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jeudi 5 juillet 2018

Kaemmerer.

Kaemmerer.


Il y a peu de temps encore, lorsqu'on voulait se donner le plaisir de serrer la main de l'ami Kaemmerer, la recette n'était pas des plus simples. Il fallait se munir d'une forte canne, faire saillir ses biceps et jeter, en faisant le moulinet, cette adresse au cocher furieux: "126, boulevard de Vaugirard." 
Jamais, quant à moi, je n'allais là-bas sans me souvenir de ce si joli dessin de Cham. C'était à l'époque de l'Exposition de 1878 et un cocher montrait avec orgueil, à un bourgeois ahuri, une dépouille bizarre qui ornait l'arrière train de son cheval: Ça, disait-il, c'est la peau du dernier qui m'a demandé de le conduire à l'Exposition." Qu'aurait dit et fait cet estimable automédon, si on l'eût envoyé chez Kaemmerer?
C'était en effet bien plus loin que les Invalides, là-bas, là-bas, tout au bout de la terre, dans se quartier béni des bals-musettes et des assommoirs, au milieu d'une population haut casquettée qu'habitait le peintre de toutes les élégances du Directoire!
Un bijou que ce grand atelier, au milieu des jardins pleins d'arbres et d'oiseaux, pleins de soleils aussi, j'entends de fleurs de ce nom, chères aux perroquets et aux chefs de gare, toute gare n'a-t-elle pas en effet sa collection de soleils! et les perroquets, chacun le sait, s'engraissent, les cruels, du coeur même de cette infortunée plante.





Donc, Kaemmerer vivait isolé, ensoleillé, tranquille et heureux, n'ayant pas d'histoires avec ses voisins. Mais un jour, jour néfaste, où notre ami revenait d'une de ces fugues familières qui le promènent à droite et à gauche, il s'aperçut qu'un joli mur briques et pierres s'élevait majestueusement et blanc à trois mètres de son atelier. Il n'y avait plus à hésiter, et le pauvre Kaemmerer déménagea. Il habite actuellement rue de Vaugirard, mais nous le retrouverons bientôt autre part, je l'espère, car rien n'est triste comme ce petit local. Ces pauvres Merveilleuses aux costumes écourtés, aux jupes de gaze transparente, aux bas de soie si tendre, semblent transies de froid sous cette lumière blafarde, sous ce jour lugubre.




Ce qu'elle s'indique, o Kaemmerer, la jolie voiture de déménagement. Voyez mon intérieur, je suis capitonnée!... Ne ratez pas le coche, o mon ami kaemmerer. Si je n'ai pas donné le numéro, c'est que, supposant que l'atelier sera bientôt à louer, je ne veux pas trop déconsidérer l'immeuble.
Heureusement que ce pauvre kaemmerer a un autre domicile à Lagny, où il a relégué les bibelots qui lui tenaient à coeur et le chien qu'il aimait tant: Petit, dit Mimi, produit chinois et comestible, animal étrange; une mince touffe de poils émerge seulement de sa tête pointue, telle, aurait dit Ignotus, la perruque d'un clown. En hiver, cet intéressant animal, que vous avez du reste pu voir dans le Portrait de la Marquise*, ce bijou qu'exposa dernièrement Kaemmerer, en hiver, dis-je, ce pauvre Petit, avec son paletot de flanelle, a l'air absolument d'un perdreau bardé de lard prêt à être mis à la broche. Kaemmerer affirme qu'il est très intelligent et comprend toutes les langues!




C'est à Lagny aussi que se trouve l'atelier, non pas l'atelier de peinture qui, pour Kaemmerer, n'est que secondaire, mais le vrai, le seul atelier, celui où il travaille vraiment, l'atelier de menuiserie. C'est là que Kaemmerer, artiste peintre, fait de préférence tout ce qui ne concerne pas son état: tabletier, menuisier, jardinier; la scie, le rabot, la varlope, n'ont pas de secrets pour lui. Il parle d'acheter un tour et il nous sera peut être donné de le voir découper, d'une main légère, des ronds de serviette pour ses amis.




Actuellement, l'atelier où il peint, quand il ne peut pas faire autrement, est plein d'études et de tableaux en train, mais... Kaemmerer a une nouvelle passion. Le malheureux est alpiniste. Oui, vous entendez bien: Kaemmerer fait partie de ces bandes errantes de gens stupéfiants que l'on découvre vaguement, de temps en temps, au bout d'un télescope, gravissant péniblement quelque abrupte montagne. Si encore il avait l'excuse d'un ventre à faire tomber; mais l'ami Kaemmerer est plus plat que les vers de M. X..., de l'Académie française. Cet homme est incompréhensible. Peut-être aussi, ne suis-je pas digne de comprendre cette noble folie, moi qui, comme glacier, n'admet que Tortoni*.
Victime de ses passions, Kaemmerer fait des tableaux de montagnes. Une grande toile en cours d'exécution représente "l'Ascensionniste Ramond, à Turqueroy."* Un sujet palpitant s'il en fut. Toujours affable, Kaemmerer a tenu à me narrer les trois ascensions de ce digne savant. Il m'a instruit sans m'amuser. D'autres études du même genre sont encore là. Je n'en parle pas, car je les ai bien vite délaissées en l'honneur d'une adorable chose, "la Jolie Bouchère." Oh la charmante toile! Le voilà bien tout entier, mon ami Kaemmerer, avec son joli et spirituel dessin, sa couleur fine et chatoyante, sa composition si trouvée... et combien peu je pensais, en admirant cette belle fille, à feu Ramond, "ascensionniste du mon Perdu."



La Jolie Blanchisseuse.

L'histoire de Kaemmerer est des plus simples, comme son genre d'existence: né à La Haye, son éducation artistique se fit à Paris. Gérome fut son maître, et il est facile de retrouver dans les œuvres de Kaemmerer cette netteté de dessin, cette sûreté d'exécution qui distinguent les élèves du maître dessinateur.
L'homme est moins bien connu que ses œuvres si populaires, si reproduites. A toutes les vitrines de marchands de tableaux ou de gravures, vous êtes à peu près certain de trouver des "Kaemmerer"; la collection complète est presque toujours en vue, attirant et retenant l'amateur. 




Qui ne possède ou ne connaît la Sortie de l'Eglise*, le Traineau*, une Noce sous le Directoire*, le Patinage*, l'Ascension du premier Balcon, le Charlatan*, etc... Mais chaque médaille a son revers, et Kaemmerer est la victime de copistes. Chromolithographes, aquarelles, lithophanies, tous les procédés de fabrication sont bons pour le piller. Il nous a été donné dernièrement de contempler le Baptême sous le Directoire*. Cette jolie sortie d'église, d'un ton si fin, d'une coloration si spirituelle; la singulière chose qu'en avait fait le copiste! Sous prétexte de simplifier sa besogne, le misérable avait bistré tous les fonds, supprimant des têtes, enlevant des bras et des mains, et enfin, pour couronner l'oeuvre, remplaçant la vieille tapisserie verdure, si bien jeté par le peintre sur les marches mêmes de l'église, par une affreuse courante d'escalier vert bouteille agrémentée de filets rouges! C'est boulevard des Italiens qu'était perpétuée cette infamie!




L'oeuvre de Kaemmerer est essentiellement personnelle. Élève de Gérome, c'est par l'impeccabilité du dessin et le charme de la composition qu'il se rattache au maître. Quant à la coloration, ce Hollandais relève des maîtres espagnols. On l'a dit et très justement, son faire rappelle beaucoup celui de Fortuny. Même souci de la forme sous ce joli papillotage de couleurs éclatantes, même recherches de colorations chatoyantes, et sa peinture, enlevée de verve, garde toute sa fraîcheur, toute sa finesse. Il est facile, en songeant à ces remarquables qualités, de comprendre la très grande vogue dont jouit Kaemmerer près des collectionneurs. Pas de belles galeries sans un Kaemmerer. Ses toiles sont vendues avant presque d'être commencées, et, trop souvent, elles s'en vont bien loin.
Notre ami en fait actuellement la triste expérience. Qu'aura-t-il, que pourra-t-il avoir en 1889? Rien, ou presque rien. Vendues fort cher, les toiles de Kaemmerer sont, pour la plupart, en Amérique; et les droits que l'artiste aurait à payer au fisc américain pour retourner ses tableaux à leurs propriétaires seraient tels, que Kaemmerer n'a pas les moyens de se donner ce luxe. 




N'est-ce pas étrange et abusif de voir les Américains imposer à ce point nos productions artistiques, alors que c'est par douzaines, par centaines même, qu'arrivent annuellement en France les Yankees qui se destinent à l'art? Chez nous, peuple de gobeurs et de bons enfants, tout est gratuitement ouvert aux étrangers, écoles, musées, bibliothèques, collections; ils sont partout seigneurs et maîtres. Chez eux, mal reçus, enviés, en butte à mille tracasseries et à mille vexations, il nous faut payer tout et pour tout. La main à la poche pour visiter un musée, la main à la poche pour entrer dans une église, la main à la poche pour faire lever le voile d'un tableau (un comble, les tableaux voilés). Combien j'approuve cette proposition de faire à notre tour payer tous ces gens-là pour les autoriser à visiter nos merveilles. Un tourniquet un peu partout, comme chez eux, et ils seraient bien mal venus de se plaindre. Nous payerions aussi, nous autres, et sans rechigner; mais la chose est trop simple, trop pratique et trop utile pour qu'elle ait chance de réussir en France, et c'est du fond du coeur que nous le déplorons.
Mais revenons à notre ami Kaemmerer. Depuis quelques années, tout son travail est destiné à la maison Goupil. Le Paris Illustré a reproduit, et avec quel succès, ses douze mois, douze adorables figures de femmes toutes plus jolies, toutes plus séduisantes les unes que les autres. Ce n'était pas chose facile que de trouver douze motifs différents, douze poses dissemblables. L'année s'éternisait pour Kaemmerer. Afin de choisir dans le nombre, il lui a fallu faire dix-neuf mois!





Et cependant, qui, mieux que lui, sait trousser une jolie figure de femme, manier une foule? Toutes ses toiles sont ravissantes, Le Portrait de la Marquise, le Charlatan, sont de pures merveilles de goût et d'arrangement. Et ces illustrations multiples qu'il fit pour un grand nombre de publications illustrées, le Figaro Illustré, entre autres, presque chaque année, reproduit quelque importante composition de Kaemmerer. Compositions qui deviendront rapidement populaires, et cela d'une façon assez originale. Les encadreurs variés qui s'échelonnent dans Paris choisissent presque chaque fois des Kaemmerer et les Detaille du numéro de Noël pour donner l'échantillon de leur savoir-faire, si bien que notre œil est bien souvent sollicité par Après la pluie*, le Patinage*, le Rendez-vous* de Kaemmerer., ou quelqu'une des admirables compositions militaires de Detaille. Le poisson fait passer la sauce, et le cadre qui entoure ces jolies choses est regardé, grâce à ces maîtres-là.
En 1888, il exposait la Romance*, une charmante personne en costume Empire, s'accompagnant elle-même sur la harpe. Nous reverrons ce joli tableau en 1889, Kaemmerer s'étant réservé le droit de l'exposer. 




En ce moment, l'atelier renferme plusieurs tableaux en cours d'exécution. D'abord une suite de sujets montagnards, sur lesquels nous nous sommes expliqués plus haut, puis Une Ravaudeuse. La jolie fille! et comme l'on déchirerait soi-même volontiers ses bas de soie, pour avoir le plaisir d'être "recousu" par elle! Voilà un tonneau dont on se contenterait bien, sans poser pour un Diogène! Enfin, la Jolie Bouchère, oh! oui, la très jolie bouchère. Comme on comprend les gens qui s'en vont faire leur marché eux-mêmes! Tout cela est exquis de goût et d'arrangement. Personne, d'ailleurs, ne sait mieux arranger un tableau que Kaemmerer. Il faisait, il y a trois ans, Une Ascension de Ballon au Luxembourg sous le Directoire*. Le ballon s'élève dans les airs, et la foule, endimanchée et grouillante, applaudit les aéronautes. Les femmes agitent leurs mouchoirs, les hommes lancent en l'air leurs chapeaux, on bat des mains, les gamins crient; c'est un fouillis indescriptible, plein de vie et de mouvement. Mais comment faire pour éviter de n'avoir que des dos à présenter au public? C'était la grande difficulté du tableau. Kaemmerer imagine alors un charmant expédient. Un muscadin, en habit rayé, voit la chaise sur laquelle il est monté s'effondrer sous lui; il tombe, entraînant dans sa chute sa voisine et un petit limonadier porteur d'un plateau plein de glaces et de sorbets. On se retourne, comme bien vous pensez, et il est loisible au spectateur de parler à des figures.
Excellent garçon, simple et bon, Kaemmerer a autant d'amis que de connaissances. Il est juste d'ajouter qu'il ne se prodigue pas; c'est un spectacle des plus curieux que de le voir peindre. Tout un monde spirituel et coloré éclot à vue à vue d’œil, pour ainsi dire, sous ses doigts. D'ailleurs, paresseux comme l'est Kaemmerer, il suffit de compter son oeuvre, déjà considérable, pour en tirer cette sage déduction que, s'il peint bien, il peint vite aussi. Mais alors qu'il s'agit d'obliger et de faire plaisir, Kaemmerer ne compte plus ses peines ni son temps.




Autrement, c'est un monde à soulever que de le faire se remuer. Celui qui écrit ces lignes a sauvé d'une destruction fatale une ravissante tête de femme à l'aquarelle, que ce fainéant avait déjà roulée pour allumer son cigare, simplement pour éviter de se lever et d'aller chercher une allumette, et ce n'est certes pas la graisse qui le gêne!
J'étonnerai bien du monde en annonçant que Kaemmerer n'a qu'une troisième médaille, et cela depuis 1974!!! alors que ses œuvres sont si appréciées, si estimées! Je dis la chose sans me charger de l'expliquer, ne la comprenant pas moi-même. Espérons que bientôt, enfin, Kaemmerer recevra la récompense méritée depuis si longtemps, et n'aura plus alors à essuyer la sévère réponse que lui fit un ami à qui il tendait la main: "Devrais-je vous la donner? car, enfin, pour n'avoir qu'une médaille avec votre talent, il faut que vous ayez subi quelque condamnation qui vous prive de vos droits aux récompenses que la France vous doit."
P. S. - Cette étude fut écrite l'an dernier, en mars 1889. Kaemmerer, depuis, a reçu, à la suite du succès qu'il obtint à l'Exposition Universelle, la croix de la Légion d'honneur, et jamais récompense ne fut mieux méritée ni plus applaudie.

                                                                                                                         Georges Cain.

Revue Illustrée, juin 1890-décembre 1890.


* Nota de Célestin Mira:


Portrait de la Marquise, Kaemmerer.

* Café- Glacier Tortoni.



La terrasse du café Tortoni vers 1900, par Paul Renouard.


* l'Ascentionniste.


L'Ascensionniste, par Kaemmerer.
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La sortie de l'église, Kaemmerer.

* Le traineau: plusieurs exécutions de Kaemmerer.








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Noce sous le Directoire, Kaemmerer.

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Le Patinage, Kaemmerer.

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Le Charlatan, Kaemmerer.
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Baptême sous le Directoire, Kaemmerer.
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La pluie, Kaemmerer.

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Le Rendez-Vous (?), Kaemmerer.
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La Romance, Kaemmerer.
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Une ascension de Ballon au Jardin du Luxembourg,
Kaemmerer.

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