Spleen-conte.
Le jeune sergent Bobillot*, dont la mort héroïque au siège de Tuyen-Quan a excité l'admiration unanime, s'était d'abord destiné à la littérature. Nous donnons, à titre de curiosité, une nouvelle écrite par lui, peu de temps avant son départ pour le Tonkin.
Je me nomme sir John Morthigan. Je suis baronnet.
Mon noble père, sir William Morthigan, que Dieu ait son âme!, m'a laissé à sa mort cinq mille livres sterling de revenu. Mes fermes du comté d'Antrim, en Irlande, m'en rapportent autant.
Ce n'est pas là une énorme fortune; mais c'est de quoi vivre.
Je ne suis pas très, très beau; mais on ne peut pas dire non plus que je sois laid. Ma cuisinière confectionne très correctement le plum-pudding; ma cave est pleine des meilleurs crûs de France; j'ai un excellent estomac, la tête est solide: je puis boire coup sur coup, sans broncher, jusqu'à trois bouteilles de champagne.
J'ai donc tout ce qui constitue le confortable en ce monde. Eh bien! malgré tout, je suis, moi, sir John Morthigan, baronnet, le plus infortuné gentleman de tout notre pays d'Angleterre.
Oui, certainement, le plus infortuné!
Et je ne pense pas que notre lord Byron, dans ses plus spleenétiques ivresses, que l'Américain Poë, dans ses cauchemars les plus sombres, aient jamais imaginé des tortures morales semblables à celles que j'éprouve, ni rêvé jamais une vie aussi triste, aussi noire que la mienne.
... Je suis jeune encore; je n'ai pas quarante-cinq ans; j'ai une santé de fer, un sang généreux coule dans mes veines et, toutes les nuits, mon sommeil fiévreux est hanté par des rêves d'amour. Et cependant l'amour n'est plus fait pour moi, malheureux que je suis! Je voudrais aimer, oui, je le voudrais, mais je ne le peux pas.
Vous êtes morte, mademoiselle Agnès, morte depuis longtemps, vous la cause de mon martyre; mais, si profonde que soit votre tombe, l'espère que ma voix pénétrera jusque-là; j'espère que, dans votre cercueil, vous m'entendrez vous maudire pour tout le mal que vous me faites!...
Vous entendez, mademoiselle Agnès, je vous maudis!
J'avais seize ans quand je vis pour la première fois Mlle Agnès.
Sir William, mon père, l'avait fait venir tout exprès de Paris pour me faire comprendre les beautés de la littérature française;
Ah! Française de l'enfer! quelles sataniques leçons vous m'avez données!
Et d'abord, elle était laide, Mlle Agnès, de cette laideur sèche de vieilles filles qui toussotent perpétuellement dans leur mouchoir.
Elle était laide avec son nez mince et recourbé, avec son menton en galoche, avec sa bouche qui ne semblait qu'une ride de plus sur son visage osseux, laide comme Punch*.
Elle était laide, mais elle semblait si douce, si réservée; elle baissait si chastement les yeux; elle avait une voix si flûtée pour dire:"Mon ami"; elle marchait si discrètement d'un pas qui glissait presque que, vraiment, je la pris tout d'abord pour une sainte, Mlle Agnès; oui, pour une sainte...
Bonté du ciel! Quelle sainte c'était là!
Un soir d'été, mon père était allé à Londres pour je ne sais quelle affaire, et j'étais resté au cottage avec Mlle Agnès.
Tous les domestiques étaient couchés.
Seuls dans la grande salle du rez-de-chaussée, nous regardions, mon professeur et moi, par la haute fenêtre ouverte, la lune blême, éclairant les allées régulières et bien sablées du parc. Quelque chose de doux et de tendre flottait dans l'air transparent, quelque chose qui me remuait l'âme, quoique je fusse assez froid de ma nature.
Certainement, je suis froid, mais il est positif que cette nuit bleuâtre, tiède, me faisait battre le cœur plus vite, très vite.
Après un silence, Mlle Agnès s'était tournée vers moi et, doucement, les yeux toujours baissés:
- Il fait bien beau ce soir, mon ami. Voulez-vous que je vous dise des vers... des vers de moi... voulez-vous?
Mais oui, parbleu! je le voulais!
Des vers! c'était encore de la littérature, et cela rentrait dans le domaine de Mlle Agnès.
Alors, elle s'était assise près de moi, et se mit à me réciter une longue suite de strophes dont je rappelle seulement quelques-uns.
Elle disait:
Ami, si tu veux, dans la nuit sereine,
Sous un ciel d'été, quand nous sentirons
Déborder d'amour notre âme trop pleine,
Nous nous aimerons.
Quand dans les grands près, le soleil d'automne
Jette ses clartés roses du matin,
Nous nous en irons, quand l'angélus sonne,
Les yeux dans les yeux, la main dans la main.
C'est si bon, vois-tu, la grande herbe chaude,
Et l'odeur des foins qu'on couche en marchant;
C'est si bon, l'amour que l'on fait en fraude,
L'amour en plein champ!
C'est si bon d'avoir un corps qui frissonne
Collé contre soi, ne songeant à rien,
D'aller se cacher sans dire à personne
L'endroit où l'on s'aime, et de s'aimer bien.
Va! que des saisons passe le cortège,
C'est toujours l'amour que nous chanterons;
Et par l'été d'or, par l'hiver de neige,
Nous nous aimerons!
... Voilà ce que disait Mlle Agnès.
Et en même temps ses grands yeux me regardaient, ces yeux que je n'avais jamais vus, ces yeux que les paupières baissées recouvraient d'ordinaire.
Et je jure qu'ils étaient terribles à ce moment-là, terribles de passion débordante;
La lampe s'était éteinte.
Mlle Agnès avait passé ses deux bras autour de mon cou; et voilà maintenant qu'elle appliquait ses lèvres sur les miennes! Et, dans la nuit, je ne voyais plus que le regard de l'horrible femme qui me fixait ardemment, jetant une lueur rouge comme un soupirail de l'enfer!...
Le lendemain, Mlle Agnès, avec le jour, était redevenue la petite vieille, humble, discrète, aux paupières baissées, que je connaissais autrefois, et je n'osais rien dire à mon père.
Du reste, un mois après, elle mourut, Mlle Agnès.
Mais je suis sûr aujourd'hui, moi, qu'elle a emporté avec elle toutes les joies que je pouvais avoir sur terre.
Car, chaque fois que je veux secouer mon souvenir, chaque fois que je veux réaliser mes rêves d'amour, quand bien même je tiendrais dans mes bras la plus belle fille du monde, il me semble que c'est toujours l'horrible petite vieille qui est là; il me semble toujours entendre sa voix, chantante comme une musique, qui murmure:
Va! que des saisons passe le cortège,
C'est toujours l'amour que nous chanterons;
Et par l'été d'or, par l'hiver de neige,
Nous nous aimerons!
Et surtout, c'est toujours son terrible regard qui me fixe dans l'ombre, son regard qui jette une lueur rouge comme un soupirail de l'enfer!...
Jules Bobillot.
La Vie populaire, jeudi 18 juin 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Sergent Bobillot:
Buste du sergent Bobillot, siué place Paul Verlaine dans le 13e arrondissement de Paris, dans le quartier de la Butte aux Cailles. |
* Mister Punch:
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