Une halte forcée.
* Jud:
Charles Jud, surnommé le tueur du Paris-Mulhouse, est l'auteur de nombreux assassinats qu'il commetait dans un train, notamment un professeur de médecine russe et surtout un haut magistrat, le juge Poinsot. Il était passé maître dans l'art du déguisement et pouvait se montrer aussi bien sous les traits d'une femme que d'une homme. Ses agissement furent à l'origine de l'installation du signal d'alarme dans les trains. Il inspira, entre autres, le personnages de Fantomas. Il ne fut jamais arrêté.
Par une belle nuit claire au commencement d'avril, vers une heure du matin, un long véhicule délabré, traîné cahin-caha par deux haridelles, suivait la jolie route qui conduit de Thiers à Clermont-Ferrand. Sous la blanche lumière de la lune dans son plein, le piéton attardé, le roulier marchant près du brancard de sa lourde charrette regardait passer avec étonnement cette voiture d'un aspect inusité, dans laquelle s'entassaient pèle-mêle, hommes et femmes aux costumes étranges, aux visages caractérisés et expressifs, fumant, parlant, riant aux éclats dans le grand silence de la nature endormie.
Ces voyageurs d'allure excentrique et suspecte n'étaient autres que des comédiens de la troupe de M. Desmares, regagnant, après la représentation donnée à Thiers, le chef-lieu du département, un voyage d'une douzaine de lieues qu'ils avaient fait la veille au soir, et qu'ils recommençaient aussitôt le spectacle fini, à peine réconfortés par un maigre souper, composé de veau et de salade, arrosé de quelques bouteilles de vin du cru. Quel dur métier que celui des acteurs de province!
Encore s'ils avaient eu le chemin de fer. Mais vers 1866, la ligne de Clermont à Lyon n'était pas ouverte. Le directeur du théâtre frétait donc pour ces expéditions périodiques quelque omnibus hors d'usage, déteint, usé, disjoint à la suite de ses innombrables courses à Royat, et dont les vasistas disloqués refusaient énergiquement tout service.
Notre véhicule, véritable char de Thespis* parodié par une cruelle ironie du sort, roulait donc à travers les belles campagnes de l'Auvergne. Tous les acteurs du drame et de la comédie, non barbouillés de lie, mais conservant encore sur leurs visages les traces du fard, du charbon et du blanc gras, se serraient sur les rudes banquettes trouées.
Près du régisseur était assis le premier rôle, la grande coquette, le père noble, la duègne, le comique marqué et la jolie soubrette des Alphonsines. En face se tenaient l'amoureux, l'ingénuité, le rôle de genre, la jeune première et un étrange personnage, long et maigre, à l’œil vif, qui tenait l'emploi de grime, d'utilité et au besoin de souffleur.
Ce jeune acteur, cet humble comparse de la troupe de M. Desmares, c'était l'auteur déjà connu des Vignes Folles et des Flèches d'Or, l'excellent poète lyrique Albert Glatigny*.
On a souvent reproché à Glatigny sa vie errante et irrégulière, ses voyages à travers la France au milieu de troupes de comédiens. On a critiqué le délabrement de ses costumes, ses sabots portés en plein Paris et son chapeau de paille arboré aux premières du Théâtre-Français. On l'a appelé bohème, cabotin. Mais on n'a pas songé que cet esprit délicat et fin, ce poète parvenu à la perfection dans son art par la seule puissance de sa volonté, avait bien vite compris l'impossibilité de vivre de ses vers et qu'avec une obstination infatigable, en jouant des rôles infimes sur de petits théâtre, en improvisant sur des scènes de cafés-concerts, seuls métiers qu'il eut fait, il avait constamment cherché, sans y parvenir toujours, à gagner honnêtement sa vie. Mes souvenirs de jeunesse me reportent à ces longues causeries dans l'avenue de l'Observatoire, où, Glatigny et moi, nous fîmes souvent échange de rimes riches, où l'auteur du Bois me racontait ses espoirs, ses efforts, et s'intéressait à mes projets et à mes descriptions du pays natal.
Mais revenons à notre récit.
Par suite de quel incident, cette troupe de comédiens, exténués de fatigue qui, en semblable circonstance, se livrait ordinairement à un sommeil réparateur, troublait-elle de ses chants et de ses cris le silence des campagnes et le calme de la grande route?
Glatigny était la cause de tout ce tumulte. Il venait de jouer, sur le théâtre de Thiers, les Noces de Merluchet et après cette pièce une comédie de Théodore de Banville, les Fourberies de Nérine. Il avait débité, avec l'admiration la plus vive pour les vers du maître, les sonores tirades de son rôle, et il était si bien entré dans la peau de son personnage qu'il avait subitement éprouvé pour Nérine un amour fulgurant et terrible. Il n'avait cessé, depuis le départ, de lancer à la jolie soubrette placée en face de lui les œillades les plus incendiaires. Voyant qu'elle répondait à ses déclarations muettes par un assoupissement mal dissimulé, il avait griffonné à la hâte sur une page quelques strophes délirantes, et avait glissé le poulet dans le corsage de la bien-aimée, orné encore des nœuds de rubans jaune en échelle que prescrit le rôle. Mais le comique marqué, qui du coin de l’œil suivait tout ce manège, s'était emparé du billet, et, par ses cris aigus, réveillant tous les camarades, leur avait lu d'une voix passionnée les vers suivants:
Mignonne, ayez pitié de moi,
Et laissez- moi vous dire: Toi!
Dans l'avoine folle et dans l'orge
Il est bien des chemins perdus:
Oh! mes désirs sont suspendus
Aux pointes roses de la gorge,
Viens, mon âme! viens, mon cher cœur!...
Puis, il en avait repris la lecture d'une voix aigre et nasillarde, et enfin, il s'était mis à les chanter à plein gosier sur un air connu. Toute la bande l'avait suivi dans cette interprétation musicale et poétique. Glatigny lui-même avait bien pris la chose et faisait sa partie dans ce chœur improvisé. A la fin de chaque strophe, c'étaient des cris, des applaudissements, des sifflets, des trépignements à briser ce qui restait du malheureux omnibus. Pour la troisième fois, toutes les voix reprenaient à l'unisson le vers:
Mignonne, ayez pitié de moi...
Quand la voiture s'arrêta soudain et subitement chacun retint la note commencée.
- Au nom de la loi, faites silence, criait un gendarme qui venait d'ouvrir la portière.
La gendarmerie avait flairé Glatigny, la gendarmerie, qui joua dans l'existence du poète le rôle de la fatalité antique; la gendarmerie, à laquelle il dut la joie de ses premières années, mais aussi des aventures cruelles qui contribuèrent à hâter sa fin. On sait, en effet, que fils et neveu de gendarme, Glatigny, quelques années plus tard, ayant été pris pour Jud* dans une excursion en Corse, subit les plus indignes traitements par la stupidité d'un brigadier de gendarmerie et qu'il mourut en 1873, dans un pavillon de la villa Sainte-Marie, à deux pas de la gendarmerie de Sèvres.
Mais revenons à notre récit.
Par suite de quel incident, cette troupe de comédiens, exténués de fatigue qui, en semblable circonstance, se livrait ordinairement à un sommeil réparateur, troublait-elle de ses chants et de ses cris le silence des campagnes et le calme de la grande route?
Glatigny était la cause de tout ce tumulte. Il venait de jouer, sur le théâtre de Thiers, les Noces de Merluchet et après cette pièce une comédie de Théodore de Banville, les Fourberies de Nérine. Il avait débité, avec l'admiration la plus vive pour les vers du maître, les sonores tirades de son rôle, et il était si bien entré dans la peau de son personnage qu'il avait subitement éprouvé pour Nérine un amour fulgurant et terrible. Il n'avait cessé, depuis le départ, de lancer à la jolie soubrette placée en face de lui les œillades les plus incendiaires. Voyant qu'elle répondait à ses déclarations muettes par un assoupissement mal dissimulé, il avait griffonné à la hâte sur une page quelques strophes délirantes, et avait glissé le poulet dans le corsage de la bien-aimée, orné encore des nœuds de rubans jaune en échelle que prescrit le rôle. Mais le comique marqué, qui du coin de l’œil suivait tout ce manège, s'était emparé du billet, et, par ses cris aigus, réveillant tous les camarades, leur avait lu d'une voix passionnée les vers suivants:
Mignonne, ayez pitié de moi,
Et laissez- moi vous dire: Toi!
Dans l'avoine folle et dans l'orge
Il est bien des chemins perdus:
Oh! mes désirs sont suspendus
Aux pointes roses de la gorge,
Viens, mon âme! viens, mon cher cœur!...
Puis, il en avait repris la lecture d'une voix aigre et nasillarde, et enfin, il s'était mis à les chanter à plein gosier sur un air connu. Toute la bande l'avait suivi dans cette interprétation musicale et poétique. Glatigny lui-même avait bien pris la chose et faisait sa partie dans ce chœur improvisé. A la fin de chaque strophe, c'étaient des cris, des applaudissements, des sifflets, des trépignements à briser ce qui restait du malheureux omnibus. Pour la troisième fois, toutes les voix reprenaient à l'unisson le vers:
Mignonne, ayez pitié de moi...
Quand la voiture s'arrêta soudain et subitement chacun retint la note commencée.
- Au nom de la loi, faites silence, criait un gendarme qui venait d'ouvrir la portière.
La gendarmerie avait flairé Glatigny, la gendarmerie, qui joua dans l'existence du poète le rôle de la fatalité antique; la gendarmerie, à laquelle il dut la joie de ses premières années, mais aussi des aventures cruelles qui contribuèrent à hâter sa fin. On sait, en effet, que fils et neveu de gendarme, Glatigny, quelques années plus tard, ayant été pris pour Jud* dans une excursion en Corse, subit les plus indignes traitements par la stupidité d'un brigadier de gendarmerie et qu'il mourut en 1873, dans un pavillon de la villa Sainte-Marie, à deux pas de la gendarmerie de Sèvres.
- Au nom de la loi, je vous arrête, reprit le gendarme.
- Où sommes-nous donc monsieur le brigadier? demanda Glatigny de sa voix la plus douce.
- Vous êtes à Lezoux, chef-lieu de canton, répondit le représentant de l'autorité, avec un accent farouche, et vous éveillez tout le monde avec vos cris intempestifs. Vous allez tous me suivre chez le juge de paix, où vous expliquerez votre conduite et où nous dresserons le procès-verbal.
Lezoux, le juge de paix, ces mots remémoraient à Glatigny nos conversations du Luxembourg. Formant tout de suite son plan de défense, il descendit de la voiture, montrant sous les rayons de la lune, aux gendarmes ébahis, son accoutrement fantastique, où la large ceinture de cuir de Scapin entourait un ventre chimérique, sous le vaste manteau vert orné de quilles blanches dont il s'était enveloppé contre le froid de la nuit.
- Marchons, dit-il, et il prit les devants avec le brigadier, tandis que la voiture les suivait escortés de deux gendarmes.
Le juge de paix, réveillé dans son premier sommeil, et croyant à un incendie ou à un assassinat, les reçut de fort mauvaise humeur. En voyant les costumes du parlementaire et toutes les têtes des acteurs aux vasistas de la voiture, il se rendit bien vite compte de la situation. Il écouta les explications du brigadier et se disposait à renvoyer ces tapageurs nocturnes coucher dans la prison de la ville, sans préjudice de l'amende à infliger au directeur de la troupe, quand Glatigny, s'avançant vers le magistrat, lui demanda, avec la plus exquise politesse, la permission de dire quelques mots et s'exprima ainsi:
- Monsieur le juge de paix, vous voyez devant vous de pauvres comédiens errants qui regagnent la ville après une représentation sur le théâtre voisin. Nous sommes moins coupables que vous le supposez. Mais avant de nous justifier, laissez-moi vous dire que je suis heureux de saluer en vous le père d'un de mes bons amis, d'un de mes confrères en poésie, qui m'a bien souvent parlé de vous, de votre bonté et de votre esprit conciliateur. vous n'ignorer pas, monsieur le juge de paix, que notre métier est un enfer. Après le drame et la comédie, il nous faut jouer, souvent sans voix, l'opéra-comique et l'opérette, sans avoir le temps de prendre un repos bien gagné. Nous étions encore obligés de répéter tantôt un vaudeville à couplets, que nous jouerons demain sur le théâtre de Clermont. Voilà la cause de notre arrestation. Car les honorables gendarmes ont pris pour un chant d'orgie et d'ivresse un simple couplet sentimental de M. Scribe.
Le juge de paix, ne pouvant s'empêcher de sourire en contemplant l'orateur drapé dans son manteau vert à quilles blanches et se faisant attendrir par le souvenir de son fils, laissa rapidement tomber sa colère.
- Relâchez vos prisonniers, dit-il aux gendarmes; tout cela est le résultat d'une méprise et d'un excès de zèle de ces messieurs et de ces dames dans l'étude de leurs rôles. Quant à vous, messieurs les comédiens, suivez librement votre chemin, mais en prenant l'engagement de ne reprendre votre répétition que lorsque vous aurez dépassé les dernières maisons de la ville.
Après avoir gravement remercié le juge de paix au nom de ses camarades, Glatigny, remontant dans l'omnibus, rendit compte à ses compagnons de l'heureuse issue de l'aventure, et le char de Thespis, maintenant plein de calme et de recueillement, reprit sa route à travers la ville et la plaine endormies, per amica silentia lunæ.
Gabriel Marc.
La Vie populaire, dimanche 21 mai 1885.
- Où sommes-nous donc monsieur le brigadier? demanda Glatigny de sa voix la plus douce.
- Vous êtes à Lezoux, chef-lieu de canton, répondit le représentant de l'autorité, avec un accent farouche, et vous éveillez tout le monde avec vos cris intempestifs. Vous allez tous me suivre chez le juge de paix, où vous expliquerez votre conduite et où nous dresserons le procès-verbal.
Lezoux, le juge de paix, ces mots remémoraient à Glatigny nos conversations du Luxembourg. Formant tout de suite son plan de défense, il descendit de la voiture, montrant sous les rayons de la lune, aux gendarmes ébahis, son accoutrement fantastique, où la large ceinture de cuir de Scapin entourait un ventre chimérique, sous le vaste manteau vert orné de quilles blanches dont il s'était enveloppé contre le froid de la nuit.
- Marchons, dit-il, et il prit les devants avec le brigadier, tandis que la voiture les suivait escortés de deux gendarmes.
Le juge de paix, réveillé dans son premier sommeil, et croyant à un incendie ou à un assassinat, les reçut de fort mauvaise humeur. En voyant les costumes du parlementaire et toutes les têtes des acteurs aux vasistas de la voiture, il se rendit bien vite compte de la situation. Il écouta les explications du brigadier et se disposait à renvoyer ces tapageurs nocturnes coucher dans la prison de la ville, sans préjudice de l'amende à infliger au directeur de la troupe, quand Glatigny, s'avançant vers le magistrat, lui demanda, avec la plus exquise politesse, la permission de dire quelques mots et s'exprima ainsi:
- Monsieur le juge de paix, vous voyez devant vous de pauvres comédiens errants qui regagnent la ville après une représentation sur le théâtre voisin. Nous sommes moins coupables que vous le supposez. Mais avant de nous justifier, laissez-moi vous dire que je suis heureux de saluer en vous le père d'un de mes bons amis, d'un de mes confrères en poésie, qui m'a bien souvent parlé de vous, de votre bonté et de votre esprit conciliateur. vous n'ignorer pas, monsieur le juge de paix, que notre métier est un enfer. Après le drame et la comédie, il nous faut jouer, souvent sans voix, l'opéra-comique et l'opérette, sans avoir le temps de prendre un repos bien gagné. Nous étions encore obligés de répéter tantôt un vaudeville à couplets, que nous jouerons demain sur le théâtre de Clermont. Voilà la cause de notre arrestation. Car les honorables gendarmes ont pris pour un chant d'orgie et d'ivresse un simple couplet sentimental de M. Scribe.
Le juge de paix, ne pouvant s'empêcher de sourire en contemplant l'orateur drapé dans son manteau vert à quilles blanches et se faisant attendrir par le souvenir de son fils, laissa rapidement tomber sa colère.
- Relâchez vos prisonniers, dit-il aux gendarmes; tout cela est le résultat d'une méprise et d'un excès de zèle de ces messieurs et de ces dames dans l'étude de leurs rôles. Quant à vous, messieurs les comédiens, suivez librement votre chemin, mais en prenant l'engagement de ne reprendre votre répétition que lorsque vous aurez dépassé les dernières maisons de la ville.
Après avoir gravement remercié le juge de paix au nom de ses camarades, Glatigny, remontant dans l'omnibus, rendit compte à ses compagnons de l'heureuse issue de l'aventure, et le char de Thespis, maintenant plein de calme et de recueillement, reprit sa route à travers la ville et la plaine endormies, per amica silentia lunæ.
Gabriel Marc.
La Vie populaire, dimanche 21 mai 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Char de Thespis: Thespis d'Icare fut l'un des premiers acteurs grecs, vers 530 avant J.C. Il partait souvent en tournée avec sa troupe sur un chariot, d'où l'expression "monter sur le chariot de Thepsis" qui signifie "devenir acteur".
Char de Thepsis. |
* Albert Glatigny:
* Jud:
Charles Jud, surnommé le tueur du Paris-Mulhouse, est l'auteur de nombreux assassinats qu'il commetait dans un train, notamment un professeur de médecine russe et surtout un haut magistrat, le juge Poinsot. Il était passé maître dans l'art du déguisement et pouvait se montrer aussi bien sous les traits d'une femme que d'une homme. Ses agissement furent à l'origine de l'installation du signal d'alarme dans les trains. Il inspira, entre autres, le personnages de Fantomas. Il ne fut jamais arrêté.
Charles Jud. |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire