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mercredi 6 mars 2019

Une mystification.

 Une mystification.


Musson, ce grand mystificateur du temps de l'empire, a prouvé que la France était le premier pays de l'Europe pour se moquer du monde.
Cependant, les Anglais ne sont pas mal forts à ce jeu; les Américains, à leur tour, possèdent assez agréablement la mystification; mais Américains, Anglais, Français même, sans en excepter le poète Méry, tous doivent baisser pavillon devant Rossini, et le proclamer leur maître en ce genre de plaisanterie.
On a raconté cent fois les tours spirituels ou burlesques que le maestro a joués aux visiteurs dont les importunités le poursuivaient jusque dans sa retraite de Bologne; mais on n'a pas encore raconté, que je sache, comment Rossini, arrivé chez nous, à Paris, il y a huit jours à peine, arrivé malade surtout, a pu trouver dans sa maladie même, le sujet d'une mystification plus grosse peut être à elle seule que tous les saucissons de sa patrie.
Le mystifié est un jeune flûtiste que nous ne nommerons pas, d'abord parce que l'histoire vient de nous être racontée sous le secret, et ensuite parce que nous ne savons réellement pas le nom du personnage. On nous en fait tout un mystère. Quel est donc ce mystère?
Toutefois, nous désignerons le jeune flûtiste sous le nom de Léandre. C'est un nom de comédie, qui ne compromet personne et qui, d'ailleurs convient essentiellement au héros de cette aventure.
Supposez donc que le jeune Léandre éprouvait depuis vingt-quatre heures le plus violent désir de voir Rossini, qu'il ne connaissait en aucune façon. Mais il est si naturel qu'une jeune flûte désire connaître, embrasser même le dieu de l'harmonie!
Les journaux n'avaient pas achevé de pousser ce cri d'enthousiasme lyrique: "Rossini arrive! Rossini est arrivé!" que déjà notre jeune musicien prenait avec ses flûtes le chemin de la place de la Madeleine, où le divin maestro avait fait retenir un appartement modeste.
Mais impossible à notre flûtiste de parvenir jusqu'à Rossini. La cour, l'escalier, le palier, tout était encombré de visiteurs, la plupart désappointés comme il l'était lui-même. Le maestro ne recevait que ses amis intimes.
Or, le flûtiste  n'était non seulement pas ami du maître, mais encore il ne l'avait jamais vu. toutefois, il espérait que son nom, un peu célèbre déjà sur la flûte, lui ouvrirait les portes du sanctuaire, ainsi qu'autrefois les flûtes hébreuses firent tomber devant elles les murs de Jéricho.
Vaines espérances! espoir trop chimérique! le jeune enthousiaste eut beau flûter, écrire, aller, venir; rien! portes closes! Rossini fut inébranlable. Un vrai gond!
Cependant notre flûtiste devait partir le lendemain pour Saint-Petersbourg, et Dieu sait si l'occasion se représenterait de voir Rossini face à face.
Alors, dans l'exaltation de sa fièvre de curiosité musicale, il pensa à M. Orfila, chez lequel il avait flûté cet hiver. Il se dit que sans doute M. Orfila, en sa double qualité de chanteur et d'apothicaire, devait connaître le médecin de Rossini; et résolument il alla prié le célèbre chimiste de renouveler en sa faveur la scène du Barbier de Séville où Almaviva se présente chez Bartholo, déguisé en élève de Basile.
Après une foule d'objections et de difficultés, dont le détail serait fastidieux, le flûtiste atteignit enfin le but de tous ses vœux. La porte de Rossini lui fut ouverte.
Il venait, au nom du médecin de Rossini, savoir comment le maestro avait digéré sa tisane de la veille.
Digne jeune homme! Comme le cœur lui battit, lorsqu'il entra dans cette chambre, où le dieu de la musique moderne allait se révéler à lui sous les espèces d'un mangeur de macaroni!
Il trouva le malade enveloppé dans un tas de robes de chambre et la tête couverte de plus de bonnets que M. de Talleyrand ne portait de perruques. Toutefois la présence du maître, même sous cet accoutrement bizarre, l'intimida au point qu'à peine put-il, sans trembler, lui faire le petit mensonge à l'aide duquel il espérait entrer en conversation avec lui. Mais notre flûtiste n'avait pas fini de dire quelle part et dans quel but il venait, et sans prononcer un mot, le malade lui avait tiré une langue énorme, langue que le faux disciple d'Esculape fut obligé d'examiner pendant trois ou quatre minutes, sans rien y voir et surtout sans rien n'y entendre.
La langue examinée enfin et trouvée miraculeusement bonne, il voulut, par une transition naturelle, parler musique au maestro, mais, sur un geste de celui-ci, un domestique vint soumettre à l'appréciation médicale du malheureux flûtiste, un de ces vases que Molière lui-même n'osait nommer en toutes lettres et dont M. Fleurant avait l'inspection particulière.
Le rôle devenait difficile, mais il s'agissait de le remplir jusqu'au bout ou de confesser l'imposture.
Que ne peuvent les grands courages! d'ailleurs Rossini n'était-il pas le Grand-Lama de la musique! réconforté par cette pensée, notre homme allait s'exécuter en brave, lorsqu'un immense éclat de rire se fit entendre à la porte de la chambre voisine.
Le flûtiste comprit alors qu'il était victime d'une mystification.
Et, en effet, Rossini, prévenu de la ruse que cet endiablé jeune homme devait employer pour le connaître, lui avait fait voir un faux Rossini, une fausse langue de Rossini, et le reste.
Le monsieur empaqueté de robes de chambre et de bonnets de nuit n'était autre que le gros petit T...
Il va sans dire que le flûtiste a été amplement dédommagé de sa mystification par les paroles toutes bienveillantes du maestro.
Tout cela n'empêche point que Rossini ne soit malade, mais bien dangereusement comme on le voit... c'est à dire comme on ne le voit pas, car il continue à ne recevoir personne, tant il a peur qu'on lui parle musique!

                                                                                                               (Entr'acte)

Le Salon littéraire, dimanche 4 juin 1843.

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