chauffé par un feu alimenté de paille et de laine hachée, fournissant un dégagement de gaz considérable auquel les Montgolfier attribuaient la force d'ascension de leur aérostat.
Ainsi chauffé et lesté, l'appareil s'éleva à une hauteur dépassant trois cents quarante mètres, et alla tomber à trois mille huit cents mètres environ de son point de départ.
Ce résultat attira l'attention des savants. L'expérience faite le 5 juin 1782, à Annonay, fut répétée à Paris, où Montgolfier était venu exposer sa découverte en 1785.
Il trouva dans Pilâtre Desrosiers, directeur du Musée royal, un admirateur et un ardent zélé collaborateur. Ensemble, ils préparèrent une ascension dans un ballon captif. Elle eut lieu sans aucun incident, le 20 septembre de la même année, devant toute la cour de Versailles.
L'enthousiasme fut immense. On était dans le temps des grandes espérances, et l'époque enivrée des utopies du dix-huitième siècle ne mettait pas de bornes à la théorie de la perfectibilité.
Au mois d'octobre suivant, Pilâtre Desrosiers, enhardi par ce premier succès, s'exposa avec le marquis d'Arlande, major d'infanterie, aux hasards d'un aérostat complètement libre, et donna au monde émerveillé le premier spectacle d'un voyage aérien. Les deux aéronautes, partis du château de la Muette, allèrent descendre à plus de deux lieues de leur point d'embarquement. Cette hardie expérience fit le plus grand bruit en France. On se croyait maître de la navigation atmosphérique. On ne pensait qu'au succès aussi éclatant qu'imprévu, sans songer aux imperfections présentes et sans remettre les progrès à l'avenir. On peut en juger par ce passage des Veillées du Château, où Mme de Genlis parle de la découverte du moment, en y peignant les sentiments qu'elle excitait à la fin du dix-huitième siècle:
" O prodige inconcevable qui confond la raison, triomphe heureux de l'audace et du génie! Est-il possible que le ciel ait permis à l'homme d'oser mettre cet espace immense entre lui  et l'élément dont il fut formé, et dans le sein duquel la nature a placé son tombeau!... Thélismar parait encore lorsque le globe, qui planait sur sa tête, s'abaissa majestueusement; alors, dans le char éclatant suspendu au globe, on distingue des figures célestes; ce sont des femmes: l'une a la beauté imposante et noble de Junon ou de Minerve; l'autre, vêtue de blanc et couronnée de roses, ressemble à l'Aurore et à la déesse charmante des fleurs et du printemps. Alphonse s'élance vers le globe; une violente palpitation de cœur le force à s'arrêter... "Non, s'écrie-t-il, ces objets ravissants ne sont pas des créatures mortelles!..."
Vous entendez un écho de l'enthousiasme universel dans ce dithyrambe en prose où brille de tout son éclat le style de Mme de Genlis, entrecoupé de points d'exclamations.
On peut encore apprécier le sentiment public par les distinctions qui furent prodiguées aux frères Montgolfier. des médailles furent frappées en leur honneur. ils furent nommés correspondants de l'Académie des sciences; leur père fut anobli.
Les frères Montgolfier inventèrent aussi les béliers hydrauliques, et leur nom resta à la première invention, les ballons à air chaud, qu'on appelle encore les montgolfières. Le plus jeune devint directeur du Conservatoire des arts et métiers.
Presque en même temps qu'avait lieu l'ascension du 20 septembre 1783 à Paris, les savants découvraient que les frères Montgolfier se trompaient en attribuant l'ascension des aérostats aux gaz produits par la combustion. Ce phénomène était dû à la dilatation causée par la chaleur dans l'air intérieur du ballon. Charles, le célèbre physicien, qui a conquis un grand nom dans la science par les progrès qu'il fit faire à l'électricité, remplaça l'air chaud par l'hydrogène, qui venait d'être récemment étudié par Cavendish. Ce même physicien dut la conservation de sa vie à l'électricité, et voici comment. Passant pour peu patriote sous la République une et indivisible, il s'attendait tous les jours à être décrété d'accusation, c'est à dire conduit à l'échafaud. Un jour on vint l'arrêter, mais il avait mis toutes les ferrures de sa porte en communication avec une batterie électrique très-fortement chargée. Le premier qui toucha la porte tomba comme foudroyé par la décharge électrique. Et pendant le temps que ses compagnons mirent à recevoir d'autres décharges de la pile et à aller chercher, épouvantés qu'ils étaient, des agents de police, le savant eut le temps de s'échapper par un escalier dérobé, si bien que, quand on enfonça la porte, il n'y avait plus personne dans la maison. Charles avait donc remplacé, dans les aérostats, l'air chaud par le gaz hydrogène, qui ne pèse environ que les sept centièmes de l'air atmosphérique. La densité de l'air étant prise comme unité, celle de l'hydrogène est représentée par 0,0692. Il construisit un premier ballon de taffetas rendu imperméable par un enduit de gomme élastique, et le rempli d'hydrogène. Il avait ainsi un appareil aérostatique plus persistant et plus commode que les montgolfières. Ce premier ballon partit de Paris, s'éleva à une hauteur de mille mètres, et alla retomber à Gonesse, c'est à dire à quinze kilomètres N. E. de Paris.
Mais, peu satisfait du succès obtenu par les montgolfières, il voulut montrer la supériorité de ses ballons. Pour payer les frais de son entreprise, il ouvrit une souscription de dix mille francs, qui fut aussitôt couverte de signatures. Son appareil consistait en un ballon sphérique, de taffetas enduit d'un vernis au caoutchouc. Le diamètre était d'environ neuf mètres; sa partie supérieure était recouverte d'un filet terminé par des cordes soutenant la nacelle; une soupape, placée au sommet du ballon, s'ouvrant de dehors en dedans, et dont la corde était aux mains de l'aéronaute, complétait l'appareil. La soupape donnait jeu au gaz contenu dans le ballon, et par ce moyen, l'aéronaute pouvait à volonté faire descendre son appareil en le rendant plus lourd.
Le 1er décembre 1784, l'appareil, ainsi construit, fut rempli d'hydrogène, et le hardi navigateur partit des Tuileries en compagnie de son ami Robert, au milieu des applaudissements d'une foule immense accourue à ce spectacle, et alla débarquer près du village de Nesle, à onze lieues de Paris.
Charles et Robert eurent bien des imitateurs. En 1785, le 7 janvier, quelques semaines seulement après la première tentative de l'inventeur, Blanchard et Jefferie entreprirent le brillant mais dangereux projet de traverser le détroit de Calais dans un ballon, et y réussirent.
Dans la même année, le 14 juin, Pilâtre Desrosiers et Romain, espérant mieux diriger leur appareil en joignant une montgolfière au ballon à gaz hydrogène, tentèrent, à l'exemple de Blanchard, de traverser le détroit. Ils éprouvèrent un désastre. Arrivés dans un air trop raréfié, la flamme de la montgolfière s'élargit plus que les voyageurs ne s'y étaient attendus; l'appareil prit feu, et les nouveaux Icares tombèrent dans la Manche, payant de leur vie l'essai qu'ils avaient voulu faire, victimes d'une explosion qu'ils n'avaient pas su prévoir*.
Le malheur arrivé à ces deux expérimentateurs ne ralentit en rien l'ardeur des savants et leurs ascensions. Les expériences se multipliaient, mais elles n'étaient encore qu'un jeu pour la curiosité du public. Le gouvernement n'encourageait pas cette nouvelle science; il n'avait pas même songé à se l'approprier ou à s'en servir. Ce ne fut que sous la République que Guyton de Morveau ouvrit l'avis d'utiliser les aérostats comme moyen d'observation contre les armées ennemies. Ce savant était du nombre de ceux qui, comme Monge, Berthollet et tant d'autres, était de la commission attaché au ministère de Salut public. Son idée fut accueillie. On construisit un ballon; quelques expériences qui eurent lieu à Meudon satisfirent la commission. On nomma Coutelle capitaine des aérostiers, avec la charge d'organiser sa compagnie. Le 26 juin 1794, à la bataille de Fleurus, les aérostiers aidèrent Jourdan à remporter la victoire, car le capitaine Coutelle inquiéta pendant neuf heures les impériaux, et, malgré le vacillement continuel de sa nacelle, il put examiner tous les mouvements des armées ennemies*.
Coutelle lui-même le dit dans sa relation:
"Ce n'est pas certainement l'aérostat qui nous a fait gagner la bataille. Cependant je dois dire qu'il gênait beaucoup les Autrichiens, qui croyaient ne pouvoir faire un pas sans être aperçus, et que, de notre côté, l'armée voyait avec plaisir cette arme inconnue, qui lui donnait confiance et gaieté."
Pendant trois ans la compagnie resta attachée à l'armée; mais, au bout d'un certain temps, on se lassa de cette nouveauté, et peu à peu, la compagnie d'aérostation se trouva dissoute.
Je ne voudrais pas trop m'étendre sur les voyages entrepris en ballon; mais pourtant il me paraît difficile de passer sous silence l'excursion scientifique exécutée par M. Biot, le savant éminent, qui nous a raconté une anecdote de sa vie dans la Semaine des Familles, et M. Gay-Lussac, puis ensuite M. Gay-Lussac seul. La première ascension eut lieu le 15 septembre 1804, et les deux savants en recueillirent des observations importantes dont ils enrichirent la physique et la météorologie.
Dans la seconde ascension, Gay-Lussac atteignit une hauteur de plus de sept mille mètres. Le baromètre descendit de 76 à 32 centigrades; le thermomètre, qui, au moment du départ, marquait 30° centigrade, descendit jusqu'à 10° en dessous de zéro. Les substances hygrométriques, telles que le papier, le parchemin, se desséchaient et se tordaient comme si elles eussent été exposées à l'action du feu. Dans ces hautes régions, l'azur céleste se fonce de plus en plus et devient noirâtre. Autour du voyageur règne naturellement le silence le plus absolu.
Ici se termine le résumé de l'étude d'aérostation et des essais fait pour atteindre le but.   

                                                                                                                    Félix N.

La semaine des familles, samedi 31 octobre 1863.

Nota de Célestin Mira:

* Nadar:


Nadar, de son vrai nom Félix Tournachon, est surtout connu pour ses photographies et ses caricatures. Il fut aussi passionné de ballons captifs et d'aérostat. Il réalisa la première photo aérienne.

* Londrès:


Les londrès sont des cigares fabriqués à La havane et destiné à l'origine au marché de Londres.

* Découverte des Montgolfiers:

Plusieurs versions circulent quant à l'origine de la découverte, entre autres, la montée des fumées pas une cheminée, l'envol de papier dans une cheminée ou encore une chemise ou un jupon d'une de leurs femmes séchant dans une cheminée. Cette dernière version est donnée par Félix Dugonet dans son ouvrage paru en 1903: L'invention de l'aéronautique à Avignon en 1782« Il voulut en se lavant chauffer la chemise qu'il allait mettre. À cet effet, il alluma devant la cheminée une flambée de papier et, serrant l'ouverture du col de la main gauche, il évasait les pans de la chemise en forme de cloche pour y concentrer la chaleur. Il arriva que l'air chaud, étroitement emprisonné dans le ballonnement bien réussi de la toile, se mit à élever avec assez de force la chemise gonflée au-dessus du foyer improvisé »



* Mort de Pilâtre de Rozier:





* Bataille de Fleurus:


Utilisation d'un ballon captif pour la première fois à des fins militaires, 
 lors de la bataille de Fleuru
s


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