Inoubliable nuit.
C'est en province, durant la guerre, à un des angles de la place de la grand'rue d'une petite ville battue par une pluie torrentielle, au rez-de-chaussée d'un logis bourgeois, dans une salle à manger propre, laide et d'aspect glacial.
M. Morin, notaire et Mme Morin viennent de se mettre à table.
Des bûches flambent derrière un garde-feu; un gros chat jaune, sur une chaise, est occupé à se lisser le poil; un coucou tictaque éperdument; et, coiffée d'un abat-jour transparent rose, une lampe, du haut de son trépied, fait miroiter la bouteille, les cristaux et les deux couverts placés l'un vis-à-vis de l'autre.
M. Morin, un mafflu blême, orné d'un cordon de barbe blanche, n'est pas gai du tout. L'œil atone, la face navrée, il pense à la reddition de Metz, que son deuxième clerc sort de lui conter. Quant à Mme Morin, l'ouïe au clapotis de l'averse présente, elle s'absorbe en la vision de son unique fils, un mobile, dont elle ne reçoit guère de nouvelles, et qu'elle se figure blessé, mourant au coin de quelque taillis, là-bas, bien loin, du côté de la Loire.
Elle ne veut point parler, dissimule ses inquiétudes, de peur de les communiquer à M. Morin, le pauvre homme est assez éprouvé pour ça! Mais elle manque de pleurer tout à coup, malgré sa vaillance, quand lui surgit le souvenir de l'officier prussien, du lieutenant de hussards rouges qui, maintenant, détient la chambre de son petit, la chambre contiguë à la leur, la chambre où celui-ci grillait tant de se retrouver jadis, aux approches des vacances.
La bonne femme est affligée d'une épaisseur de tonne. Ses joues menacent de gagner sa poitrine, sa poitrine de couler sur son ventre, son ventre de choir à terre. Toutefois, depuis le départ d'Ernest, le mobile, sa chevelure a commencé de grisonner.
Et M. et Mme Morin sont là, leur serviette au cou, l'âme perdue. La soupière, une belle soupière luisante, liserée de vert, a beau fumer devant eux, exhaler une vapeur chaude, appétissante, stomacale, rien ne les électrise.
La porte vitrée de l'antichambre s'ouvrant sur l'entrefaite, le couple, dont l'esprit n'est plus aux choses vulgaires, tressaute et lève des yeux timides. C'est Lydie, la cuisinière, seulement. Elle apporte une lettre. "Qui sait!... Voici peut-être que l'absent s'est décidé à écrire!" Mais, comme la domestique dit:
- Elle est de l'officier. Son soldat est dans la cuisine.
Un silence mortuaire s'établit, pendant lequel éclate, presque trop rude aux nerfs, le crépitement menu de l'enveloppe que le notaire déchire.
- Lis tout haut, va! fait Mme Morin.
Me Morin parcourt la lettre d'un regard bref, habitué à lire vite; son visage s'empourpre; ses mains tremblent; puis, des secondes s'amoncelant, très longues, il finit par obtempérer au désir de sa femme et par déclamer d'un ton nasillard:
"Monsieur et madame,
"J'ai l'honneur de vous annoncer que, pour célébrer notre dernière conquête, moi et le capitaine Stubinger, un ami, nous avons l'intention de nous enivrer au vin de Champagne. Je vous en préviens afin que vous ne vous étonniez pas du bruit qui s'ensuivra, naturellement.
"J'ai l'honneur,
Von Kalden"
P.S. Vous seriez bien aimable de me prêter votre piano, M. Stubinger adore la musique.
Scandalisée, on ne peut plus choquée de la soûlerie dont retentira sa maison, Mme Morin bat un moment des paupières. M. Morin se contente de murmurer:
- Pas une faute d'orthographe!... ces coquins-là sont étonnants!
Il ajoute au bout d'un silence:
- Un de ces jours, ce Von Kalden m'empruntera mes chemises!
On ne s'en dit pas plus, il a même fallu au vieux notaire, vu sa timidité, un vrai courage pour éjaculer son semblant de protestation; mais à la manière dont sa compagne et lui se jettent sur leur potage, brusquement, et l'avalent, il est de toute évidence qu'une formidable dose de ressentiment les enfièvre.
- Eh bien! demande Lydie, qu'est-ce que je dois répondre?
- Répondez que le piano est à la disposition de ces messieurs, déclare Me Morin.
Et le dîner se poursuit. Après le potage, un morceau de bœuf nature, et après le bœuf, une purée de pois.
L'officier de hussards rouges quittant sa chambre, sonnant des bottes, et, en un cliquetis de sabre, d'éperons, se dirigeant vers la Mouton-Noir, un hôtel voisin où il mange d'habitude, les Morin, à son passage contre leurs fenêtres, croisent un regard acerbe. Ils n'en continuent pas moins leur mastication énervée, sitôt le retour du silence; mais chaque minute les embrume, les ankylose davantage. Cependant, comme survient de nouveau la cuisinière, toute au besoin de son service, M. Morin s'informe, par hasard, du soldat qui naguère a descendu la lettre. Celui-ci est parti chercher un camarade, afin d'effectuer le transfert du piano.
- Vous êtes certaine, Lydie... bien, bien certaine?
- Oui, monsieur.
Les murs ne pouvant plus avoir d'oreilles, M. Morin éclate en phrases bilieuses, tonitruantes, d'une exaspération d'ailleurs compréhensible: " Voilà donc où on en est réduit!... à prêter ses pianos pour qu'un ennemi sans vergogne y chante ses victoires!... Quelle misère!... Pas moyen de refuser avec ça!... Un Erard venu de Paris, à si grand frais!... Et cet aplomb d'écrire, d'avertir une famille honorable qu'on lui troublera son sommeil, qu'elle ait à tolérer le vacarme d'une paire d'ivrognes jusqu'à on ne sait quelle heure!... Ah! les journaux avaient bien raison de le dire... l'armée allemande? un ramassis de Barbares... pis que les Huns!... pis que les Scythes! en remontant vers une époque plus ancienne!... Lui, Morin, ne veut de mal à personne, pas même à ces Prussiens de malheur; mais là, bone Deus, une nuit ou l'autre, si un coup de fusil le débarrassait de son hussard... Cristi!... Car, est-ce vivre que vivre à la merci d'un pareil vainqueur?"
Mme Morin essaye de calmer son mari, de le rappeler à des sentiments de haine moins turbulents; mais au diable les avis! le notaire sent la maison libre, et, au risque d'une digestion pénible, ne cesse de répéter: " Il n'y a pas de bon sens... pas de bon sens!... Aujourd'hui, c'est ceci! demain, ça sera autre chose!... L'indignité n'a pas de bornes."
- Nous sommes vieux, vois-tu, Pauline, finit-il néanmoins par dire, et c'est de nos cheveux blancs que ce matamore de Von Kalden abuse!... Ah! si Ernest était ici!...
- Mon Dieu, s'écrie Mme Morin. Comment peux-tu souhaiter que Ernest soit ici?... Pauvre Ernest!
Et elle ouvre la bouche pour affirmer que sa consolation, au contraire, est de savoir son fils dans l'incapacité d'être tué ou emprisonné devant elle, quand retentit le marteau de la porte cochère. M. Morin s'affuble aussitôt d'une physionomie béate.
La cuisinière a couru ouvrir. C'est pour le piano! et elle revient précédent deux soldats. Ils entrent, tandis que le notaire se dépêche de peler une poire. Leurs dolmans rouges approchent de la lumière. Ils sont petits, trapus, barbus, hauts en couleur. Ils déposent leurs sabres à un angle de la pièce, promènent un regard souriant sur la table, passent au salon, reparaissent en traînant le piano, le roule vers l'antichambre, et là, eins wenz ils l'empoignent, et sans précautions, avec des heurts contre les murailles, le montent au premier étage chez leur officier;
- Lydie, prenez les sabres, et fourrez-les moi où vous voudrez! ordonne M. Morin, bas, très bas.
Et comme en quelque sorte, c'est un vague esprit de revanche qui lui a dicté de telles paroles, il se redresse fièrement, et n'a plus cette rancune sourde qu'ont envers eux les gens qui sont très lâches et ne l'ignorent pas.
Leur dîner achevé, M. et Mme Morin entament une partie de piquet, une partie coutumière. Le notaire, dont les rêveries n'ont ni envergure, ni saveur, est fou des cartes, lui, cela occupe! Sa femme n'a d'aptitude pour aucun jeu. Nonobstant, esclave complaisante qu'une imbécile mère de province avait formée, elle en est arrivée presque à se délecter aux longs ennuis rentrés et aux monacales somnolences où dort l'intellect lorsque les doigts s'agitent.
Les deux soldats ont apporté un panier de vin de Champagne.
Neuf heures sonnant, après un échange de pensées veules, de phrases intermittentes, M. Morin propose d'aller se coucher. On répond au bonsoir de la cuisinière, on côtoie la porte silencieuse de l'officier prussien, et on pénètre dans la chambre où, jadis, Me Morin obtint les premières faveurs de son épousée. C'est le même lit d'acajou; le même papier à fleurs des champs, toujours propre; les mêmes meubles toujours luisants; les mêmes rideaux de reps; Il n'y a point de feu.
- Ne nous dévêtissons pas, veux-tu? propose Mme Morin. Installons-nous chacun dans un fauteuil. Comme ça, nous serons prêts à tous évènements.
On décoiffe la lampe de son abat-jour, afin de mieux voir autour de soi; on la remonte; on s'assied la face morne; et l'imagination de Mme Morin retourne vers son fils, du côté de la Loire: "Pense-t-il à elle, au moins?". La pluie ne cesse de tomber, de fouetter les vitres.
Et voici que les officiers de hussards arrivent du Mouton-Noir. Ils sont très gais, causent à gorge déployée.
M. et Mme Morin ne comprennent pas un mot d'allemand, mais au mur, de densité médiocre, les séparant seuls de leurs adversaires, ils reconstituent Von Kalden, son air gouailleur, ses moustaches jaunes, sa barbe séparée en deux pointes, et ils édifient, au gré d'une terreur latente, un Stubinger de stature colossale, à jambes torses, d'après sa voix, une voix rauque, dure, tranchante.
Un frottement d'allumettes contre une botte: paf! un bouchon saute, puis un second bouchon, aussitôt, et, plus rien une minute... Les officiers boivent sans doute... Ils toussent, crachent... L'un d'eux mâchonne quelques syllabes, l'autre lâche un rire gras... Le piano s'ouvre, gémi, égrène une série de gammes ascendantes.
- Le trouvez-vous bon, Stubinger? demande Von Kalden en français.
Le capitaine répond:
- Il n'est pas maufais, mais on foit qu'il n'a jamais été joué que par des salicauds.
M. Morin ébauche une grimace; Mme Morin fait:
- Peut-être croient-ils que nous ne sommes pas là!... Tu devrais tousser...
Mais le notaire lui impose de se taire, avec le poing. Et on se remet à écouter.
Les officiers fument. On le remarque aux petits repos qu'ils prennent de temps en temps, pour aspirer, quand leur conversation n'explose pas.
- Est-ce que les idiots chez qui vous lochez sont confenables? s'écrie soudain Stubinger.
- Ils sont plats comme des chabraques, réplique Von Kalden.
Cela dit, un nouveau bouchon saute, va casser un globe quelconque. Fracas de verre sur du marbre.
M. Morin est devenu très pâle. Mme Morin, les paupières closes, semblent évanouie.
Alors, pendant deux heures interminables, les deux Prussiens se livrent à un charivari consciencieux, beuglent des morceaux d'opérettes, s'esclaffent, boivent, hurlent, jacassent, tantôt français, dès qu'il s'agit de décocher une ordure, tantôt allemand lorsque leur soûlerie n'a point de but.
Vers minuit, Von Kalden vomit dans sa cuvette; ensuite, histoire de s'amuser, Stubinger précipite un bouveau globe sur le parquet... On parle femmes, et le capitaine prétend qu'elles sont charmantes, à la maison publique du lieu. En ira-t-on quérir?... Ne se dérangera-t-on pas? Telle est la question, au suprême dégoût de Mme Morin.
Vers deux heures du matin, Stubinger s'étale par terre de toute sa longueur, et Von Kalden s'échine à le remettre sur pied. Celui-ci vomit encore, difficilement avec des râles, lugubrement, avec une toux saccadée; puis, comme il revit peu à peu, se sent de moins en moins malade, il juge drôle de vider ses déjections dans le piano. Stubinger exécute la Marseillaise. L'Erard n'a plus la même voix.
Un profond silence tombant bientôt, M. et Mme Morin hasardent de se parler.
- Ils dorment!
- Penses-tu que nous puissions nous coucher?
- Oui... couchons-nous.
Le notaire s'enferme à clef, allume une veilleuse et l'on se déshabille;
Une alerte vint cependant clouer M. Morin au premier bouton de sa culotte, tandis que Mme Morin demeure pétrifiée. C'est Stubinger qui se traîne jusqu'à une fenêtre, l'ouvre, et, par la nuit pluvieuse, appelle!
- Hermann!... Her... mann...
Son ordonnance ne tarde point trop à le joindre. Le capitaine lui grimpe sur le dos et les voilà partis? Ils s'éloignent. Von Kalden n'a pas bougé.
Le couple Morin peut alors se mettre au lit; mais parce qu'il est moins terrifié, plus tranquille, a beaucoup supporté, a vu toutes ses idées, tout le respect qu'il avait de soi-même, son sens commun, son amour-propre bafoués, salis, blessés, il ne se contient plus et se met à fondre en larmes.
Et Mme Morin disant:
- Tu vois! comme il est heureux qu'Ernest ne soit pas ici... Il n'aurait jamais supporté cela, lui.
M. Morin répond simplement:
- C'est vrai!
Léon Hennique.
La Vie populaire, jeudi 10 décembre 1885.