Le côtier.
Le jour où sa femme mourut, commença la série noire pour le père Louis, le vieux cordonnier de Montmartre*. Il avait eu sa part de bonheur jusque-là; le travail avait été rude, et maigre le salaire; mais on avait de quoi manger; la femme était ménagère, l'homme ne buvait jamais, et, sous des loques cachées au fond de la grande armoire en noyer, on avait empilé quelques écus. Ne fallait-il pas songer à établir un jour une fillette qui grandissait?
La mort de la femme changea tout cela. Le vieux devint sombre. Il restait des heures entières assis dans son échoppe, sans parler, l’œil fixe, la lèvre pendante, comme abruti. Seulement, quand sa fille revenait de l'atelier, il semblait se réveiller. Il embrassait l'enfant au front, lui souriait tristement, semblait écouter son caquetage d'oiseau lâché, les gros potins et les petites querelles, toutes les nouveautés du jour; puis il retombait dans sa torpeur douloureuse, pendant que sa fille se plongeait avec délices dans le feuilleton du Petit Journal*.
Un soir, elle ne revint pas. La chambre lui avait paru sans doute trop froide et trop nue. Un calicot frisé, qui la reconduisait chaque jour, depuis plusieurs semaines, fit miroiter à ses yeux un avenir couleur de rose, avec encadrement de palissandre, et elle le suivit.
Toute la nuit, le père l'attendit en silence, comptant les heures qui tintaient lugubrement dans la nuit et torturé d'une angoisse atroce où se confondaient ces deux départs. Aucun reproche ne lui montait au cœur contre cet abandon; mais la conscience de sa solitude le troublait profondément.
Dès que le jour vint, il se leva de sa chaise, alla droit à l'armoire, y prit une des pièces de cent sous si péniblement amassées et sortit.
Quand il rentra, il était nuit close. Il avait couru tous les marchands de vin du quartier, buvant des petits verres, cherchant l'ivresse. Sa tête lui semblait lourde, et ses jambes se refusaient à le porter. Il recommença le lendemain, puis les jours suivants, augmentant la dose de sa lente intoxication, toujours ivre, battant les murs et suivi d'une foule de galopins en gaîté.
Son vieux paletot noir portait des traces de boue, les traces de tous les ruisseaux où il avait roulé. Son feutre bossué n'était plus qu'une loque informe. L’œil morne, la lèvre baveuse, il marmonnait en titubant le nom de la femme morte et celui de l'enfant disparue. Mais toujours, il rentrait au logis, avec on ne sait quel espoir confus que le passé n'était qu'un mauvais rêve, éclos dans les brouillards de l'alcool, et que, tout à l'heure, il allait retrouver les êtres chers dans la vieille chambre, toute sonore d'éclats de rire et de chansons.
Mais les réveils du lendemain étaient plus horribles encore. La perception plus nette du malheur le rendait plus insupportable; il cherchait alors dans les écus de l'armoire l'anéantissement et l'oubli. Un matin, le vieux s'aperçut que cette armoire était vide: la dernière pièce de cent sous était envolée! Il sortit alors, sans regarder derrière lui, et quitta sa chambre pour ne plus y revenir.
Il lui fallut gagner sa vie, pourtant, de quoi retrouver dans l'alcool consolateur l'allègement aux maux soufferts. On lui parla d'un emploi de côtier à la Compagnie des Omnibus*. La besogne était dure, mais n'exigeait pas un long apprentissage; il se présenta et fut embauché.
Il couchait au dépôt de la Compagnie, le plus souvent dans l'écurie même, avec les chevaux, enfoui jusqu'aux yeux dans la paille chaude. Avant l'aube, il se levait. La cour était déserte encore, et les grandes voitures multicolores, rangées par ordre de départ, composaient une masse plus sombre, d'allure fantastique. Les harnachements et les colliers étaient pendus le long des murailles. Les timons dételés laissaient traîner des courroies et des chaînes.
Le vieux côtier saisissait son balai et commençait sa besogne, automatiquement, sans penser; puis, peu à peu, la cour s'animait, les chevaux sortaient des écuries, les cochers et les conducteurs arrivaient, les premiers le fouet à la main, les autres serrant autour de leurs reins la sacoche de cuir. Les voitures sortaient enfin, l'une après l'autre, et se rangeaient à la tête de ligne. Alors, les côtiers habillaient les chevaux de renfort, et gagnaient lentement leurs postes.
Entre ses deux rangées de hautes maisons noires, le faubourg dressait en pente rapide ses pavés rendus glissant par le brouillard. Dans un renfoncement, en bas de la côte, contre un mur couvert d'affiches de toutes couleurs, des manteaux de toile cirée pendaient à des clous; et le long du trottoir, les chevaux de renfort, la tête pendante, l’œil éteint, une jambe repliée, songeaient mélancoliquement, de cet air navré des bêtes malheureuses.
Assis sur son escabeau de bois et vêtu d'une mauvaise blouse bleue, le côtier sommeille, sous son lourd chapeau de cuir bouilli; quand l'omnibus apparaît au tournant de la rue, il prend le cheval de renfort par la bride, l'accroche au timon et marche silencieusement à côté de lui; son fouet à manche court est passé au travers de ses épaules voûtées; et ses deux mains s'y suspendent, comme si elles étaient trop lourdes pour ses bras débiles, et qu'il ne pût pas les porter.
Le cocher lui parle; mais il ne répond guère. Les pieds, chaussés de vieux souliers éculés, dont les fentes laissent apercevoir sa peau gercée, glissent sur le pavé gras, trébuchant, pourtant à faux dans les interstices des pavés. Jamais il ne frappe le pauvre cheval, usé comme lui même, et comme lui résigné. Il gravit péniblement la montée, et redescend vers son poste d'attente, non sans s'arrêter au cabaret, où il laisse presque entièrement son maigre salaire journalier.
A peine mange-t-il. Pourquoi faire? L'alcool le soutient, et le pain lui semble amer. Jamais une larme, pourtant. A de rares intervalles, quand il est assis sur son escabeau, la tête entre ses mains, l’œil fixe, un profond et silencieux soupir s'échappe de sa poitrine lasse. Il tâte alors ses poches, d'un geste brusque, et, s'il y trouve encore quelque menue monnaie, il retourne chez le marchand de vin. Mais si forte que soit son ivresse, il ne le fait plus trébucher comme aux premiers jours. Il marche plus droit, au contraire; une chaleur inconnue lui brûle la poitrine et lui fait monter le sang aux joues; il ne pense plus et ne se souvient pas.
La nuit, il rentre au dépôt, remet son cheval à l'écurie, et s'endort d'un sommeil de plomb sans rêver, pour recommencer le lendemain. Il ne souhaite même plus de mourir, tant la bête a tué l'homme en lui.
Mais un matin, sans doute, on le retrouvera mort, raide et glacé, dans son linceul de paille, ou bien quelque cheval en gaîté fracassera d'un coup de sabot ce pauvre crâne, où dansent parfois encore, dans le brouillard de l'ivresse, les fantômes indécis des êtres aimés.
Georges Lefèvre.
La Vie populaire, jeudi 23 juillet 1885.
Mais les réveils du lendemain étaient plus horribles encore. La perception plus nette du malheur le rendait plus insupportable; il cherchait alors dans les écus de l'armoire l'anéantissement et l'oubli. Un matin, le vieux s'aperçut que cette armoire était vide: la dernière pièce de cent sous était envolée! Il sortit alors, sans regarder derrière lui, et quitta sa chambre pour ne plus y revenir.
Il lui fallut gagner sa vie, pourtant, de quoi retrouver dans l'alcool consolateur l'allègement aux maux soufferts. On lui parla d'un emploi de côtier à la Compagnie des Omnibus*. La besogne était dure, mais n'exigeait pas un long apprentissage; il se présenta et fut embauché.
Il couchait au dépôt de la Compagnie, le plus souvent dans l'écurie même, avec les chevaux, enfoui jusqu'aux yeux dans la paille chaude. Avant l'aube, il se levait. La cour était déserte encore, et les grandes voitures multicolores, rangées par ordre de départ, composaient une masse plus sombre, d'allure fantastique. Les harnachements et les colliers étaient pendus le long des murailles. Les timons dételés laissaient traîner des courroies et des chaînes.
Le vieux côtier saisissait son balai et commençait sa besogne, automatiquement, sans penser; puis, peu à peu, la cour s'animait, les chevaux sortaient des écuries, les cochers et les conducteurs arrivaient, les premiers le fouet à la main, les autres serrant autour de leurs reins la sacoche de cuir. Les voitures sortaient enfin, l'une après l'autre, et se rangeaient à la tête de ligne. Alors, les côtiers habillaient les chevaux de renfort, et gagnaient lentement leurs postes.
Entre ses deux rangées de hautes maisons noires, le faubourg dressait en pente rapide ses pavés rendus glissant par le brouillard. Dans un renfoncement, en bas de la côte, contre un mur couvert d'affiches de toutes couleurs, des manteaux de toile cirée pendaient à des clous; et le long du trottoir, les chevaux de renfort, la tête pendante, l’œil éteint, une jambe repliée, songeaient mélancoliquement, de cet air navré des bêtes malheureuses.
Assis sur son escabeau de bois et vêtu d'une mauvaise blouse bleue, le côtier sommeille, sous son lourd chapeau de cuir bouilli; quand l'omnibus apparaît au tournant de la rue, il prend le cheval de renfort par la bride, l'accroche au timon et marche silencieusement à côté de lui; son fouet à manche court est passé au travers de ses épaules voûtées; et ses deux mains s'y suspendent, comme si elles étaient trop lourdes pour ses bras débiles, et qu'il ne pût pas les porter.
Le cocher lui parle; mais il ne répond guère. Les pieds, chaussés de vieux souliers éculés, dont les fentes laissent apercevoir sa peau gercée, glissent sur le pavé gras, trébuchant, pourtant à faux dans les interstices des pavés. Jamais il ne frappe le pauvre cheval, usé comme lui même, et comme lui résigné. Il gravit péniblement la montée, et redescend vers son poste d'attente, non sans s'arrêter au cabaret, où il laisse presque entièrement son maigre salaire journalier.
A peine mange-t-il. Pourquoi faire? L'alcool le soutient, et le pain lui semble amer. Jamais une larme, pourtant. A de rares intervalles, quand il est assis sur son escabeau, la tête entre ses mains, l’œil fixe, un profond et silencieux soupir s'échappe de sa poitrine lasse. Il tâte alors ses poches, d'un geste brusque, et, s'il y trouve encore quelque menue monnaie, il retourne chez le marchand de vin. Mais si forte que soit son ivresse, il ne le fait plus trébucher comme aux premiers jours. Il marche plus droit, au contraire; une chaleur inconnue lui brûle la poitrine et lui fait monter le sang aux joues; il ne pense plus et ne se souvient pas.
La nuit, il rentre au dépôt, remet son cheval à l'écurie, et s'endort d'un sommeil de plomb sans rêver, pour recommencer le lendemain. Il ne souhaite même plus de mourir, tant la bête a tué l'homme en lui.
Mais un matin, sans doute, on le retrouvera mort, raide et glacé, dans son linceul de paille, ou bien quelque cheval en gaîté fracassera d'un coup de sabot ce pauvre crâne, où dansent parfois encore, dans le brouillard de l'ivresse, les fantômes indécis des êtres aimés.
Georges Lefèvre.
La Vie populaire, jeudi 23 juillet 1885.
* Nota de Célestin Mira
* Cordonniers de village:
* Le Petit journal:
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