Translate

samedi 16 janvier 2021

 La romance.


La romance! A ce seul nom, on voit monter un sourire méprisant aux lèvres de nos esprits forts. L'a-t-on assez turlupinée, parodiée, tournée en dérision! Cent cinquante articles, qui avaient de l'esprit comme quatre, lui ont dit son fait avec le plus souverain mépris; la caricature a donné la réplique aux romans de Paul de Kock* en s'égayant à ses dépens.
Tant et si bien que la victoire est restée définitivement aux railleurs, et qu'aucun éditeur n'oserait plus publier trois couplets en musique, sans mettre à ce nom à jamais démodé de romance la feuille de vigne d'un sobriquet quelconque.
Reste à savoir si nous avons gagné au change, et si la victoire, remportée par nos jolis badins sur la romance, n'a pas été une victoire à la Pyrrhus.
Tout d'abord, au point de vue purement musical, la romance avait le mérite d'attester qu'en ce temps-là toutes les grenouilles ne voulaient pas se faire aussi grosses que le bœuf. A l'heure qu'il est, le dernier de ces petits messieurs, ayant pris douze leçons de composition à forfait, ne prétend à rien que moins qu'à pondre sa symphonie somnolente ou son grand opéra sans idées. S'il a gros comme cela de pensée mélodique dans la cervelle, il faut qu'il en fasse cinq actes pour l'Opéra. Niais présomptueux qui, avec un morceau de sucre, a la prétention de sucrer la Méditerranée.
Autrefois, quand travaillaient ces faiseurs de romances dont on a tant ri et d'un rire si épais, c'étaient les gens capables du plus qui avaient la modestie de faire le moins. Ils s'appelaient Monpou*, ce véritable inspiré; Masini*, un lazzarone qui fut tout près d'avoir du génie; Clapisson*, Théodore Labarre*, des maîtres; sans oublier cette charmante Loïsa Puget*, dont les refrains laissaient sur l'oreille cette honnête et douce que la bonhomie d'un visage loyalement épanoui produit sur les yeux qui le regardent.
Tous ceux que je viens de citer étaient de taille (et beaucoup l'ont prouvé) à s'élever plus haut, très haut. Mais ils savaient se mettre à la portée de tous; ils aspiraient à descendre, et le succès les remerciait de cette simplicité. Nos ampoulés d'à présent se hissent sur les échasses de la prétention, dégringolent, et le sifflet traite comme elle le mérite leur vanité déconvenue.

Tous les ans, quand approchait le 1er janvier, c'était la surprise des familles que le bel album doré sur tranche qu'on offrait à Madame ou à Mademoiselle. Il arrivait soigneusement protégé par une double enveloppe de papier de soie, et chacun aussitôt de s'empresser.
- Ah! voyons! écoutons! Louise, mets-toi au piano.
Louise rougissait un brin, les fillettes étaient encore assez sottes pour rougir alors, et, au lieu de s'en faire accroire, elle s'excusait d'avance pour son inhabilité à déchiffrer. L'indulgence ainsi réclamée, on commençait à passer en revue les douze primeurs. Louise murmurait des airs d'une voix un peu tremblante, mais qui gardait la grâce, parce qu'elle ne forçait pas son talent; tout le monde faisait cercle, y compris la vieille grand mère, qui avait fait traîner sa bergère tout près, parce qu'elle avait l'oreille un peu dure, et qu'elle tenait à perdre le moins possible de ces mélodies qui réchauffaient son cœur glacé.
Et ce tribunal improvisé, de rendre immédiatement ses arrêts.
- Bravo!... Heu! heu!... Voilà qui est charmant... Un peu insignifiante, celle-ci!... Louise, répète-nous donc la troisième; c'est la perle de l'album; celle dont le refrain est: Je veux t'aimer sans te le dire.
Sur quoi, Louise répétait, tandis que ses yeux, sans le vouloir, rencontraient ceux du cousin Charles, ce qui lui faisait soudain commettre une fausse note qui lui valait, de la part de maman, une semonce finie par un baiser.
Probablement ces tableaux-là étaient grotesques, puisqu'on l'a dit et répété cent fois depuis. Mais c'est singulier... gageons-le, voici que vous les regrettez tout de même.

Je ne l'ignore pas, parbleu, la romance n'était pas irréprochable. Elle eut surtout contre elle la puérilité trop mirlitonesque de ses poésies meringuées. Mais, sous ce rapport même, est-il bien certain que nous soyons en progrès?
Sans doute, il était quelque peu rococo de demander: Où vas-tu, beau nuage?* Mais mieux vaut regarder les nuages en l'air que la boue en bas. Sans doute, on abusait des Petits oiseaux; mais ménagerie pour ménagerie, je les préfère encore à la Panthère des Batignolles*.
Je cherche vainement en quoi nous avons progressé en troquant ces rimes aussi pauvres que naïves contre l'argot des productions contemporaines.
On avait, à l'époque où la romance florissait, des façons de s'amuser à la bonne franquette, qui n'ont rien, je l'avoue, de commun avec les vitriols de la grivoiserie actuelle. Tout Paris, par exemple, s'égaya franchement pendant une année entière avec les fables de La Fontaine parodiées et chantées:
Un jour, maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait entre son bec un fromage glacé...

Ce n'était pas transcendant, je vous le concède, mais ce n'était pas malsain non plus. Ce rire-là n'avait rien de la grimace. Ces drôleries tempérées n'empoisonnaient pas la bouche. Il n'y avait pas de génie certainement à avoir travesti l'Histoire du petit Chaperon rouge, ainsi nommé

Parc' que ses parents
Quand elle était p'tite
L'avaient vouée au blanc.

Mais cela au moins avait le mérite de ne pas introduire l'argot au foyer de famille, et de respecter les oreilles d'alentour.

Ce qu'on appelle la chansonnette comique, aujourd'hui, n'est en général, qu'un ignoble ramassis de lazzi frisant l'obscénité, ou de trivialités qui font leur toilette dans l'eau du ruisseau. Ces turpitudes forcent peu à peu la porte des honnêtes maisons et donnent un étranges pendant aux prétentieuses gargouillades des chanteurs de salon.
Quant au commun des martyrs, quant au public qui hante l'estaminet à musique, il est véritablement à l'école de toutes les démoralisations et de toutes les âneries. Ainsi que je le constatais, la presse a donné quelques fragments des œuvres auxquelles on s'abreuve l'esprit national. On n'a soulevé qu'un coin du voile sous lequel se cache encore bien d'autres hideurs. La nausée serait trop forte si on montrait tout.
Ah! je commence à croire qu'on a eu tort de tant bafouer la romance proscrite, et qu'elle valait décidément mieux que ses détracteurs.
Brave calomniée que tu fus, il serait à souhaiter de toutes les façons que l'on te rappelât de ton exil; il serait à souhaiter qu'en revenant parmi nous, tu rapportasses avec toi pour nos compositions la modestie, pour nos chanteurs le tact, pour nos auditeurs l'illusion, pour notre rire la salubrité.
Tu avais tes travers; qui n'a les siens? Mais il te sera beaucoup pardonné, parce que tu parlais d'amour là où l'on parle de gros sous maintenant, parce que tu cherchais à émouvoir au lieu de gangrener, parce qu'enfin un ridicule vaut mieux qu'un vice, et un mauvais vers qu'une mauvaise action.

                                                                                                                     Pierre Véron.

La vie populaire, jeudi 26 novembre 1885.

* Nota de Célestin Mira.

* Paul de Kock:

Paul de Kock est un romancier, auteur dramatique et librettiste. Il a écrit entre autres "Madame Arthur"







 Madame Arthur de Paul de Kock.

* Hippolyte Monpou.



Mon Espingolle d'Hippolyte Monpou.

* F. Masini:




* Louis Clapisson:


La fauvette du Canton de Louis Clapisson.


* Théodore Labarre:



Caprice de Théodore Labarre.


* Loïsa Puget.



Ernest, éloignez-vous de Loïsa Puget.


* D'où viens-tu, beau nuage: musique de Louis Abadie, paroles de Francis Tourte.




* La Panthère des Batignolles est un groupe anarchiste du 17ème arrondissement. En 1882, sa première réunion est consacrée à la confection des bombes à main. Ils organisent des tombolas dont les lots étaient des armes.


Meeting de protestation organisé par le groupe "la Panthère des Batignolles", 
salle de la Boule noire, le 23 janvier 1887.
Le Monde illustré: 5 février 1887.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire