La morale.
- Non! jamais! ma fille au théâtre, chantant devant toutes les lorgnettes braquées sur elle! jamais je n'y consentirai... Et la religion? et la morale? Ce serait une indignité! nous n'avons pas de fortune, c'est vrai; elle pourrait gagner des mille et des cent, je le sais, mais je ne veux pas de cette honte... Ma fille au théâtre! elle est folle!... Ils sont fous, les cousins de Paris!... Je les connais bien là, ces habitants de la Babylone moderne! rien n'est sacré pour eux, pourvu qu'ils vivent largement... Adieu les principes! point de morale... Ce sont tous des farceurs, des cabotins, des monstres d'athéisme et d'irréligion; point de tout cela, n'est-ce pas ma femme? Tu vas écrire; je veux qu'on la renvoie ici, dès demain... Je me charge de la rappeler à la raison et à la pudeur... Ah! j'écume de rage... Je serai obligé de me confesser demain... Je viens de pêcher gravement... Aurai-je l'absolution?
C'est ainsi que s'exclamait, un matin, M. Danicourt, maître clerc depuis vingt ans chez le plus gros notaire de la ville d'A... Il froissait en même temps une lettre qu'il venait de lire et regardait sa femme avec fureur.
- Calme-toi, mon ami, répondit celle-ci, avec douceur. En effet, tu viens de faire un gros péché... Je suis de ton avis, complètement; il faut rappeler Emma et l'enlever à ce monde perverti... Et puis, tu n'y songes pas, toi mais j'ai une idée vague qu'il y a quelque amourette à côté de tous ces projets scandaleux... de théâtres et de débuts à l'Opéra...
Ici, M. Danicourt fronça le sourcil et, d'un geste, arrêta sa femme avec sévérité.
- Madame Danicourt, prenez garde de médire... Rien n'indique, dans la lettre de mon cousin, qu'il y ait quoi que se soit qui puisse vous permettre de parler ainsi.
- Soit, mon ami! mais ne perdons pas un instant; arrachons-la à cette horreur qu'on appelle Paris... et marions-la au plus vite, ici, près de chez nous; parbleu! elle est grande musicienne, elle donnera des leçons; je lui assurerai les Dames de la Rédemption, qui n'ont pas de maîtresse de chant, et ensuite, elle se fera une clientèle...
- Bien raisonné, cela, fit M. Danicourt avec satisfaction; mais la marier? à qui?... voilà l'affaire...
- Eh mon Dieu! n'avons-nous pas le grand Ferdinand Bonnard, qui est employé à la préfecture, le neveu de l'archiprêtre, qui lui laissera toute sa fortune... il n'a pas le sou maintenant, Ferdinand, puisqu'il sort du régiment... mais la place est excellente; il a besoin aussi de se ranger, il cherche une bonne petite femme... C'est donc tout trouvé... Par ses connaissances, Emma le fera avancer dans l'administration, et l'archiprêtre ne manquera pas de les aider.
- Allons, tu penses à tout, ma femme, voilà qui est combiné comme par enchantement, embrasse-moi. Il faut que cela se fasse, je le veux; n'oublions pas l'heure du courrier.
Ainsi avait été résolu l'avenir d'Emma, là-bas dans la ville d'A... tandis qu'elle, à Paris, assise devant son piano, répétait avec passion le rôle de Valentine des Huguenots*.
Comme on lui avait "trouvé des dispositions musicales exceptionnelles" dans la petite pension où elle avait été élevée à A... et que l'organiste de la paroisse s'était enthousiasmé pour sa voix, les Danicourt avaient consenti à l'envoyer à Paris chez un parent commissionnaire. Il habitait le quartier Poissonnière, et elle prenait des leçons particulières avec le fameux Vigaert, professeur au Conservatoire, et qui jadis avait fait la gloire de l'Opéra. Ses parents s'étaient décidés à cette grosse dépense, uniquement dans le but de compléter les études de leur fille, qu'ils destinaient à enseigner la musique et le chant dans la ville.
Mais, grande révolution; Vigaert se sentait en possession d'un sujet rare qu'il voulait produire. Aussi avait-il aisément endoctriné les cousins de Paris, lesquels voyaient tout un avenir éclatant pour Emma et des places gratis tant qu'on voudrait à l'Opéra. D'où cette lettre qui venait de faire commettre le péché de colère au père Danicourt et celui de médisance à la mère.
- Bien raisonné, cela, fit M. Danicourt avec satisfaction; mais la marier? à qui?... voilà l'affaire...
- Eh mon Dieu! n'avons-nous pas le grand Ferdinand Bonnard, qui est employé à la préfecture, le neveu de l'archiprêtre, qui lui laissera toute sa fortune... il n'a pas le sou maintenant, Ferdinand, puisqu'il sort du régiment... mais la place est excellente; il a besoin aussi de se ranger, il cherche une bonne petite femme... C'est donc tout trouvé... Par ses connaissances, Emma le fera avancer dans l'administration, et l'archiprêtre ne manquera pas de les aider.
- Allons, tu penses à tout, ma femme, voilà qui est combiné comme par enchantement, embrasse-moi. Il faut que cela se fasse, je le veux; n'oublions pas l'heure du courrier.
Ainsi avait été résolu l'avenir d'Emma, là-bas dans la ville d'A... tandis qu'elle, à Paris, assise devant son piano, répétait avec passion le rôle de Valentine des Huguenots*.
Comme on lui avait "trouvé des dispositions musicales exceptionnelles" dans la petite pension où elle avait été élevée à A... et que l'organiste de la paroisse s'était enthousiasmé pour sa voix, les Danicourt avaient consenti à l'envoyer à Paris chez un parent commissionnaire. Il habitait le quartier Poissonnière, et elle prenait des leçons particulières avec le fameux Vigaert, professeur au Conservatoire, et qui jadis avait fait la gloire de l'Opéra. Ses parents s'étaient décidés à cette grosse dépense, uniquement dans le but de compléter les études de leur fille, qu'ils destinaient à enseigner la musique et le chant dans la ville.
Mais, grande révolution; Vigaert se sentait en possession d'un sujet rare qu'il voulait produire. Aussi avait-il aisément endoctriné les cousins de Paris, lesquels voyaient tout un avenir éclatant pour Emma et des places gratis tant qu'on voudrait à l'Opéra. D'où cette lettre qui venait de faire commettre le péché de colère au père Danicourt et celui de médisance à la mère.
Vigaert avait, en effet, découvert un sujet rare.
La tête d'Emma faisait sensation dans les concerts intimes où son professeur la produisait avec coquetterie.
Des cheveux noirs bouclés encadraient la figure irrégulière; un nez légèrement relevé, mais dont les ailes palpitaient; les yeux ardents, tantôt rêveurs, tantôt resplendissant d'un éclat passionné, reflétaient toutes les ardeurs de cette jeune fille de vingt ans, qui, fanatisée par la grandeur des chefs-d’œuvres musicaux qu'elle étudiait, apparaissait transfigurée comme autrefois Pauline Viardot* ou la Penco*. La voix, grave et douce à la fois, avait cette puissance magnétique que les Meyerbeer, les Berlioz et les Verdi se désespéraient de ne pas rencontrer même chez les grands artistes à la mode.
Aussi Vigaert était-il heureux à la pensée qu'il pouvait jeter cette merveille aux pieds de musiciens de génie de son époque.
Emma, douce et docile, se laissait conduire par son professeur, pour lequel elle avait une sorte d'amour admiratif et respectueux.
Quand Vigaert lui avait parlé de débuts au théâtre, elle s'était mise à pleurer et avait tout d'abord refusé, prétendant qu'on ne peut pas être honnête dans ce monde-là.
Vigaert avait souri et, en haussant les épaules, s'était entendu répondre:
- Allons! ma petite, ne disons pas de bêtises, n'est-ce pas. Vous avez un million dans le gosier, c'est une garantie.
La maman Danicourt n'avait pas médit en insinuant la possibilité qu'il y eût un amour sous jeu.
Emma, depuis six mois, pâtissait et maigrissait; elle travaillait avec rage, vocalisant deux heures le matin, deux heures le soir; elle se hâtait pour être prête le jour où elle aurait une audition officielle à l'Opéra; mais en même temps, elle échangeait une correspondance platonique, mais très suivie avec un jeune amateur rencontré chez Vigaert et qui lui donnait la réplique dans les duos aux heures de leçons.
Sous l’œil paternel de Vigaert, la passion couvait dans le cœur des deux élèves, et les serrements de mains nécessités par l'interprétation musicale, les gestes suppliants étaient effectués avec d'autant plus d'art qu'ils étaient sincères.- Qu'est-ce que cela pouvait lui faire, à lui Vigaert; il avait un sujet rare, c'est tout ce qu'il lui fallait.
Et, en somme, Emma avait consenti à se faire demander en mariage régulièrement par le jeune homme, fils d'un gros négociant du quartier, et qui se proposait, lui aussi, d'empêcher Emma de débuter s'il l'épousait.
Et voilà où en étaient les choses quand M. et Mme Denicourt ordonnèrent le retour de leur fille à A...
Un an s'est écoulé.
Tout est rentré dans l'ordre, et dans la religion, comme le voulaient M. et Mme Denicourt.
Adieu la gloire de Vigaert! Adieu le million du gosier! Adieu l'amoureux riche, qui avait cependant promis d'écrire aux parents, en vue du mariage projeté; lui aussi s'était trouvé arrêté dans ses desseins par une famille sévère, pleine d'expérience, et qui n'entendait pas que l'on s’amourachât ainsi d'une vulgaire chanteuse.
Emma est mariée avec le neveu de l'archiprêtre, employé à la préfecture, et elle donne des leçons toute la journée.
Elle va depuis le matin jusqu'au soir, de couvent en couvent; on la voit aussi chez le procureur général, chez le trésorier, chez le colonel, chez le préfet; elle court le cachet partout; et M. et Mme Danicourt sont glorieux, ils se pavanent avec orgueil le dimanche, sur le cours, et accompagne leur fille à la grand'messe. Les voisins leur jettent un œil d'envie.
Quelquefois, Emma correspond avec Vigaert, en cachette; elle lui confie ses peines: "Je me rouille" lui écrit-elle avec tristesse.
Ferdinand Bonnard est superbe; il est gros, porte la double chaîne d'or sur son ventre enserré dans un gilet crème; une cravate large s'étale sous son menton gras; il marche d'aplomb dans la rue et fait rebondir ses mollets sous la jambe de son pantalon collant gris clair. Il va la tête haute, en se frisant la moustache d'un air crâne; à la sortie de son bureau, il entre au Grand Café et joue gros au piquet avec les négociants huppés de la ville, avale ses cinq absinthes et rentre pour dîner vers les sept heures.
Aussitôt le dessert englouti, il se rend au Cercle et ne vient que tard dans la nuit.
Emma, fatiguée des longues courses de la journée dort, la tête enfouie dans l'oreiller, et d'un sommeil entrecoupé de sanglots.
Quelquefois, elle risque une observation.
- Allons! bon, encore des manières, hurle Bonnard, en donnant des grands coups de canne sur le lit... Est-ce qu'on n'a pas le droit de voir des amis, des gens comme il faut?... Madame voudrait sans doute que je sois là toujours comme un caniche à ses pieds; on est un homme, nom de Dieu!... Ça me plait, moi, de faire un tour au Cercle...
- Je t'en prie, mon ami, pas de violences... Je ne te fais aucun reproche; couche-toi... Tu vois, je suis raisonnable; est-ce ma faute, si j'ai de la peine?
Ferdinand réplique avec fureur, en hoquetant et en titubant:
- Tu mériterais une roulée... Les femmes d'ailleurs, ça cherche toujours les coups.
* Nota de Célestin Mira:
* Les Huguenots: opéra en cinq acte de Giacomo Meyerbeer
Des cheveux noirs bouclés encadraient la figure irrégulière; un nez légèrement relevé, mais dont les ailes palpitaient; les yeux ardents, tantôt rêveurs, tantôt resplendissant d'un éclat passionné, reflétaient toutes les ardeurs de cette jeune fille de vingt ans, qui, fanatisée par la grandeur des chefs-d’œuvres musicaux qu'elle étudiait, apparaissait transfigurée comme autrefois Pauline Viardot* ou la Penco*. La voix, grave et douce à la fois, avait cette puissance magnétique que les Meyerbeer, les Berlioz et les Verdi se désespéraient de ne pas rencontrer même chez les grands artistes à la mode.
Aussi Vigaert était-il heureux à la pensée qu'il pouvait jeter cette merveille aux pieds de musiciens de génie de son époque.
Emma, douce et docile, se laissait conduire par son professeur, pour lequel elle avait une sorte d'amour admiratif et respectueux.
Quand Vigaert lui avait parlé de débuts au théâtre, elle s'était mise à pleurer et avait tout d'abord refusé, prétendant qu'on ne peut pas être honnête dans ce monde-là.
Vigaert avait souri et, en haussant les épaules, s'était entendu répondre:
- Allons! ma petite, ne disons pas de bêtises, n'est-ce pas. Vous avez un million dans le gosier, c'est une garantie.
La maman Danicourt n'avait pas médit en insinuant la possibilité qu'il y eût un amour sous jeu.
Emma, depuis six mois, pâtissait et maigrissait; elle travaillait avec rage, vocalisant deux heures le matin, deux heures le soir; elle se hâtait pour être prête le jour où elle aurait une audition officielle à l'Opéra; mais en même temps, elle échangeait une correspondance platonique, mais très suivie avec un jeune amateur rencontré chez Vigaert et qui lui donnait la réplique dans les duos aux heures de leçons.
Sous l’œil paternel de Vigaert, la passion couvait dans le cœur des deux élèves, et les serrements de mains nécessités par l'interprétation musicale, les gestes suppliants étaient effectués avec d'autant plus d'art qu'ils étaient sincères.- Qu'est-ce que cela pouvait lui faire, à lui Vigaert; il avait un sujet rare, c'est tout ce qu'il lui fallait.
Et, en somme, Emma avait consenti à se faire demander en mariage régulièrement par le jeune homme, fils d'un gros négociant du quartier, et qui se proposait, lui aussi, d'empêcher Emma de débuter s'il l'épousait.
Et voilà où en étaient les choses quand M. et Mme Denicourt ordonnèrent le retour de leur fille à A...
Un an s'est écoulé.
Tout est rentré dans l'ordre, et dans la religion, comme le voulaient M. et Mme Denicourt.
Adieu la gloire de Vigaert! Adieu le million du gosier! Adieu l'amoureux riche, qui avait cependant promis d'écrire aux parents, en vue du mariage projeté; lui aussi s'était trouvé arrêté dans ses desseins par une famille sévère, pleine d'expérience, et qui n'entendait pas que l'on s’amourachât ainsi d'une vulgaire chanteuse.
Emma est mariée avec le neveu de l'archiprêtre, employé à la préfecture, et elle donne des leçons toute la journée.
Elle va depuis le matin jusqu'au soir, de couvent en couvent; on la voit aussi chez le procureur général, chez le trésorier, chez le colonel, chez le préfet; elle court le cachet partout; et M. et Mme Danicourt sont glorieux, ils se pavanent avec orgueil le dimanche, sur le cours, et accompagne leur fille à la grand'messe. Les voisins leur jettent un œil d'envie.
Quelquefois, Emma correspond avec Vigaert, en cachette; elle lui confie ses peines: "Je me rouille" lui écrit-elle avec tristesse.
Ferdinand Bonnard est superbe; il est gros, porte la double chaîne d'or sur son ventre enserré dans un gilet crème; une cravate large s'étale sous son menton gras; il marche d'aplomb dans la rue et fait rebondir ses mollets sous la jambe de son pantalon collant gris clair. Il va la tête haute, en se frisant la moustache d'un air crâne; à la sortie de son bureau, il entre au Grand Café et joue gros au piquet avec les négociants huppés de la ville, avale ses cinq absinthes et rentre pour dîner vers les sept heures.
Aussitôt le dessert englouti, il se rend au Cercle et ne vient que tard dans la nuit.
Emma, fatiguée des longues courses de la journée dort, la tête enfouie dans l'oreiller, et d'un sommeil entrecoupé de sanglots.
Quelquefois, elle risque une observation.
- Allons! bon, encore des manières, hurle Bonnard, en donnant des grands coups de canne sur le lit... Est-ce qu'on n'a pas le droit de voir des amis, des gens comme il faut?... Madame voudrait sans doute que je sois là toujours comme un caniche à ses pieds; on est un homme, nom de Dieu!... Ça me plait, moi, de faire un tour au Cercle...
- Je t'en prie, mon ami, pas de violences... Je ne te fais aucun reproche; couche-toi... Tu vois, je suis raisonnable; est-ce ma faute, si j'ai de la peine?
Ferdinand réplique avec fureur, en hoquetant et en titubant:
- Tu mériterais une roulée... Les femmes d'ailleurs, ça cherche toujours les coups.
*****
Pourtant, au bout d'une année de mariage, Emma mit au monde une petite fille.
- Tu vois, mon enfant, s'est écrié M. Denicourt, Dieu a béni votre union.
- Oh oui! a soupiré Emma avec tristesse et résignation.
Quant à Ferdinand Bonnard, il ne peut parvenir à monter en grade, ce qui n'étonne ni les gens du Grand Café, ni ceux du Cercle.
Francis Enne.
La Vie populaire, jeudi 16 juillet 1885.
* Nota de Célestin Mira:
* Les Huguenots: opéra en cinq acte de Giacomo Meyerbeer
* Pauline Viardot: la cantatrice oubliée du XIXe siècle.
Pauline Viardot. |
* La Penco:
Rosina Penco. |
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