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lundi 27 janvier 2020

Les petites sages-femmes.

Les petites sages-femmes.

Pas n'est besoin d'avoir inventé les classifications de Linné ou de Jussieu pour diviser toute de suite en deux catégories bien distinctes, les petites personnes qui suivent les cours de la clinique, en vue d'obtenir le privilège de tendre une main secourable aux jeunes citoyens à leur entrée dans le monde.
Il y a celles qui sont sérieuses et... celles qui ne le sont pas.
Les sérieuses sont... sérieuses; cela suffit. Elles travaillent et, comme les gens vertueux, prêtent aussi peu à la chronique que les peuples heureux à l'histoire.
Mais rien n'est perdu, parce que les autres, en revanche, y prêtent bien pour deux.
D'où viennent-elles?
En général, je vais me faire arracher les yeux, elles se recrutent parmi les jeunes personnes qui se sont donné la noble mission d'offrir de joyeuses consolations aux pauvres diables que des familles inclémentes obligent à l'étude du droit et de la médecine. Toutes habitantes de ce bon XXIe arrondissement*!
Leur vocation se développe subitement: c'est pendant un de ces moments d'humeur sombre, une de ces heures de philosophie noire connues de toutes les femmes et amenée soit par une dèche intense, soit par quelque crise nerveuse. Alors, la pauvrette, faisant un retour mélancolique sur elle-même, dit à l'heureux possesseur de son cœur:
- Tu sais, mon ami, ce n'est pas le tout de s'amuser; il faut aussi penser à l'avenir!
- Tiens, c'est une idée; mais si tu veux, nous la reporterons au trimestre prochain, répond celui-ci avec beaucoup de sang-froid.
- Sois donc sérieux! Que ferai-je plus tard?
Par délicatesse, il ne répond pas. Elle continue:
- Je pourrais te demander de m'acheter un petit fond de brasserie, comme tant d'autres; mais non, je veux gagner ma vie autrement. Ma famille m'a fait donner de l'instruction.
Ici, son interlocuteur ébauche un geste de doute.
- Certainement, répond-elle avec une pointe d'aigreur, une instruction solide. Aussi, je veux l'utiliser en suivant les cours de la clinique pour arriver un jour à être sage-femme. C'est un métier honorable.
- Bravo! s'écrie l'heureux possesseur de son cœur, enchanté d'une solution aussi économique. Je te paierai ton tableau, tu sais: une belle dame en cachemire, cueillant un gamin joufflu sur un chou pommé!
Et après les formalités d'usage, après un examen pas bien méchant, la voila admise, comme élève, à l'une des deux fournées annuelles de mars et novembre.

Son premier cours.
Elle arrive là-bas, rue d'Assas, à la clinique, au moins vingt minutes avant l'heure réglementaire. Dame, il ne faut pas plaisanter: c'est sérieux! et, elle est si contente de faire quelque chose de sérieux!
Pour tromper le temps, elle considère les bâtiments de l'hôpital, auxquels elle trouve l'air imposant, et elle tire des chaînées sur le trottoir, jusque devant le jardin de l'Ecole de pharmacie, où elle remarque qu'il ne pousse que des étiquettes en fer blanc.
Enfin l'heure sonne. Elle entre, munie des appareils de papeterie les plus compliqués, pour prendre des notes. Elle a, notamment, un de ces porte-plumes invraisemblables, sorte d'outil universel servant tout à la fois d'encrier, de tire-boutons, de cure-dents, de calendrier, de canif, de lime à ongles, etc. Il ne lui manque pour être complet, que de contenir un thermomètre et de pouvoir, au besoin, se transformer en parapluie.
Quand elle sort de là, elle a entendu un tas de mots baroques dont elle n'a pas compris une syllabe; elle déclare quand même que c'est fort intéressant.
Mais ce qui met le comble à son bonheur, ce sont ses premières journées de garde à l'hôpital.
Il faut voir avec quelle joie elle revêt son tablier blanc à bavette et ses manches blanches qui lui montent jusqu'au haut du coude. Alors, un sentiment nouveau vient la saisir et chatouiller jusqu'aux dernières fibres de son amour-propre: elle est quelque chose; elle ne fait plus partie du public.
Devant elles, les internes, les médecins ne se gênent pas; ils parlent librement des ennuis, des ficelles du métier. Ils ne pontifient plus comme devant le monde, et cette sorte de familiarité la flatte.
L'heureux possesseur de son cœur vient l'attendre régulièrement à la sortie; il se retrouve chaque fois en compagnie de cinq ou six jeunes gens dans le même cas. On noue bien vite connaissance et Blanfumé s'est fait là des relations charmantes.
Cependant le caractère de la petite femme a subi de notables changements. Maintenant elle le fait au sérieux.
Les questions scientifiques les plus ardues n'ont plus de secret pour elle; elle se mêle de tout, elle sait tout, elle patauge dans tout et n'admet pas la moindre contradiction.
Elle devient absolument insupportable.
Peut-on se figurer quelles bouffées d'orgueil montent au cerveau d'une femme qui fait de la gynécologie! Ces choses-là ne se décrivent pas.
Mais le pis, c'est que tout ce fatras scientifique, à force de lui être seriné, lui est rentré dans la tête; elle veut le placer partout et en assomme l'heureux possesseur de son cœur, qui, un beau jour, exaspéré, finit par lui dire:
- Laisse-moi tranquille. Tu me casses la tête!
- Quelle brute! fait-elle en levant angéliquement les yeux au ciel.

En même temps, elle prend les manières du carabin le plus endurci. Les plus effroyables opérations ne la font pas sourciller, et elle vous parle de vous ouvrir en quatre comme de la chose la plus simple du monde; au besoin, elle y trouve l'occasion de faire des mots... quand elle a de l'esprit.
Voici, par exemple, ce que l'une d'elle a conté à Blanfumé, de qui je le tiens; c'est donc parfaitement authentique.
Il s'agissait d'un accouchement des plus laborieux, opéré par un chirurgien dont elle citait le nom.
L'enfant, avec une inexpérience assez excusable, du reste, s'était présenté absolument mal, un bras en avant. Tout était à recommencer; il fallait le renvoyer d'où il venait. Mais ce diable de bras, qui avait tâté de la lumière, se refusait à le quitter, même pour quelque instants. Pas moyen de lui faire entendre raison.
Bref, le temps pressait, et, pour sauver au moins la mère, le chirurgien crut devoir couper ce bras obstiné qui, par sa position, empêchait seul l'opération de réussir.
Contre toute attente, l'enfant vécut, et, ce qu'il y a de plus singulier, plus tard, la mère demanda une indemnité pour son fils ainsi mutilé. Au cours du procès, il fut démontré, paraît-il, que l'opérateur aurait pu agir autrement.
- Aussi, ajouta-t-elle en forme de conclusion, c'est moi qui me méfierai quand j'en verrai un me tendre la main de cette façon-là. Je me dirai: Toi, mon bonhomme, c'est une indemnité que tu me demandes!

Nous sommes donc à l'apogée de l'enthousiasme, et cela dure bien trois mois, mais pas plus. Ce beau zèle ne tarde pas à s'abattre.
Un jour qu'une partie projetée se rencontre avec son tour de garde, elle déclare nettement qu'elle sacrifiera son service.
- Mais que dira-t-on là-bas? lui demande son seigneur et maître.
- Cela m'est bien égal ! S'ils ne sont pas contents, ils iront le dire à Rome!
A la Clinique, on ne va pas le dire à Rome, mais on lui inflige une garde supplémentaire. Un tel manque de procédés ne peut que la froisser et, peu à peu,  elle cesse toute relation avec ce que, maintenant, elle appelle la boîte. Plus de cours, plus de gardes! Ah! le chemin est vite parcouru.
A Chaillot les bouquins, et vive la joie!
La voila donc redevenue simplement ce qu'elle était auparavant, au grand désespoir de l'heureux possesseur de son cœur, qui craint de voir ses fantaisies se tourner vers le fond de la brasserie.
Le fatras médical qui encombrait son cerveau de linotte ne tarde pas à se dissiper, et, au bout de quelques mois, il ne reste absolument rien, de ce petit plongeon scientifique, qu'une haine profonde pour la boîte, c'est à dire la Clinique.
Elle a juré de ne plus jamais y mettre les pieds et elle tiendra son serment... à moins qu'un jour elle n'y revienne... dans un lit!

                                                                                                                     Henri Cermoise.

La Vie populaire, dimanche 5 juillet 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* XXIe arrondissement: modification de l'expression "se marier à la mairie du XIIIe arrondissement" quand Paris n'en comptait que douze, qui signifiait vivre maritalement. Lorsque le baron Haussmann fit passer le nombre des arrondissements de 12 à 20, l'expression se modifia, le XXIe arrondissement qualifiant l'origine des couples non mariés. 

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