Les assis.
Quand s'entr'ouvrent les yeux des marguerites blanches,
Quand le bourgeon tremblant palpite au bout des branches;
Quand les lapins frileux commencent, le matin,
A sortir du terrier pour courir dans le thym,
Quand les premiers oiseaux, chantant leurs chansonnettes,
Font, dans le ciel plus pur, vibrer leurs voix plus nettes,
A l'époque où le monde heureux se rajeunit...
Oh! c'est alors qu'il faut les plaindre, et douloureusement, les malheureux qu'un travail sédentaire courbe sur un bureau, colle sur une chaise, dans un coin de salle ténébreuse, dans une atmosphère lourde, confinée, épaisse, où mijote la vieille odeur chancie des paperasses, des linges douteux, des ronds de cuir, des fonds de culotte.
C'est alors qu'il convient de se lamenter sur le sort des Assis.
Les petits boutiquiers ont au moins leur devanture qui donne sur la rue, qui reçoit un oblique rayon de soleil. Par là, porte ouverte, des bouffées de brise peuvent entrer, apportant le lointain parfum des brises printanières, quand ce ne serait que la senteur des herbes coupées dans le prochain square. Des mouches arrivent en bourdonnant, saoules de lumière, et dansent éperdument dans un rayon d'or. On a même entendu parler d'un hanneton égaré, qui est venu cogner aux vitres de la boutique voisine et qui a sonné là une joyeuse tambourinade en l'honneur du renouveau.
Et les petits boutiquiers jouissent aussi du printemps à leur manière, pauvrement, vaguement, mais enfin, ils en jouissent. Ils hument par ci, par là, une gorgée d'air frais, malgré les puanteurs du ruisseau et le remugle de l'arrière-boutique. Ils regardent, là-haut, entre les toits des maisons, une bande étroite du ciel, où flottent des nuages violets, où passent des pigeons, où bleuit par instants un grand trou de saphir.
Et les petits boutiquiers, contents de peu, heureux de plus, s'apitoient sur l'infortune des misérables qui n'ont pas même ces maigres plaisirs, et ils se frottent les mains en songeant aux tristes enfermés, aux pâles paperasseurs, aux Assis.
L'ouvrier, lui, ouvre toute large sa blouse aux effluves d'avril. Sa blouse et son cœur! Ce matin, au réveil, il s'est débarbouillé les yeux devant l'aube rose et verte, et il est parti au travail d'un pied léger, ragaillardi, chantant.
L'usine a déclôt ses fenêtres. L'atelier lui-même, fut-il au fond d'une cour, est inondé de jour clair. Les outils accrochent et font miroiter des paillettes de soleil. Près de la porte, une touffe de giroflées éclate en feu d'artifice, ou bien c'est un pot de basilic qui fleure le musc. De la loge du concierge, à travers tous les bruits de la besogne et les cris de la rue, montent les trilles et les roulades d'une cage de serins.
Plus joyeux encore l'ouvrier qui turbine en plein air, suspendu sur un échafaudage, plus près du bleu, éventé par les souffles de l'horizon. Là-bas, tout là-bas, par dessus les bâtisses en train, il aperçoit l'océan de verdure qui vient battre les fortifications. Il a du soleil sur la peau. Sa cotte flambe comme une fleur. Il voit des papillons jaunes voleter autour de sa figure. Il boit du printemps.
Et les ouvriers, en vidant à midi une bonne chopine, la trogne allumée, les regards souriants, se moquent des déjetés, des blaichards, des chieurs d'encre, des Assis.
Mais celui qui les plaint le plus, ces pauvres Assis, celui qui le plus fort se désole de leur piteux destin, c'est l'Assis lui-même, le plus lamentable des Assis, l'Assis malgré lui.
Esclave du baccalauréat, qui en a fait un employé, jeune encore, encore plein de rêves, il gémit d'être déjà vissé immuablement à sa chaise de torture, le nez dans d'ignobles registres qu'il doit remplir, remplir sans cesse, et dont jamais il ne verra la fin, condamné au registre des Danaïdes. Oh! celui-là, comme il se plaint lugubrement! Et, ce qui es plus triste, sans rien dire!
Il essaye d'apercevoir un bout de ciel, un tout petit bout, par le coin de la croisée; il dilate follement ses narines chaque fois que la porte s'entrebâille. Mais en vain! la croisée est loin. Son pupitre est cogné dans l'endroit le plus noir de la pièce. La fenêtre ne s'ouvre jamais à cause des rhumes que craignent ses voisins. Et s'il vient quelque odeur par la porte entrebâillée, c'est l'odeur humide et moisie des longs corridors déserts, où poussent des champignons.
Et le triste enfermé, le navré paperasseur, le douloureux chieur d'encre, écrit en cachette des sonnets au printemps, de pauvres et lamentables sonnets qui voudraient bien ouvrir leurs ailes et aller vagabonder par les sentiers verts, mais qui sont voués au ténébreux cartable, et qui se dessécheront là, entre deux feuilles, comme de vieilles fleurs fanées, et qui font rire cruellement les autres Assis, les antiques Assis, les Assis par vocation.
Car, pour les Assis de naissance, il n'y a ni printemps, ni brises, ni papillons. La seule verdure qu'ils connaissent, c'est le vert du dos des registres. Et eux ne s'en plaignent pas! aussi est-ce à nous qu'il appartient de les plaindre, ces calamiteux, marmiteux et miteux, qui n'auront jamais désiré pour leurs poumons racornis un autre air que leur air lourd, confiné, épais, où mijote l’écœurante odeur chancre des paperasses, des linges douteux, des ronds de cuir et des fonds de culotte.
Jean Richepin.
la Vie populaire, jeudi 25 juin 1885.
Les petits boutiquiers ont au moins leur devanture qui donne sur la rue, qui reçoit un oblique rayon de soleil. Par là, porte ouverte, des bouffées de brise peuvent entrer, apportant le lointain parfum des brises printanières, quand ce ne serait que la senteur des herbes coupées dans le prochain square. Des mouches arrivent en bourdonnant, saoules de lumière, et dansent éperdument dans un rayon d'or. On a même entendu parler d'un hanneton égaré, qui est venu cogner aux vitres de la boutique voisine et qui a sonné là une joyeuse tambourinade en l'honneur du renouveau.
Et les petits boutiquiers jouissent aussi du printemps à leur manière, pauvrement, vaguement, mais enfin, ils en jouissent. Ils hument par ci, par là, une gorgée d'air frais, malgré les puanteurs du ruisseau et le remugle de l'arrière-boutique. Ils regardent, là-haut, entre les toits des maisons, une bande étroite du ciel, où flottent des nuages violets, où passent des pigeons, où bleuit par instants un grand trou de saphir.
Et les petits boutiquiers, contents de peu, heureux de plus, s'apitoient sur l'infortune des misérables qui n'ont pas même ces maigres plaisirs, et ils se frottent les mains en songeant aux tristes enfermés, aux pâles paperasseurs, aux Assis.
L'ouvrier, lui, ouvre toute large sa blouse aux effluves d'avril. Sa blouse et son cœur! Ce matin, au réveil, il s'est débarbouillé les yeux devant l'aube rose et verte, et il est parti au travail d'un pied léger, ragaillardi, chantant.
L'usine a déclôt ses fenêtres. L'atelier lui-même, fut-il au fond d'une cour, est inondé de jour clair. Les outils accrochent et font miroiter des paillettes de soleil. Près de la porte, une touffe de giroflées éclate en feu d'artifice, ou bien c'est un pot de basilic qui fleure le musc. De la loge du concierge, à travers tous les bruits de la besogne et les cris de la rue, montent les trilles et les roulades d'une cage de serins.
Plus joyeux encore l'ouvrier qui turbine en plein air, suspendu sur un échafaudage, plus près du bleu, éventé par les souffles de l'horizon. Là-bas, tout là-bas, par dessus les bâtisses en train, il aperçoit l'océan de verdure qui vient battre les fortifications. Il a du soleil sur la peau. Sa cotte flambe comme une fleur. Il voit des papillons jaunes voleter autour de sa figure. Il boit du printemps.
Et les ouvriers, en vidant à midi une bonne chopine, la trogne allumée, les regards souriants, se moquent des déjetés, des blaichards, des chieurs d'encre, des Assis.
Mais celui qui les plaint le plus, ces pauvres Assis, celui qui le plus fort se désole de leur piteux destin, c'est l'Assis lui-même, le plus lamentable des Assis, l'Assis malgré lui.
Esclave du baccalauréat, qui en a fait un employé, jeune encore, encore plein de rêves, il gémit d'être déjà vissé immuablement à sa chaise de torture, le nez dans d'ignobles registres qu'il doit remplir, remplir sans cesse, et dont jamais il ne verra la fin, condamné au registre des Danaïdes. Oh! celui-là, comme il se plaint lugubrement! Et, ce qui es plus triste, sans rien dire!
Il essaye d'apercevoir un bout de ciel, un tout petit bout, par le coin de la croisée; il dilate follement ses narines chaque fois que la porte s'entrebâille. Mais en vain! la croisée est loin. Son pupitre est cogné dans l'endroit le plus noir de la pièce. La fenêtre ne s'ouvre jamais à cause des rhumes que craignent ses voisins. Et s'il vient quelque odeur par la porte entrebâillée, c'est l'odeur humide et moisie des longs corridors déserts, où poussent des champignons.
Et le triste enfermé, le navré paperasseur, le douloureux chieur d'encre, écrit en cachette des sonnets au printemps, de pauvres et lamentables sonnets qui voudraient bien ouvrir leurs ailes et aller vagabonder par les sentiers verts, mais qui sont voués au ténébreux cartable, et qui se dessécheront là, entre deux feuilles, comme de vieilles fleurs fanées, et qui font rire cruellement les autres Assis, les antiques Assis, les Assis par vocation.
Car, pour les Assis de naissance, il n'y a ni printemps, ni brises, ni papillons. La seule verdure qu'ils connaissent, c'est le vert du dos des registres. Et eux ne s'en plaignent pas! aussi est-ce à nous qu'il appartient de les plaindre, ces calamiteux, marmiteux et miteux, qui n'auront jamais désiré pour leurs poumons racornis un autre air que leur air lourd, confiné, épais, où mijote l’écœurante odeur chancre des paperasses, des linges douteux, des ronds de cuir et des fonds de culotte.
Jean Richepin.
la Vie populaire, jeudi 25 juin 1885.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire