Une anecdote historique.
Aucune nation ne porte plus loin les susceptibilités de l'orgueil national que l'Angleterre. Nous en avons dernièrement trouvé une preuve curieuse en lisant une correspondance inédite du prince de Polignac, alors ambassadeur de France à Londres, avec M. de Chateaubriand, ministre des affaires étrangères. La dépêche à laquelle nous empruntons ces détails est datée du 23 février 1824; elle remonte par conséquent au règne de Louis XVIII.
Le prince de Polignac ayant dîné au château de Windsor, chez le roi d'Angleterre, celui-ci, les dames étant sorties au dessert, suivant la coutume anglaise, fit tomber la conversation sur l'heureuse issue de la guerre d'Espagne, pour laquelle, dit-il, il avait toujours fait des vœux. Il se répandit ensuite en éloges sur la conduite du duc d'Angoulême, si noble et si sage pendant cette guerre, où ce prince déploya un brillant courage et où il défendit ceux qu'il avait combattus contre le parti pour lequel il avait remporté la victoire; rappela son affection pour la maison de Bourbon, affection dont il lui avait donné des preuves dans des temps difficiles. Puis il ajouta " J'ai donc eu lieu de m'étonner en apprenant que dernièrement on a cherché à tourner ma nation en ridicule et qu'on a choisi pour le faire une occasion solennelle, ce qui ne peut qu'irriter les esprits, quand il serait si utile de chercher à les calmer. Prince de Polignac, vous comprenez ce que je veux dire."
Le prince de Polignac, après avoir rapporté cette allocution de George IV, continue ainsi sa dépêche à M. de Chateaubriand:
"Je vous avoue, monsieur le vicomte, que je croyais deviner la pensée du roi, sans en être assez certain pour lui répondre, mais il fit bientôt cesser mon incertitude en ajoutant:
"On m'a assuré que Madame la duchesse de Berry n'aimait pas les Anglais; la prudence devrait au moins l'engager à renfermer ses sentiments. Je sais que, dans la circonstance à laquelle je fais allusion, le roi a été fort aimable. Je n'ignore pas non plus que M. de Chateaubriand s'est très-bien conduit. Cependant j'ai été vivement blessé."
Savez-vous maintenant de quoi il s'agissait? D'une représentations des Anglaises pour rire*, par Potier et Brunet, que Mme la duchesse de Berry avait fait donner dans ses salons. Sans doute Mme la duchesse de Berry, qui se souvenait que sa grand mère, la reine Caroline de Naples, avait eu à souffrir de la politique anglaise, n'aimait pas beaucoup les Anglais. Mais il est vraisemblable qu'elle avait plus songé à s'amuser et à amuser ses invités qu'à chagriner le gouvernement britannique. Certainement quelque lady un peu roide s'était trouvée choquée de cette parade, qui n'avait rien de blessant pour la dignité nationale de nos voisins, puisque Potier et Brunet ne représentaient que des Anglaises pour rire, et elle s'était plainte à sir Charles Stuart, alors ambassadeur de la cour de Saint-James à Paris. Celui-ci, comme le prince de Polignac l'apprit d'un secrétaire d'Etat en sortant du château de Windsor, avait écrit à ce sujet une lettre confidentielle à M. Canning, qui l'avait communiquée au roi. C'est ainsi que les Anglaises pour rire avaient donné lieu à un incident sérieux.
Le prince de Polignac, qui ne connaissait la pièce que de nom, ce qui prouve que les ministres doivent aller partout, même au Vaudeville, s'en tira en homme d'esprit. Il protesta hautement de l'estime et de l'affection de son souverain pour le roi d'Angleterre, de la reconnaissance des Français exilés de France pour la généreuse hospitalité qu'ils avaient trouvée en Angleterre et il y mêla l'expression chaleureuse de ses propres sentiments. Après quoi, le roi d'Angleterre mit aussitôt la conversation sur un sujet d'intérêt général, pour faire cesser l'espèce de malaise qu'avait fait naître cette interpellation.
L'incident était vidé. Les Anglaises pour rire n'avaient pas allumé la guerre entre l'Angleterre et la France.
Alfred Nettement.
La Semaine des familles, samedi 31 août 1867.
* Nota de Célestin Mira:
* Les Anglaises pour rire:
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