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dimanche 17 janvier 2021

 Le moineau de Berzelius.


En l'an de grâce 1819, Louis XVIII étant roi de France et Agricola Gibou concierge de l'Ecole polytechnique, l'illustre Jean-Jacques Berzelius de Westerlowa, baron de par le roi Charles, immortel de par la science, vint à Paris.
Le roi de France était dans la deuxième année de son règne; Berzelius, à l'apogée de sa gloire.
Agricola, dans la cinquantième année de son âge et la vingt-cinquième de sa charge.
Il avait vu la Convention, le Directoire, le Consulat, l'Empire et les Cent-jours. Il avait suivi les destinées de son école, du Palais-Bourbon au collège de Navarre; lors de l'expédition d'Egypte, il avait brigué la place de concierge des Pyramides.
La Restauration le respecta.
Les empires passent, les concierges restent.
Après le roi, Gay-Lussac et les monuments, l'illustre Berzelius honora les polytechniciens de sa visite. Il vint poudré, tricorné, en manchettes de dentelles, plaider devant la jeunesse française la cause de la chaleur animale.
Dans une cage d'osier, un moineau était là que l'on réservait pour les expériences; pierrot gaillard, froqué de marron, étalant sur la rondeur de sa gorge un rabat sombre. Le savant le prit dans ses belles mains délicates et, bon gré mal gré, l'enferma sous la cloche d'une machine pneumatique. Alors le pierrot se démena comme un fou, heurtant sa tête aux parois de cristal, jusqu'à ce qu'étourdi des chocs, il repliât sous lui ses pattes meurtries et demeurât immobile, les ailes pendantes, la queue étalée.
Mais déjà le jeu régulier des pistons raréfiait l'air sous la cloche.
Cloué au bord du trou béant par une force invisible, le pauvre oiseau sentait se ralentir les mouvements de son cœur. Autour de lui, rien que des regards avides, épiant son agonie, et là-haut, sur une tablette, le chat d'Agricola dressé, les yeux ronds, l'échine allongée.
Quel regard profond et douloureux passa-t-il donc dans ses yeux voilés d'oiseau qui allait mourir? ces grands diables qui venaient là étudier l'art de tuer les hommes reculèrent devant le meurtre d'un oiseau. L'air rentra en sifflant, la cloche fut soulevée et, par l'embrasure d'une fenêtre, le joyeux pierrot prit son vol.
Quant au chat d'Agricola, il fit les frais de l'expérience, et la science compta un martyr de plus.
Depuis ce jour, l'école devint le théâtre de faits extraordinaires dont le souvenir s'est perpétué jusqu'à nous, légende incroyable, mais vraie, que la tradition immortalisera.
Dans le silence de la cour d'honneur sonnait une horloge antique, chiffres arabes et cadran doré.
Elle avait sonné l'heure de la royauté et celle  de l'Empire sans ralentir sa course un seul jour. L'Ecole marchait les yeux fixés sur elle, suspendant sa vie au rythme du balancier.
Tout à coup, elle se mit à radoter comme une vieille folle, à s'arrêter, à courir la poste, à revenir sur ses pas, sonnant à tort et à travers les quarts d'heure, les heures et les demies. On eût dit qu'un doigt d'enfant se jouait aux aiguilles et mêlait les cordons des poids. Un horloger de Genève y perdit son allemand; la réputation d'Agricola en fut compromise.
De conjecture en conjecture on en vint à soupçonner son intégrité. Aussi bien n'était-ce pas surtout les soirs de rentrée que la vieille horloge déménageait? A l'heure où, des quatre coins de Paris, les x convergent vers la maison d'Ecole allongeant leurs pas de faucheux sous les manteaux courts, les clochers du voisinage avaient déjà frappé leurs dix coups sur l'airain que l'antique horloge s'attardait aux minutes de grâce.
Les maîtres s'indignaient, l'Ecole riait sous cape, et Agricola jura par l'Etre suprême qu'il révélerait le mot de l'énigme.

                                                              .................................

C'était un soir de prolonge. Agricola monta, lanterne en main, dans la cage de l'horloge; il ouvrit dans l'or du cadran une étroite lucarne et attendit l'ennemi de pied ferme. De son poste élevé, il apercevait l'enfilade des rues. Un à un, les élèves rentraient essoufflés, le pas long, l'épée battant les jambes. La vieille horloge, intimidée sans doute par la présence d'un témoin, balançait ses poids sans un tic tac régulier et monotone. Onze heures étaient passées. Les trois quarts sonnèrent imposants dans le silence des cours. Agricola s'était levé dans une anxieuse attente. Une à une les minutes s'égrenèrent. Déjà le marteau levé allait frapper minuit, et dans l'éloignement de la rue un gros d'uniformes faisait force de voiles sans espérance, quand du fait élevé de la chapelle un être ailé arriva comme un trait et, repoussant l'aiguille d'un élan robuste, rejeta l'heure dans le passé.
- Qui l'eût cru? c'était lui, le pierrot de Berzelius, cet infâme à qui l'on avait fait grâce!
Hors de lui, le bonhomme dégringola dans sa loge, les poings crispés, la gorge sèche et, sinistre, il remonta badigeonner de glu la maîtresse aiguille.
Le gros d'uniforme venait de s'engouffrer sous le porche.
Satisfait de son œuvre diabolique, Agricola explora les environs; un dernier retardataire arrivait dans un tourbillon. Le vieux ferma soigneusement sa lucarne et descendit en se frottant les mains.
Aussitôt, recommençant son manège, l'oiseau reconnaissant vint à tire d'aile s'abattre sur l'aiguille.
Hélas, il était pris!
Longtemps il lutta, du bec et des ailes, contre l'aiguille qui l'entraînait la tête en bas dans sa marche lente et circulaire. toute la nuit, il piailla à fendre l'âme; mais, au matin, un grand froid le saisit, et sa vie d'oiseau s'en alla dans un rayon d'aurore.
L'Ecole en deuil lui fit des funérailles publiques.
En souvenir de ses exploits, encore aujourd'hui, elle appelle une horloge: un berzelius.

                                                                                                              Hugues Le Roux

La Vie populaire, dimanche 6 décembre 1885.

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